J'ai donc prolongé mon étude, j'ai feuilleté des dictionnaires, j'ai surtout scruté les notices biographiques de M. Gutzwiller et de M. Old, et j'ai fini par m'apercevoir que je rencontrais un peu partout la notion de loi. Evidemment, ce n'était pas une surprise: tous ceux qui s'occupent de la nature ou de l'être humain se heurtent à des lois ou cherchent à en créer.
Mais c'est justement cette égalité devant la loi en même temps que cette différence entre les lois qui s'imposent à vous et les lois que vous essayez d'imposer aux autres qui m'ont fait comprendre combien l'Université de Lausanne avait été à la fois rigoureuse et nuancée dans ses choix.
On peut être, en effet, tenté de placer sur un même axe, I'axe des lois, mais avec des intervalles, le physicien, le médecin et le juriste. C'est sur un tel axe que je m'aventure maintenant, avec tremblement il est vrai, comme il convient aux personnes qui se mettent à parler de choses qu'elles ne maîtrisent pas bien.
Le travail scientifique du physicien, je me le représente comme la recherche de lois préexistantes. Pour les découvrir, on dispose la matière de mille façons diverses, on conçoit des appareils nouveaux, on invente des expériences auxquelles personne n'avait encore pensé. Avec tout cela, on dégage une loi. Après quoi, on constate que la loi n'est pas toujours suivie. Il y a des exceptions, des phénomènes aberrants qu'il est difficile d'expliquer. Alors on cherche s'il n'y a pas une autre loi qui s'ajoute à la précédente ou qui la contrecarre, ou des faits encore mal connus qui donnent à une loi unique des applications divergentes. On arrange la matière un peu autrement, on construit un autre appareil, on recommence les expériences et on finit par isoler la loi ou les faits perturbateurs. C'est du moins comme cela que j'ai compris les travaux du Professeur Gutzwiller sur le ferromagnétisme.
Le travail scientifique du médecin, je l'imagine assez semblable. On cherche aussi à repérer les lois physiques et chimiques qui dirigent l'évolution du corps et de l'esprit humain. On les identifie pour prévenir des développements morbides. Seulement, comme il s'agit non de matière brute, mais d'êtres vivants, on ne sait jamais très bien ce qui va se passer. Il y a des comportements volontaires qui sont imprévisibles; mais aussi des comportements involontaires, des mouvements de cellules qu'il est impossible de calculer avec exactitude. En tout cas, c'est comme cela que je me représente la difficulté qu'il y a à éradiquer le cancer. Ou, pour prendre un exemple plus familier, mais qui peut être tout aussi dramatique quand j'avais des enfants en bas âge, il fallait les coucher sur le dos. Quelques années plus tard, on m'a dit qu'il fallait les coucher sur le ventre. Et l'autre jour, une amie qui venait d'avoir une petite fille m'a dit qu'actuellement on les mettait plutôt sur le flanc. Ce qui montre que les médecins ne peuvent jamais être tout à fait sûrs des résultats de leurs préceptes.
Pour les juristes, c'est beaucoup plus simple. Eux n'ont pas à découvrir les lois qui nous régissent, comme font les physiciens ou les médecins. Les lois, c'est eux qui les fabriquent ou, pour m'exprimer en termes plus mesurés, ils aident à les fabriquer. Seulement, des lois purement humaines applicables à des êtres humains, vous sentez bien qu'il est absolument vain d'en prédire les effets. Vous le voyez d'ailleurs à la fréquence des révisions législatives. Mais cette incertitude a aussi son avantage. Comme il est hors de notre portée d'avoir une vue précise des conséquences de nos lois, nous travaillons essentiellement avec l'intuition. Ce qui nous permet de faire l'économie de toutes sortes de laboratoires et de machines. Et ce qui explique aussi, soit dit en passant, pourquoi, dans le budget des Universités, les facultés de droit n'occupent qu'une place assez modeste.
Je conclurai ma réponse par des remerciements. Nous aimerions dire d'abord, mes deux collègues et moi, combien nous sommes reconnaissants à l'Université de Lausanne d'avoir bien voulu nous associer à cette cérémonie solennelle.
En ce qui me concerne, je saisis l'occasion de remercier particulièrement la Faculté de droit et son Doyen. Enfin, je remercie les autorités compétentes d'avoir pensé à illustrer, par le choix qu'elles ont fait de leurs trois invités, trois positions différentes sur l'échelle du déterminisme et de la prévisibilité.