SOMMAIRE
Jean Kaempfer & Jérôme Meizoz : Avant-propos: les conditions de l'«autonomie» éthique et juridique du littéraire
Michel JEANNERET - Tragédie et morale publique au XVIIe siècle (p. 7-24)
Pasteurisée, dès l'origine, par des théoriciens frileux, affadie par une tradition scolaire en quête d'exemples édifiants, la tragédie classique a perdu sa virulence. On rappelle ici qu'elle explore le monde sauvage des fantasmes et que, loin de se ranger à la morale et aux bienséances, elle défie, du moins par moments, un ordre opprimant. Le Cid, la querelle qui entoure cette pièce et quelques aspects de la théorie dramatique de Corneille (la vraisemblance, la catharsis) sont au centre de l'enquête.
Jean KAEMPFER - L'esthète, le républicain et l'anatomiste (p. 25-44)
Dans sa marche vers l'autonomie, au XIXe siècle, la littérature rencontre plusieurs fois la moralité publique. Aux points d'incidence, des querelles ont lieu. Je les appelle des scènes, et décris trois d'entre elles, typiques. La scène républicaine montre des écrivains qui veulent être utiles à la société; mais celle-ci leur réserve un accueil mitigé. Sur la scène romantique, le débat est vif et tourne court rapidement: confrontés à la bêtise des philistins, les poètes organisent leur retrait et font sécession. La scène naturaliste exhibe la bête humaine; le public, invité à se reconnaître dans ce portrait, crie à la diffamation. Mais quel que soit le différend, c'est l'amour du beau, revendiqué avec orgueil, qui lui donne lieu.
Robert NETZ - Censure de pouvoirs et censure d'opinion: les «romans à proscrire» au temps de Flaubert (p. 45-60)
Dans le premier tiers du XIXe siècle, l'idéologie dominante conjugue la défense de la morale avec celle de la religion et de l'ordre social. Mais la censure contre «les mauvais livres» est battue en brèche par la volonté des écrivains de peindre le « vrai » social et psychologique. À la fin du siècle, associant «marée pornographique» et sexualité, la censure se présente de plus en plus comme le garant d'une indispensable prophylaxie sociale.
Gisèle SAPIRO - L'art a-t-il des limites? Des conceptions de la déontologie de l'écrivain en France (p. 61-74)
La déontologie du métier d'écrivain s'est définie très largement contre la morale publique. Dans une première étape, qui est la principale phase d'autonomisation du champ littéraire, elle s'élabore en réaction aux inculpations dont font l'objet les écrivains accusés d'atteinte à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs. Après la libéralisation de l'écrit sous la IIIe République, elle doit se redéfinir face aux limites que les défenseurs de l'ordre moral et social tentent d'imposer à la littérature au nom de la responsabilité sociale de l'écrivain.
Luc RASSON - Fiction et totalitarisme: Koestler, Serge, London (p. 75-88)
Comment penser une littérature écrite dans un contexte totalitaire dans lequel sont bafouées les valeurs les plus élémentaires de la morale publique? Les textes d'Arthur Koestler, Victor Serge, Artur London qui décrivent le mécanisme des procès staliniens pointent vers une mise en oeuvre politique du concept de fiction: c'est dans la mesure où la fiction idéologique prend le dessus, au prix d'une liquidation de la réalité même, que les régimes totalitaires peuvent être qualifiés d'immoraux. Aussi la littérature peut-elle contribuer à la restauration de la morale publique, sans être réduite pour autant à cette exigence morale.
Hervé SERRY - Comment condamner la littérature? Contrôle doctrinal catholique et création littéraire au XXe siècle (p. 89-110)
Les modalités du contrôle par l'Église catholique en France de la production intellectuelle, et plus particulièrement de la littérature (les «mauvais livres»), révèlent particulièrement bien les conditions de possibilités d'une activité intellectuelle (relativement) autonome. La censure ecclésiale s'inscrit dans un contexte de perte de pouvoir de l'Église, particulièrement à la fin du XIXe siècle. La production savante, détachée du pouvoir ecclésial, autant que la littérature d'imagination, livrent une mise en forme du monde qui s'oppose à celle de la religion. La relation directe avec les oeuvres, qui s'étend avec la diffusion du livre et la scolarisation croissante, est vécue comme un danger par l'institution catholique. L'examen de la mise en place des instances de contrôle, de leur insertion dans les luttes proprement ecclésiales du XIXe siècle, permet de montrer les enjeux (littéraires et cléricaux) et les limites de la censure religieuse. L'étude de plusieurs manifestations de cette volonté de contrôle, dans le contexte de la crise moderniste et de la «renaissance littéraire catholique» dans les années 1910-1930, révèle certaines des réponses que le champ littéraire apporte à cette limitation potentielle de son autonomie.
Etienne BARILIER - Le Poète contre le Prophète. À propos des Versets sataniques (p. 111-124)
Contre le discours sacré qui impose la vérité, la littérature est le discours profane qui propose la beauté. Lorsqu'elle met en scène, avec les mots de la fiction, le discours sacré, elle le fait apparaître à son tour comme «fictif». La littérature, c'est la conscience que nul discours n'échappe à la fiction. Voilà tout son blasphème.
Jérôme MEIZOZ - Le roman et l'inacceptable: polémiques autour de Plateforme de Michel Houellebecq (p. 125-148)
À partir du roman très controversé de Michel Houellebecq, Plateforme (2001), cet article retrace la genèse, depuis le XIXe siècle, des débats sur l'autonomie de la fiction romanesque (Gautier, Flaubert, Zola). Il examine ensuite le détail de la réception polémique de Plateforme, et tente d'interpréter les ambiguïtés du statut fictionnel de cet ouvrage, ainsi que sa manière de mettre en scène, par délégation, une critique anti-islamique
Table des matières 2003