Discours de Mme Francine Jeanprêtre,
cheffe du Département de la formation et de la jeunesse
Mesdames, Messieurs,
Cest avec un sentiment à la fois démotion et de joie que je madresse pour la première fois à la communauté universitaire lausannoise en tant que première conseillère dEtat à prendre la parole lors dune cérémonie du Dies, 20 ans après avoir quitté les bancs de cette Université. Aurais-je, alors, imaginé ce cheminement? même si lon dit volontiers que le droit mène à tout !
Au nom du Conseil dEtat je souhaite une très cordiale bienvenue en terre vaudoise à Madame la Conseillère fédérale Ruth Dreifuss et à mon collègue, M. le Conseiller dEtat Mario Annoni, représentant le Conseil exécutif du canton de Berne. Mes vives félicitations et celles du Gouvernement vaudois vont à toutes celles et ceux qui seront honorés ce matin : docteurs honoris causa et récipiendaires de prix.
Sous ses apparences de cérémonie officielle, le Dies Academicus cache une occasion qui appelle mieux quune présence symbolique ou des propos convenus.
Il est en effet la seule occasion donnée au Gouvernement de sexprimer, par lun de ses membres, devant les représentants de lensemble de la communauté universitaire - autorités académiques, corps professoral, corps intermédiaire, personnel administratif et technique, et étudiants. La présence, dans la même assemblée, de représentants des instances politiques à leurs divers niveaux, ainsi que de nombreuses personnalités des milieux économique, scientifique ou culturel garantit une audience que peu doccasions permettent de réunir.
Quelle meilleure tribune pouvais-je dès lors espérer pour esquisser lavenir que jentrevois pour notre place universitaire, et vous dire à la fois ce que lUniversité peut espérer de lEtat et les attentes que la cité place dans son Alma Mater.
Au préalable, je souhaiterais rappeler que le nouveau Département de la formation et de la jeunesse regroupe avec bonheur en son sein tout le secteur de léducation qui sétend, de la petite enfance, des enfants handicapés, au monde universitaire devant lequel jai le plaisir de prendre la parole ce matin.
Par mon engagement personnel et politique, jentends défendre un accroissement des moyens octroyés à une formation de qualité des jeunes dans tous les domaines. Cest une vision sur le long terme que je veux privilégier et qui trop souvent échappe à une majorité des politiques, obsédés quils sont par la recherche des équilibres budgétaires - Car est-il bien raisonnable de léguer à nos enfants un Etat financièrement assaini dans la souffrance, alors que la formation et les débouchés sur le marché du travail sont négligés? Quils soient apprentis ou universitaires, nos enfants, nos jeunes, ont besoin de buts existentiels et despoir dans la perspective de se former et dévoluer au mieux de leurs aptitudes dans un monde toujours plus exigeant. La formation est la clé de voûte de tout projet démocratique visant à atténuer les inégalités, Il nest pas indifférent dès lors dobserver tous les moyens quon lui concède ou quon lui retire.
En cette période où tant de structures et tant dacquis sont simultanément remis en cause, je mesure tout le risque qui1 peut y avoir à décider de parler vrai - mais je considère de mon devoir de prendre ce risque devant vous, le véritable enjeu étant de réussir linévitable mutation de notre monde académique et scientifique.
Si lon survole lhistoire des sociétés, on se rend compte que celle-ci consiste essentiellement en une alternance de périodes de stabilité et de consolidation des acquis, et de périodes de turbulences et de remise en cause des systèmes en place, lorsque ceux-ci atteignent leurs limites. Nous sommes tous contraints dadmettre, quelle que soit la lecture quon en fait, que nous sommes aujourdhui au cur de lune de ces phases de turbulences. Le phénomène est très général et atteint lensemble de nos institutions, lUniversité ne faisant simplement pas exception dans ce contexte (mais cest un constat et non une fatalité !).
La mentalité des années quatre-vingt, à travers son idéologie et les moyens mis en uvre pour la concrétiser, a projeté sur le service public, parfois aux dépens de ses critères defficacité propres, un système de valeurs tendant à remettre en cause une vision qui fondait léquilibre des sociétés sur la capacité redistributrice de lEtat. Cétait la période où fleurissait le slogan " moins dEtat ". Nous en sommes maintenant à la phase dapplication ...
Le rythme de cette onde de choc planétaire fait que cest depuis le début des années nonante seulement que ces volontés réformatrices nous atteignent de plein fouet, conjointement avec une crise des ressources publiques qui, si elle doit être prise au sérieux, nen est pas moins souvent instrumentalisée dans une perspective concertée daffaiblissement du secteur public, dont relève également lUniversité.
Sil me paraît indispensable, en politique, quune dimension philosophique et idéologique vienne nourrir laction, pour lui donner un sens et une vision - la politique ne sachant se limiter à un exercice comptable -, la conduite des affaires, dans ses contraintes pragmatiques, est tenue de prendre en compte à la fois léquilibre des forces et les moyens disponibles. La pire des options serait à mon sens de revendiquer le seul maintien du statu quo, et despérer faire léconomie de tout processus de réexamen des fonctionnements et des situations acquises. La capacité dinvention et de renouvellement ne saurait être le monopole dun seul courant de pensée, à moins quon ne la lui abandonne et que lon décide de baisser les bras.
Je pense, par conséquent, quil serait erroné de percevoir le contexte actuel comme une seule fatalité ; ce serait accepter une défaite, et croire condamnées la spécificité et les valeurs originales du service public. Parallèlement à lindispensable combat, dans le rapport de forces que lon connaît, pour le maintien dun Etat socialement avancé et la défense de prestations publiques de qualité accessibles à lentier de la population, il me paraît indispensable que des forces de réflexion progressistes se mobilisent pour élaborer et proposer de nouveaux schémas pour la société- Ce bouillonnement savère dautant plus nécessaire que les moyens nous sont âprement disputés. Ce courant de pensée et démulation, je lai vécu en 1968 en fréquentant lUniversité de Neuchâtel. Nous suivions alors avec attention le mouvement parti des universités françaises et qui voulait changer la société. Trente ans plus tard, lhistoire peut-elle se répéter?
La part de chance pour lUniversité réside pour beaucoup dans une autonomie accrue, qui peut être saisie comme une occasion de renouveau. Je suis convaincue que lUniversité a des ressources quaucun plan déconomies ne saurait lui mesurer, et qui constituent sa vocation historique de creuset de visions nouvelles, de laboratoire social, de lieu dune lecture critique de la société et délaboration de solutions novatrices -, plus que jamais, la société a besoin que lUniversité joue à son égard ce rôle de stimulateur.
Je crois dans la capacité de lUniversité de saisir loccasion dêtre plus encore un lieu dexploration de champs nouveaux, Je crois également dans la capacité de forces progressistes et généreuses, autant à lextérieur quà lintérieur de linstitution, de convaincre la société non seulement de maintenir, mais daccroître les moyens accordés à lUniversité, sous peine dhypothéquer gravement son avenir. Mais elles ny parviendront quavec laide de la communauté universitaire elle-même, par une volonté dengagement plus fortement affirmée encore; jappelle donc tous ses corps à se déclarer parties prenantes de ce défi. Cest ensemble quil faudra renouveler nos regards, et savoir penser à de nouvelles échelles.
Abstraction faite de toute référence aux particularismes ou aux problèmes locaux, lattente ou le repli ne sont tout simplement pas possibles. Une partie est en cours, dans laquelle il faudra être capable de placer ses atouts avant que les jeux ne soient faits. On peut, aujourdhui déjà, acquérir un diplôme de Stanford ou passer un MBA dune université londonienne sans quitter son domicile du Gros-de-Vaud, simplement en se connectant à lOpen University - et en investissant, il est vrai, quelques milliers, voire quelques dizaines de milliers de francs. A léchelle la plus vaste se développe, en matière de formation supérieure, une multitude dapproches et dexpérimentations nouvelles qui redessine à chaque instant la carte des compétences et bouleverse profondément les références connues. Cest dans ce contexte mouvant et - quon le regrette ou non - compétitif à lextrême, quil faudra parvenir à défendre la place et le rôle, à la fois de lUniversité de Lausanne et de cet espace universitaire lémanique dans lequel, aujourdhui déjà, les destins de trois Hautes Ecoles sont indissolublement liés. Je ne vois pas dautre voie, si lon tient à faire de ce pôle un bassin reconnu de haute compétence, que celle de la répartition de lexcellence entre ces trois institutions dont les compétences et le rayonnement se complètent admirablement.
Dans ce processus, rien ne serait plus néfaste à 1Université que de se voir imposer visions et perspectives de lextérieur. LUniversité peut et doit garder linitiative, à condition de se montrer audacieuse, et de se réapproprier les perspectives nouvelles en leur insufflant son dynamisme et sa vitalité propres.
Les recteurs et le président des Universités de Genève, de Lausanne et de lEcole polytechnique fédérale de Lausanne ont annoncé hier, dans le cadre dune conférence de presse, un projet de développement majeur pour la place universitaire lémanique, dans le domaine des sciences de la vie plus particulièrement. Jaimerais insister sur les points suivants:
ce réaménagement est capital pour lavenir de nos trois Hautes Ecoles, si elles entendent demeurer un pôle dexcellence sur les plans national et international. En effet, dans le domaine des sciences expérimentales et médicales, la compétition sera toujours plus rude entre les institutions universitaires; le développement des sciences de la vie, domaine porteur davenir pour la recherche académique, nécessite des moyens très importants en ressources humaines et en équipements, que chacune de nos trois institutions ne peut assurer séparément. Un réel partage des centres de compétences simpose nécessairement;
le projet présenté bénéficie du soutien du Conseil des EPF et des Gouvernements des cantons de Vaud et de Genève, qui en ont pris connaissance lors de leur séance du 21 octobre dernier et sont prêts à sengager politiquement pour assurer le succès de cette opération;
le regroupement à lEPFL, pour la place universitaire lausannoise, de la chimie, de la physique et des mathématiques est la condition de lessor de ces disciplines scientifiques fondamentales, mais aussi laboutissement du partage intervenu en 1968- 1969 lors de la transformation de lEPUL;
Les conditions du succès de ce projet ne sont pas à minimiser:
Il faudra dabord obtenir un large consensus des communautés universitaires - intéressées;
il faudra aussi, condition impérative, que les ressources dégagées par les transferts puissent être intégralement réaffectées au profit des institutions universitaires. Pour lUniversité de Lausanne, cela signifie que ces ressources devront être utilisées pour le développement des sciences du vivant en Facultés des sciences et de médecine, et affectées également aux Facultés des sciences humaines pour des projets intéressant en priorité des collaborations avec lUniversité de Genève,
il faudra enfin des moyens supplémentaires pour développer, par exemple, laccès multimédia aux articles des revues scientifiques internationales, en participant aux réseaux existants, en particulier en Amérique du Nord.
Le projet est ambitieux, et les écueils à éviter sont de taille ; mais cest aussi ce qui le rend motivant, Il ne faudra pas trop de lénergie et de la volonté conjointes des autorités politiques et universitaires pour assurer son succès. Il y a là une chance évidente à saisir, que pour ma part Je nentends pas laisser passer, lavenir de notre place universitaire et de ses trois institutions de haut niveau. qui conserveront leurs caractéristiques et leur identité propre, est à ce prix, Jen suis convaincue.
Madame la Conseillère fédérale, lune des clés du succès de cette opération est entre vos mains. Je sais que M. le Secrétaire dEtat est particulièrement attentif à ce qui se passe actuellement à Lausanne et à Genève. Il faudra aussi que la Confédération apporte son soutien, non seulement moral, mais en allouant des ressources supplémentaires pour permettre la réalisation de ce projet ou dautres du même type. Le Message que vous préparez actuellement sur la politique universitaire pour la période 2000-2003 pourrait être loccasion concrète, pour le Conseil fédéral et votre Département, de donner des signes tangibles. Nous connaissons votre attachement à une politique universitaire concertée; le projet UNIL-UNIGE-EPFL est à ce titre exemplaire, et nous espérons vivement pouvoir compter sur lappui des autorités fédérales et vous en savons gré.
Si lon veut quils soient mobilisateurs, quils se révèlent capables demporter ladhésion la plus large, il est fondamental que ces nouveaux ensembles ne deviennent pas prétexte à un recul en matière sociale, et ne se réalisent au détriment des processus indispensables au progrès dans ce domaine ; je pense, par exemple:
à la poursuite de la démocratisation des études, déjà en retard dans notre pays en regard de ses voisins européens. A ce propos, il me paraît primordial dêtre à lécoute des jeunes et de leurs revendications légitimes quant à la détérioration des conditions denseignement. Lexemple de ce qui se passe actuellement en France ne peut que nous interpeller.
à la mise en uvre de mesures qui garantissent aux étudiants de condition modeste, ou ayant charge de famille, de pouvoir accomplir leurs études dans de meilleures conditions il est impératif que le système de bourses ou daides soit renforcé
à linstitution de mesures concrètes permettant aux femmes daccéder enfin à la place qui leur revient, à tous les niveaux de la structure académique. Il faut passer du stade du discours à celui de la réalisation. Pourquoi pas en prenant des mesures "un peu brutales et incitatives ".comme le relevait le Secrétaire dEtat Charles Kleiber il y a quelques jours à Neuchâtel en proposant loctroi dune prime à une Université qui engage une femme professeure. Il faudra également favoriser la création des infrastructures nécessaires, telles que crèches et garderies. Mais aussi peut-être faire preuve dune certaine souplesse non pas quant aux exigences qualitatives mais quant aux exigences quantitatives (nombre de publications) ;
à lamélioration du statut et des conditions de travail du corps intermédiaire ;
à lamélioration de la politique de la relève et des plans de carrière ;
au renforcement de la participation au sein de lUniversité ;
à lintensification des liens avec la cité ;
à la valorisation des ressources de lUniversité en direction de la société, non pas seulement dans le domaine des sciences exactes ou appliquées, mais également dans celui des sciences humaines.
Sur toutes ces questions, dont chacune mériterait dêtre développée, il sagira daller rapidement au-delà des déclarations dintention. Mais la tâche est lourde, et lon ne pourra y parvenir quen conjuguant nos forces de travail et en définissant une volonté commune. Ce sera peut-être là une occasion pratique de mettre en uvre lune des formules que lon a pu entendre récemment scander dans nos rues : "tous ensemble". Cest donc une offre concrète que le fais à la communauté universitaire, de ma part et de celle de mon Département, douvrir des chantiers dans ces divers domaines.
Il y a certes une bataille à mener, qui est celle des financements. Mais ce nest pas la seule. Largent nest quun moyen, sans doute essentiel, mais inerte. Il faut savoir ensuite le transformer en projets, en enthousiasme, en tirer le parti le meilleur et le plus efficace. En faire le pari, cest déjà le gagner un peu.