3. Le Banquet est-il un lieu de plaisir?

3.1 Plaisir et savoir | 3.2 Le banquet: un plaisir ou une bataille? L'art de la blague par resémentisation. | 3.3 L'avis des Anciens
 

3.1 Plaisir et savoir

 

"Il s'agit surtout d'exhibition-jouissance et de transmission-conservation de savoir.
Ma question serait alors: est-ce qu'il y a dans notre société un équivalent du banquet antique, c'est-à-dire des réunions conviviales qui sont à la fois l'occasion d'exhiber-jouir, de transmettre-conserver des savoirs?
J’ai tendance à penser que non, du moins pas de manière institutionnalisée.
Peut-être que cela peut expliquer, au moins en partie, l'essor récent des études sur le banquet, au-delà des effets des modes académiques (qui existent sans aucun doute). En ce sens on ressentirait le besoin d'une pratique de ce genre pour notre société."

L.R. 

3.2 Le banquet: un plaisir ou une bataille? L'art de la blague par resémentisation.

 

Plutarque, Propos de Table I (613 C-D) 

Tu dis alors qu'il ne valait pas la peine de réfuter Craton sur ce point, mais de rechercher dans quelle limite on pouvait traiter des sujets philosophiques dans un banquet, et de quel genre, afin d'échapper à la raillerie que l'on adresse fort plaisamment aux disputailleurs et aux ergoteurs: 

(D.) « Allez, à table maintenant, pour que nous puissions engager la bataille »

et tu nous invitas à parler.

Trad. B.L.

 

Σοῦ δ’ εἰπόντος οὐκ ἄξιον εἶναι Κράτωνι περὶ τούτων ἀντιλέγειν, ὅρον δέ τινα καὶ χαρακτῆρα τῶν παρὰ πότον φιλοσοφουμένων ζητεῖν ἐκφεύγοντα τοῦτο δὴ τὸ παιζόμενον οὐκ ἀηδῶς πρὸς τοὺς ἐρίζοντας καὶ σοφιστιῶντας

(D.) « νῦν δ’ ἔρχεσθ’ ἐπὶ δεῖπνον ἵνα ξυνάγωμεν Ἄρηα »,

καὶ παρακαλοῦντος ἡμᾶς ἐπὶ τὸν λόγον.

 

Homère, Iliade II, 375-381 

Ag. : Mais le fils de Cronos, Zeus qui porte l'égide, ne m'a octroyé que souffrances. Il me lance dans des disputes et dans des querelles vaines. Achille et moi, pour une fille, nous avons fait assaut de brutales répliques – n'ai-je pas été moi-même le premier à m'emporter? Que seulement nous arrivions un jour à n'avoir qu'une volonté, et la ruine de Troie alors ne souffrira plus le moindre délai. Pour l'instant, tous, allez à votre repas; après quoi, nous engagerons la bataille. 

Trad. B.L.

 

 

ἀλλά μοι αἰγίοχος Κρονίδης Ζεὺς ἄλγε’ ἔδωκεν,
ὅς με μετ’ ἀπρήκτους ἔριδας καὶ νείκεα βάλλει.
καὶ γὰρ ἐγὼν Ἀχιλεύς τε μαχεσσάμεθ’ εἵνεκα κούρης
ἀντιβίοις ἐπέεσσιν, ἐγὼ δ’ ἦρχον χαλεπαίνων·
εἰ δέ ποτ’ ἔς γε μίαν βουλεύσομεν, οὐκέτ’ ἔπειτα
Τρωσὶν ἀνάβλησις κακοῦ ἔσσεται οὐδ’ ἠβαιόν.
νῦν δ’ ἔρχεσθ’ ἐπὶ δεῖπνον ἵνα ξυνάγωμεν Ἄρηα.

 

Dans les Propos de Table, le plaisir ne s’oppose pas à l’idée de « bataille » conviviale. Au contraire, l’objectif d’un banquet idéal est de rendre possible une relation qui pourrait, à première vue, paraître oxymorique, celle justement du plaisir au banquet et de la bataille bien rangée. Dans un banquet idéal, la seconde devient la condition pour l’expression du premier.

Dans la deuxième discussion du deuxième livre des Propos de Table, la place des convives au un banquet est discutée (615C-­‐619A) : « Si celui qui reçoit doit lui-même placer les convives ou s’il doit les laisser choisir ». On y trouve un champ lexical relatif à la formation de combat : taxis, eutaxia, kosmos, tattô, phalagx, machimos ainsi qu’une citation de l’Iliade relative à Ménesthée (2, 554), qui crée une analogie entre le rangement des chars et des guerriers d’un côté, l’emplacement des convives, de l’autre :

 

κοσμῆσαι ἵππους τε καὶ ἀνέρας ἀσπιδιώτας

Ranger les chars et les hommes d’armes…

 

On évoque aussi Paul-Emile qui organisait des banquets après sa victoire sur Persée de Macédoine et qui :

...κόσμωι τε θαυμαστῶι περὶ πάντα καὶ περιττῆι τάξει χρώμενον εἰπεῖν ὅτι τοῦ αὐτοῦ ἀνδρὸς ἐστι καὶ φάλλαγγα συστῆσαι φοβερωτάτην καὶ συμπόσιον ἥδιστον, ἀμφὀτερα γὰρ εὐταξίας εἶναι.

…(il) voulait que tout fût admirablement ordonné et soigneusement réglé, disant que le même homme devait aussi bien savoir donner au front de bataille sa forme la plus redoutable et au banquet sa forme la plus agréable.

En fait, la bataille dont il est métaphoriquement question dans le cadre du banquet n’est pas une confrontation sanguinaire qui vise à anéantir l’autre mais plutôt une confrontation argumentée grâce à laquelle on chasse l’inimitié, la raillerie mal placée et la jalousie pour donner place à une koinônia et au plaisir partagé.

Cela dit, la question que l’on pourrait légitimement soulever ici est la suivante : pourquoi, lorsqu’on parle du placement des convives et de la mise en forme du banquet, on se réfère surtout à une formation de bataille et essentiellement à celle de type homérique ? Devrions-nous percevoir dans les Propos de Table la volonté d’accentuer l’importance de l’homme qui « arrange », prince ou hôte au banquet ? Au banquet, qu’il s’agisse du service du vin, du placement des convives, du choix des divertissements, de l’interruption d’une raillerie, on a toujours à faire à la figure éclairée de l’archôn, du sumposiarchos ou de l’hupodechomenos. Au combat, on est en présence d’un chef éclairé comme Paul-Emile justement ou encore Ménesthée, dont la singularité est mentionné dans le passage de l’Iliade (2, 554) cité plus haut. Ce passage vante justement les mérites exceptionnels de Ménesthée d’Athènes :

 

Τῷ δ᾽ οὔ πώ τις ὁμοῖος ἐπιχθόνιος γένετ᾽ ἀνὴρ

κοσμῆσαι ἵππους τε καὶ ἀνέρας ἀσπιδιώτας·

Νέστωρ οἶος ἔριζεν· …

 

…Personne jusqu'ici, sur la terre,

ne le valut pour ranger les chevaux et les hommes

à bouclier. Nestor seul rivalisait avec lui, car il était, plus âgé.

 

Dans cette perspective, le succès du banquet, comme le succès de la bataille, ne serait pas uniquement dû à l’effort collectif mais aussi, et surtout, à la perspicacité et au mérite de la figure du « chef ». On le sait, Plutarque accorde une importance particulière aux vertus et aux capacités du souverain, chef militaire, chef politique ou symposiarque, qui guide, arrange et modère par son comportement celui des membres du groupe dont il a la charge. Insister autant sur le rôle du chef, de l’hôte ou du président du banquet, c’est aussi une façon de faire comprendre qu’une collectivité d’amis ou une armée a besoin d’un guide éclairé, capable d’amortir les mauvais coups grâce à sa bonne disposition et capable aussi de structurer l’expression du plaisir et de la jouissance. Plutarque se tournerait là vers un idéal aristocratique adapté à ses propres partis pris idéologiques. 

3.3 L'avis des Anciens

L’avis d’Ulysse


« Puissant Alcinoos, honneur de tout ce peuple, assurément, il est beau (καλόν) d'écouter un chanteur tel que celui-ci, égal aux dieux par sa voix. Je pense en effet qu'il n'y a rien de plus agréable (χαριέστερον) que lorsque le bonheur (εὐφροσύνη) règne parmi tout un peuple, que les convives dans le palais écoutent l'aède, tous assis en bon ordre, que les tables sont couvertes de pain et de viandes et que l'échanson, puisant le vin au cratère, le porte et le verse dans les coupes: cela me semble être ce qu'il y a de plus beau (κάλλιστον). » (Od. IX 2-11).

Paradoxe : Ulysse, qui tient ce propos, vient de pleurer à l’écoute du chant de Démodocos.
 

Le plaisir des dieux au banquet dans l’Iliade


« Héra la déesse aux bras blancs sourit et, souriante, reçoit en main la coupe (κύπελλον) que lui offre son fils. Celui-ci, allant vers la droite, verse à tous les autres dieux le doux nectar, le puisant au cratère. Un rire inextinguible s’élève parmi les dieux bienheureux quand ils voient Héphaïstos s’affairant dans la salle. Tout le jour, jusqu'au soleil couchant, ils banquetèrent, et leur cœur ne manquait de rien, ni du festin où chacun a sa part, ni de la lyre splendide que touchait Apollon, ni des Muses qui, de leurs belles voix, chantaient en se faisant écho. » (Il. I 595-604).

Que chantent exactement les Muses, qui doit divertir les dieux ? La guerre des hommes ? 

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