Le premier d'entre eux s'est formé voici près de 200 ans à
la faveur d'une idée nouvelle: les Universités ne devaient plus
se borner à former ceux qui allaient faire carrière dans l'Église
ou dans les sphères du pouvoir, elles devaient aussi rassembler des
savants qui, par leur recherche, feraient progresser la connaissance. C'est
ainsi que l'enseignement et la recherche devinrent peu à peu des partenaires
indissociables. Exposé aujourd'hui à diverses épreuves,
ce couple fécond parviendra-t-il à les traverser sans se défaire?
A vous qui nous faites l'amitié d'être ici, il est sans doute
superflu d'évoquer la menace qui plane, spécialement en période
de pénurie, sur le financement de la recherche fondamentale, sous prétexte
que ses effets ne sont ni mesurables ni rentables dans le court terme. Vous
savez que cette recherche est un bien dont les retombées directes ou
indirectes profitent au développement économique et social du
pays.
J'insisterai plutôt sur un autre péril, peut-être plus
sournois parce qu'il se niche au sein de la relation entre l'enseignement
et la recherche. Est-il encore possible qu'un même individu conduise
de front durant une trentaine d'années des activités d'enseignement
et de recherche qui se situent toutes deux au meilleur niveau? La spécialisation
de la recherche, le climat de compétition dans lequel elle est menée,
l'évolution rapide des connaissances et des techniques, l'extension
des charges d'enseignement vers les études postgrades et la formation
continue, le poids des tâches d'organisation, la nécessité
de trouver sans cesse de nouveaux financements sont autant de pressions qui
plongent l'enseignant-chercheur dans un tourbillon.
La solution consiste-t-elle à dissocier les deux activités,
en créant des centres de recherche à côté d'Universités
à vocation d'écoles? Le remède pourrait être pire
que le mal, car la qualité de nos Universités doit beaucoup
à l'apport de la pratique de la recherche sur l'enseignement.
Existe-t-il alors d'autres voies? Nous le pensons, et c'est pourquoi nous
venons de rompre avec une conception sclérosée du cahier des
charges selon laquelle toute personne exerçant la même fonction
voit ses tâches réparties de manière analogue, depuis
le jour de sa nomination jusqu'à celui de sa retraite. Si la fonction
de professeur doit conjuguer enseignement et recherche, il est illusoire de
penser que tous peuvent s'impliquer avec un égal talent et une même
réussite dans l'une et l'autre activité. En outre, l'équilibre
entre ces deux activités se modifie au fil d'une même carrière;
tel chercheur de haut vol, par exemple, en vient avec le temps à consacrer
une part croissante de ses forces à organiser et stimuler la recherche
de ses collaborateurs plus jeunes, à diriger un Institut, à
donner des cours synthétiques à des étudiants débutants
qui profitent de son expérience. Mieux vaut reconnaître ouvertement
ces différences et ces évolutions afin d'en exploiter la dynamique.
Depuis deux ans, nous avons mis en place un système d'évaluation
des enseignants-chercheurs et nous en mesurons les avantages. Les évaluations
régulières constituent en effet une base sur laquelle les tâches
propres de chacun sont redéfinies et adaptées en fonction des
qualités individuelles et des besoins de l'Université. Le couple
enseignement et recherche tiendra bon pour autant que sa relation soit aménagée
avec souplesse dans la carrière professionnelle de chacun.
Le deuxième couple, ancien lui aussi, est celui qui lie l'État
à l'Université. Est-ce faire preuve d'irrévérence
que de parler de couple? Quitte à utiliser une image familiale, la
relation entre l'État et l'Université ne serait-elle pas plutôt
de type père-fille? Sans épuiser la question, je rappellerai
que les Universités ne tirent pas leur origine de l'État, quand
bien même elles sont instituées par lui et chargées par
lui de diverses tâches d'utilité publique. Si elles sont habilitées
à revendiquer une autonomie, une autonomie de principe qu'on ne confondra
pas avec l'autonomie de gestion, c'est qu'elles se fondent sur le savoir,
c'est-à-dire sur une instance sur laquelle l'État n'a pas davantage
prise qu'elles. Mais ajoutons tout aussitôt qu'il s'agit d'un couple
à l'ancienne dans lequel l'un commande et entretient l'autre.
Ce couple a beau être séculaire, on vient de s'aviser qu'il n'est
plus en règle. Ses relations sont définies dans une loi, mais
il manque une pièce annexe. Tant que l'État devait se prononcer
sur chacune des dépenses de l'Université, ce document était
superflu. Or des changements se préparent. Dès l'an prochain,
l'État confiera à l'Université des montants globaux,
à charge pour en elle d'en faire le meilleur emploi.
Mais qu'est-ce donc que le meilleur emploi? Telle est précisément
la question à laquelle doit répondre la pièce manquante
qui porte un nom trop vite adopté pour ne pas se prêter à
des malentendus: le contrat de prestations. La majorité des cantons
universitaires et des Universités suisses se préparent à
élaborer un tel document. Partout il faudra innover, car il n'existe
apparemment aucun modèle de contrat passé entre un État,
en l'occurrence un canton, et son unique Université. Si d'autres pays
ont introduit la contractualisation, celle-ci y est toujours pratiquée
sur le plan national, ce qui permet d'établir des comparaisons entre
les Universités, d'élaborer des standards, de définir
des spécialisations. L'exercice sera stimulant, parce qu'il requiert
que l'État et l'Université s'entendent sur des objectifs et
des modes de contrôle; il sera stimulant, à la condition de ne
pas verser dans une logique de la production qui ferait la part belle au quantitatif,
au détriment de la qualité.
J'en viens au troisième couple, celui qui est encore tout jeune et
sur lequel on fonde de grands espoirs. Les Universités de Lausanne
et de Genève ont entrepris de construire leur avenir en commun, tout
en veillant à garder et développer les relations fructueuses
et amicales qu'elles entretiennent avec l'EPFL et les Hautes Écoles
de la Suisse occidentale. Les deux Universités ont fait un choix, un
choix libre dans une situation déterminée par au moins trois
éléments: la volonté de renforcer leur qualité,
la situation financière des deux cantons et de la Confédération,
et enfin les multiples atouts offerts par la région lémanique.
Ensemble, et sur deux sites, elles peuvent entreprendre ce qu'elles n'ont
pas les moyens de faire séparémentÊ: diversification des enseignements
offerts aux étudiants prégradués et postgradués,
création ou consolidation de centres de recherche, rationalisation
des activités de service, coordination des investissements. L'objectif
visé consiste à établir pour les deux Universités
et à tous les niveaux une politique commune, une direction commune,
une gestion commune, des procédures communes.
Tout changement d'envergure commence inévitablement par susciter de
l'inquiétude et de la résistance. Mais certains signes ne trompent
pas. Sitôt après la déclaration d'intention des deux rectorats
de l'hiver dernier, des contacts se sont spontanément noués
entre les doyens, les Bureaux des Sénats, des groupes d'enseignants
appartenant à la même discipline, les Conseils académiques,
les associations d'étudiants. Le fait, en particulier, que les associations
d'étudiants, tout en posant des questions critiques et en demandant
des assurances sur la participation, soient comme naturellement entrées
en matière sur ce rapprochement est l'indice que certains clivages
cantonaux sont devenus d'un autre âge.
Où en est-on neuf mois après cette déclaration d'intention?
Les Rectorats, qui se réunissent au moins une fois par mois au sein
d'un conseil rectoral, ont constitué un fonds de coordination, désigné
deux adjoints qui travaillent sur les dossiers communs, entrepris un audit
de l'informatique administrative sur les deux sites, cordonné les règles
d'admission, adopté une position unique sur le projet de réseau
hospitalo-universitaire lémanique; et surtout ils ont ouvert avec les
doyens et les facultés des deux Universités un immense chantier
qui représente une sorte de révolution dans le monde universitaire
suisse. Tous les quatre ans, chaque Haute École est invitée
par la Confédération à concevoir un plan stratégique
et un plan de développement. Nous avons pris le parti de préparer
pour nos deux Universités un seul plan stratégique et un seul
plan de développement. Cela veut dire en clair que toutes les facultés
et sections des deux universités doivent envisager de concert leur
avenir à l'horizon 2006, en passant en revue tous les postes à
repourvoir, en choisissant quels domaines elles veulent développer
ou abandonner, et comment elles veulent s'organiser pour appliquer ensemble
leur politique commune. Dès maintenant, la définition et l'orientation
des postes professoraux disponibles à Lausanne et à Genève
seront établies conjointement.
L'Université change. Mais soyez sans crainteÊ: elle reste viscéralement attachée aux questions simples et fondamentales du genre de celle dont va nous entretenir le vice-recteur Oscar Burlet.