Dies academicus 1998

 

Discours de Mme Ruth Dreifuss,

conseillère fédérale,

cheffe du Département fédéral de l'intérieur

Madame la Conseillère d'Etat Madame la Présidente du Conseil académique, Monsieur le Recteur Mesdames et Messieurs les membres de la communauté universitaire Mesdames et Messieurs

Le recteur Ducrey m'avait fait l'amitié de m'inviter au Dies Academicus de l'Université de Lausanne en 1994 déjà. Conscient qu'il fallait me ménager un temps de réflexion, il n'avait pas exigé que je prenne la parole. C'est donc en hôte silencieuse que que j'avais goûté le charme désuet de la procession, des robes et des chaînes, et que j'avais applaudi aux travaux novateurs distingués lors de cette cérémonie.

Aujourd'hui, vous attendez davantage de moi... et vous êtes bien en droit de le faire. A quelques jours du moment où je présenterai au Conseil fédéral le message qui fixera les enveloppes budgétaires des années 2000 à 2003 et surtout la nouvelle loi sur l'aide aux universités, j'aimerais vous faire partager trois convictions.

Première conviction: rôle accru de l'Université dans la société de demain

L'université est, par excellence, le lieu du développement et de la transmission du savoir. Voilà ce qu'elle a toujours revendiqué. Mais que ce savoir doive être accessible à tous, voilà qui est nouveau: il doit l'être aux étudiantes et aux étudiants sans se limiter aux quelques années d'une formation dont la validité resterait inchangée pendant toute une vie, il doit l'être dans les salles de cours et les laboratoires mais aussi sur les autoroutes de l'information, il doit l'être pour les citoyennes et les citoyens dont le développement scientifique modifie le quotidien et transforme les références. Pour développer ce savoir, l'université a besoin des cerveaux féminins comme des cerveaux masculins, voilà qui nous oblige à faire acte de volonté et à fixer, comme vous le faites, des objectifs et des moyens de les réaliser. Je me réjouis à l'idée que vous voulez doubler les effectifs féminins jusqu'en l'an 2006... Au-delà, en maintenant une progression géométrique, la parité est au bout du chemin...

Mais ce n'est pas seulement la société qui est avide de savoir. L'économie de demain est celle de l'immatériel, de l'information, de la connaissance, de la compétence... la capacité concurrentielle des entreprises dépend directement de ces biens immatériels, et l'Université devient plus que jamais une condition du développement économique. Se mettre au service de l'emploi de demain - que ce soit en valorisant les savoirs et en développant les niches de compétences ou que ce soit en formant les étudiants à la maîtrise d'outils conceptuels et techniques - n'est pas une soumission à l'économie privée, une capitulation devant les lois d'airain du marché. C'est bien plus la manifestation d'une responsabilité, envers la société qui porte l'université et envers les hommes et les femmes qui progressent en son sein. Il faut donc développer ce lieu de production, d'intégration, de transmission du savoir. Il faut aussi le protéger : l'université doit-elle pas pouvoir transmettre aussi les connaissances qui dérangent et s'engager sereinement dans le difficile combat contre les pensées uniques qui limitent notre vision du monde et uniformisent nos comportements? L'Université doit être simultanément productive et rebelle, conservatrice et novatrice, mémoire du passé et laboratoire de l'avenir. Vous me direz que cette vision - je remarque avec plaisir qu'elle n'a pas changé depuis le joli mois de mai, il y a trente ans, où j'ai commencé à m'engager dans la politique universitaire - exige des moyens additionnels. Il est vrai que je n'ai réussi, au cours du dernier lustre, qu'à maintenir et non à augmenter sensiblement les ressources que la Confédération accorde à cette tâche. Il est vrai que cet effort de stabilisation des dépenses doit encore être maintenu jusqu'en 2001, dans le cadre de l'assainissement des finances fédérales. Mais le message que nous sommes en train de peaufiner devrait nous permettre d'investir ensuite davantage dans la science et l'éducation. Et je sens croître, parmi les responsables politiques, la conscience que, dans ce domaine, on ne peut vivre sur ses acquis, que nous engrangeons encore les semailles des années quatre-vingts, que les restrictions à l'accès aux universités obèrent notre avenir.

Nous devons donc investir socialement, affectivement, financièrement dans l'Université. Plus d'étudiants, plus de présence dans la cité, plus de femmes, enseignantes ou chercheuses, plus d'innovation, plus de connaissances, plus de langues, plus de présence dans le monde, c'est plus de soutien et plus de ressources.

Il faut investir, mais il faut aussi réformer .

C'est ma deuxième conviction, et c'est une conviction périlleuse. Comment réformer ou plutôt comment donner forme au désir de changement qui s'exprime dans l'Université elle-même? Comment donner suite aux transformations que la société, qui aime ses Hautes Ecoles et a besoin d'elles, exige avec de plus en plus d'impatience? On pourrait dire autrement: comment faire coopérer des Universités qui, parfois s'ignorent, des facultés qui, souvent, se jalousent, des professeurs qui - cela arrive - se combattent? Comment impliquer les étudiants: ceux qui ne font que passer, ceux qui veulent s'exprimer, ceux qui construiront leur vie à l'Université? Comment donner le goût de la coopération, la satisfaction de l'usage économique des ressources, le plaisir de partager le savoir et de transférer des connaissances? Comment enfin respecter notre extraordinaire héritage universitaire, moderniser sans faire table rase, organiser la diversité pour la rendre plus féconde? Notre réponse est banale : en renforçant la concurrence et la coopération.

La concurrence d'abord. Elle est inhérente à la recherche scientifique, où l'émulation et le contrôle des pairs sont gages d'excellence. Mais cela ne suffit pas. Nous avons aussi besoin de mécanismes capables de libérer l'énergie institutionnelle investie dans le maintien des équilibres internes, de réconcilier les objectifs contradictoires des individus et des groupes. lis devront être suffisamment puissants pour imposer progressivement une nouvelle conception du bien commun et amener chacun à dépasser ses intérêts particuliers. Ils devront être suffisamment enracinés dans la culture et dans les valeurs de l'Université pour être légitimes. Ces mécanismes de dépassement et de réconciliation reposent sur l'émulation, l'incitation ou la concurrence. Mais cette concurrence n'est pas celle du marché, orientée par le profit individuel. C'est une concurrence organisée en fonction d'un ensemble de valeurs académiques, sociales et politiques contenues dans des objectifs partagés. Si les ressources suivent les étudiants et que les étudiants orientent leur choix de formation en fonction de la qualité de l'enseignement, l'incitation à améliorer l'enseignement sera puissante. Si les ressources dépendent du volume et de la qualité de la recherche jugés par les pairs, chaque Université trouvera les moyens de développer ses capacités de recherche. Si les ressources sont liées, même indirectement, au nombre de femmes actives dans le corps professoral et au nombre d'étudiants étrangers, les Universités suisses seront tout naturellement plus féminines et plus internationales. Ainsi, par la concurrence organisée, peut-on espérer passer du conflit de territoire au conflit d'idées, d'où naissent les valeurs, ou au conflit de qualité, d'où naît l'innovation.

La coopération ensuite. Elle repose sur la volonté et l'autorité politique et académique. Stimulée par la concurrence, la coopération doit permettre de conclure des alliances, de créer et de gérer des réseaux, de mettre en oeuvre une nouvelle répartition des tâches, de constituer des ensembles transuniversitaires et transdisciplinaires plus importants qui puissent se mesurer avec les meilleurs du monde et mettre un terme au processus de morcellement qui mine de l'intérieur la vitalité de nos universités. Il y a donc une dialectique de la coopération et de la concurrence à inventer, un jeu où ces deux principes organisateurs se répondent mutuellement, où la volonté vient appuyer l'incitation et réciproquement. Cette dynamique exigera la mobilité des individus et des ressources, la flexibilité des structures et, surtout, l'engagement de la communauté universitaire.

L'histoire récente a montré que cet engagement n'est pas facile à obtenir. La réforme de l'Université est un processus complexe et conflictuel. Ceux, courageux, qui s'y sont risqués le savent. Mais les réformes prometteuses des lois universitaires entreprises par les cantons et la Confédération ainsi que l'action des rectorats commencent à porter leurs fruits. La volonté de changement prend de l'ampleur. Déjà les universitaires, les étudiants, disent ce qu'ils souhaitent et non plus seulement ce qu'ils refusent. Peut-être comprend-on mieux que l'université vit d'échanges, qu'elle survit en se différenciant, qu'elle progresse dans la coopération et la compétition, que changer, que se mettre en jeu et se risquer, c'est peut-être la meilleure manière de préserver l'essentiel - ce lieu inouï, le dernier peut-être, où l'esprit peut souffler librement. La liberté académique et l'autonomie des institutions universitaires sont inséparables de leur responsabilité devant la société. Il vous appartient, Mesdames et Messieurs les membres de la communauté universitaire, des scientifiques aux étudiants, en passant par le corps intermédiaire et les collaboratrices et collaborateurs, de protéger l'Université en la transformant.

Enfin, j'aimerais en quelques mots mettre en évidence les chances de l'Université de Lausanne et vous dire ainsi ma troisième conviction:

Il suffit, pour comprendre les promesses de l'avenir, d'observer la géographie. Que voit-on? D'une part, l'espace lémanique qui s'ouvre sur une région plus vaste et que nulle barrière humaine ou politique ne peut troubler. Le site de Dorigny d'autre part, occupé par deux Hautes Ecoles à peine séparées par une route petite et plutôt bienveillante: rien à voir avec une tranchée. Les promesses sont dans cette double proximité. Elle permet de donner vie simplement à l'exigence absolue de la coopération entre votre Université de Lausanne, celle de la Confédération, de Genève, de Neuchâtel, de Fribourg et de Berne. Avec cela, on peut faire ce que le bon sens commande et que vous nous annoncez avec vos collègues, Monsieur le recteur: regrouper la chimie, la physique et les mathématiques à l'EPFL, créer un grand centre des sciences du vivant à l'Université de Lausanne, renforcé par l'apport de l'EPFL et de Genève, bientôt de vos autres voisins; un développement important des sciences humaines et sociales qui, plus que les autres, ont souffert de la rigueur budgétaire associée à l'augmentation des étudiants. Ces collaborations nouvelles, les nombreux rapprochements que vous avez initiés, d'autres initiatives telles que le réseau BENEFRI, annoncent le réseau des Hautes Ecoles suisses. L'échange des compétences, la mise en commun des savoirs, le partage des responsabilités doivent concerner toute la Suisse, les Universités cantonales, les Ecoles polytechniques, les Hautes Ecoles spécialisées et, bientôt peut-être, les universités d'Europe et d'ailleurs. Ce processus vous renforcera et renforcera notre pays. Le succès, Madame la Conseillère d'Etat, Monsieur le président du Conseil des EPF, Messieurs les recteurs, Monsieur le président de l'EPFL, Mesdames et Messieurs, est entre vos mains. La Confédération n'aura pas joué le rôle du bailli fédéral : elle aura tenté d'être le marieur qui dote les époux consentants. C'est dans cet esprit que ce projet, parmi d'autres, sera présenté avec les ressources correspondantes au Conseil fédéral dans le cadre du Message sur la formation, la recherche et la technologie pour la période 2000-2003. Ce que je propose à mes collègues, ministres cantonaux des sciences et de l'éducation, c'est de gérer ensemble les instruments de la mise en place de ce réseau. Des responsabilités partagées, et non plus cloisonnées, telle est l'ambition de ce projet. C'est vrai qu'il appartient au règne de la nécessité: des ressources moins abondantes, des étudiants et des étudiantes plus nombreux, une économie plus dépendante de l'innovation, une compétition internationale plus féroce, une société plus exigeante parce que plus désorientée par les risques de désagrégation. Mais de telles contraintes ne disqualifient pas une ambition... au contraire: c'est sous l'empire de la nécessité que se réalisent les visions. Je me réjouis d'y travailler avec vous.

Ruth Dreifuss, conseillère fédérale

retour au sommaire