Avec un titre pareil j'aurais pu parler de la meilleure manière d'atteindre un objectif, compte tenu de contraintes multiples. Si c'est bien là un problème que l'on rencontre fréquemment, par exemple dans la réalisation d'un plan d'économie pour l'Université, une discussion aussi générale n'aurait mené à rien, car rien est la seule chose que l'on puisse dire sur tout. Comme j'aimerais dire un peu plus que rien, je me limiterai à la géométrie, un domaine dans lequel je travaille. Rassurez-vous: il n'y aura pas de formules mathématiques. Mon propos est de vous faire découvrir quelques concepts et résultats de géométrie en partant de la connaissance immédiate de l'espace que possède chacun. Au lieu de travailler dans un modèle mathématique du monde physique, ce qui est ordinaire pour le mathématicien, nous mettrons en évidence, par des manipulations d'objets concrets, des phénomènes découverts par les mathématiciens dans leur monde abstrait.
Plan euclidien
Ainsi, une feuille de papier sur une table représentera pour nous une partie du plan euclidien. Sur cette feuille nous pouvons tracer des segments, des angles, des triangles et des courbes. Avec une règle nous pouvons mesurer la longueur d'un segment. Cette longueur est aussi la distance des extrémités. Pour mesurer la longueur d'une courbe, on la suit en lui superposant une ficelle qu'il suffira ensuite de tendre pour obtenir un segment dont la longueur sera celle de la courbe.
Aller tout droit dans un plan; c'est avancer sans dévier ni à gauche ni à droite. On le fait en déroulant un ruban sans faire de plis ou en roulant en voiture avec le volant bloqué, les roues dans l'axe du véhicule. En d'autres termes, la vitesse de déplacement est constante en direction et la trajectoire est un segment de droite. En fait, les droites peuvent être caractérisées comme trajectoires de mouvements à vitesse constante en grandeur et en direction. Dans ce cas le vecteur vitesse ne change pas, c'est un mouvement sans accélération. En termes de mécanique de Newton, les droites sont les trajectoires de points matériels sur lesquels n'agit aucune force.
Mais il y a une deuxième manière de caractériser les droites; ce sont les courbes dont les arcs sont de longueur minimale parmi tous ceux qui joignent les mêmes extrémités. Une ficelle ou un élastique tendu entre deux points occupera très précisément la place du segment joignant ces points. Qu'en est-il pour une surface plus générale telle qu'une sphère ou un anneau? Peut-on y définir les notions de droite, de segment et de distance et faire de la géométrie?Surfaces
Prenons une surface lisse, par exemple la surface d'un vase, et partant d'un point déroulons un ruban adhésif sans faire de plis. En toute rigueur ce n'est généralement pas possible, mais c'est réalisable approximativement si le ruban est suffisamment étroit. Si vous faites réellement cette expérience vous pourrez observer des comportements étranges. La courbe ainsi parcourue peut se recouper ou repasser près d'un point autant de fois que l'on veut et pourtant c'est bien sur la surface, l'analogue d'une droite dans le plan. Ces courbes sont appelées géodésiques.. Par exemple, sur une sphère, les géodésiques sont les grands cercles c'est-à-dire les cercles de même rayon que la sphère. Les méridiens et l'équateur sont des grands cercles sur la terre.
Nous avons vu que dans le plan, la longueur d'un segment est la distance des extrémités et que ce segment est le chemin le plus court qui les joint. De même sur une surface la distance entre deux points est la longueur du chemin le plus court qui les joint et ce chemin est toujours un segment géodésique, mais cette fois il peut y en avoir plusieurs et la longueur d'un segment géodésique n'est pas toujours la distance des extrémités; si vous parcourez l'équateur d'Est en Ouest, pour aller de Libreville à l'embouchure de l'Amazone, la longueur du chemin sera bien la distance séparant ces lieux mais si vous choisissez de les joindre d'Ouest en Est, en passant par le Pacifique, le chemin sera beaucoup plus long.
Un segment géodésique dont la longueur égale la distance des extrémités est dit minimal. On peut montrer que sur une surface fermée il est possible de joindre deux points quelconques par un segment géodésique minimal. Comme nous l'avons relevé, il n'est généralement pas unique, ce qui complique à loisir la géométrie sur les surfaces.
Géométrie sur les surfaces.
Quelle est cette géométrie et en quoi peut-elle nous intéresser?
De tout temps l'homme a cherché à se repérer dans son environnement, à mesurer des distances, des angles et des aires. Comment évaluer la largeur d'une rivière, la hauteur d'un arbre, l'aire d'un terrain ou la distance séparant deux sommets de montagnes. La géométrie plane est née de ces préoccupations, d'abord en Égypte et ensuite dans la Grèce antique. Mais très tôt les motivations purement utilitaires ont cédé le pas à l'envie de comprendre, à l'exploration et aux spéculations abstraites. Ce développement s'est d'ailleurs montré fécond en applications concrètes. Il n'y a pas d'opposition entre application et théorie, mais complémentarité et enrichissement mutuel.
L' étude géométrique sur des surfaces s'est d'abord limitée aux sphères. Elle répondait à un besoin de précision, qu'il s'agisse de navigation intercontinentale ou de mensurations terrestres.
C'est d'ailleurs une campagne de géodésie dans la Prusse orientale, au début du 19ème siècle, qui fut pour C.F. Gauss le prétexte à étudier les surfaces courbes et à démontrer des théorèmes qui comptent parmi les plus beaux et les plus profonds de la géométrie différentielle.
Courbure
A la base de cette étude on trouve la courbure de Gauss, un concept qui ne dépend que de la géométrie interne de la surface et non de la façon dont la surface est placée dans l'espace. Par exemple, même si vous courbez une feuille de papier vous ne modifiez pas sa géométrie interne et sa courbure de Gauss reste nulle. Une personne qui vit dans la feuille ne s'apercevra pas de votre manège. Pour elle, les distances n'auront pas changé et la somme des angles de tout triangle vaudra toujours 180 degrés.
Pour une sphère, la courbure de Gauss est constante, égale à l'inverse du carré du rayon. Plus le rayon est grand plus la courbure est petite, mais elle est toujours positive. Il n'est donc pas possible de représenter dans un plan une partie d'une sphère de manière à conserver les distances. Vous pouvez le constater en essayant d'aplatir une feuille de papier sur un ballon. Il y aura forcément des plis et des points qui se superposent.
C'est aussi la raison pour laquelle les trajets de vols des avions sont rarement représentés par des droites sur les cartes. En effet les avions suivent des géodésiques, économie de carburant oblige, et comme la géométrie est nécessairement modifiée lorsqu'on passe de la sphère dans la carte, les géodésiques ne sont généralement pas représentées par des droites.
Comment déterminer la courbure d'une surface?
En gros, une surface est à courbure positive si localement elle ressemble à un morceau de ballon de foot ou de rugby. Elle est à courbure négative si elle ressemble à une selle et à courbure nulle s'il est possible de la représenter localement dans un plan, avec conservation des distances.
En fait, ce que l'on peut mesurer relativement facilement c'est la courbure totale d'un domaine. Pour nous, un domaine est une région contractile bornée de la surface qui est limitée par une courbe fermée, lisse par morceaux. Cette précision ésotérique est destinée aux mathématiciens. Sachez que l'intérieur d'un triangle ou d'un quadrilatère sont des régions de ce type. Pour des domaines de plus en plus petits autour d'un point, les rapports de la courbure totale par l'aire vont se rapprocher de plus en plus de la courbure en ce point. La relation entre courbure et courbure totale est analogue à celle que l'on rencontre en physique entre densité et masse.
Voyons comment déterminer expérimentalement la courbure totale d'un domaine. Nous commençons par fixer une orientation de la surface c'est-à-dire un choix cohérent d'un côté gauche et d'un côté droit lorsque nous avançons dans la surface. C'est toujours possible pour une surface fermée de l'espace.
Prenons un domaine et suivons son bord de manière à le garder à notre gauche. Tout en avançant de la sorte, découpons une bande mince de la surface le long du bord. C'est ce que nous pourrions faire avec un couteau à éplucher sur la surface d'une pomme. Déroulons ensuite cette bande dans un plan et mesurons la variation angulaire totale du vecteur vitesse lorsque nous la parcourons dans le sens indiqué. Un angle balayé par le vecteur vitesse dans le sens contraire des aiguilles d'une montre est compté positivement et il est compté négativement dans l'autre sens. Si le domaine est plan, cette variation angulaire totale vaut toujours 2, mais sur une sphère, on trouvera une variation angulaire totale plus petite et sur une selle une variation angulaire totale plus grande. Gauss a montré que la courbure totale d'un domaine égale
On voit que la courbure totale est négative dès que la variation angulaire totale du ruban est plus grande que 2p, c'est-à-dire plus grande qu'un tour.
La courbure détermine en grande partie le comportement des géodésiques.
Par rapport à la situation analogue dans le plan euclidien, deux personnes qui partent tout droit d'un même point, dans des directions différentes, auront tendance à moins s'éloigner l'une de l'autre, dans une surface à courbure positive, et auront une bonne chance de se rencontrer à nouveau, alors que dans une surface à courbure négative elles auront tendance à s'éloigner d'avantage l'une de l'autre. Si l'on tient à faire converger des gens qui partent dans des directions distinctes, il y a intérêt à se trouver dans un espace à courbure positive.
Généralisations et conclusion.
Les notions de géodésiques et de courbures ont été généralisées d'abord pour les espaces lisses de dimension quelconque dans lesquels on s'est donné en chaque point une manière de mesurer la longueur des vecteurs vitesse. En fait, dans l'espace des vecteurs vitesse issus d'un point, on retrouve une géométrie euclidienne, mais cette géométrie se modifie lorsqu'on passe d'un point à un autre. Cette idée de B. Riemann s'est avérée extraordinairement féconde pour les mathématiques et la physique et fait encore l'objet d'intenses recherches.
Plus tard, dans les années cinquante, les notions de base de la géométrie ont été étendues par P.S. Alexandrov aux surfaces qui présentent des singularités. Par exemple les surfaces obtenues en recollant par leur bord des domaines plans. Les surfaces polyédriques et plus généralement les surfaces que l'on fabrique en couture sont de ce type. Notre procédé de calcul de la courbure totale d'un domaine s'étend à ces surfaces. Ainsi, nous pourrions voir qu'une voile spinnaker est à courbure positive et qu'un corset est à courbure négative. En réalité, en dehors des coutures la courbure est nulle. Elle est en quelque sorte concentrée aux points singuliers.
Aller tout droit a toujours un sens, et tant que vous ne passez par aucun sommet et que vous n'êtes jamais tangent à une ligne singulière, vous trouverez votre chemin en déroulant un ruban. Mais vous ne pourrez jamais traverser un sommet d'un polyèdre convexe en allant tout droit et dans d'autres cas certaines directions seront interdites.
Ce type de surface se rencontre également comme espace des configuration de certains systèmes articulés, par exemple des robots. Un mouvement du robot s'interprète comme cheminement sur cette surface. Déterminer le mouvement le plus économique entre deux configurations du robot revient alors à trouver le chemin le plus court entre deux points de la surface. D'où l'intérêt de savoir aller tout droit!
J'ai quelque hésitation à formuler les conclusions auxquelles on arrive en s'inspirant du caractère minimaliste des géodésiques. En effet, si aller tout droit d'un point à un autre c'est ne dévier ni à gauche ni à droite en joignant les points, c'est aussi minimiser l'énergie cinétique du cheminement entre ces points. Donc, c'est fournir le moins d'énergie ou d'effort possible compte tenu des contraintes; c'est véritablement une maxime taoïste. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle est appliquée rigoureusement à la Chancellerie de l'Université.