Thierry Largey est professeur associé au Centre de droit public de la Faculté de droit, des sciences criminelles et d'administration publique. Membre du conseil du CIRM, nous discutons avec lui sur l’intégration des juristes dans la recherche interdisciplinaire sur la montagne.
Entretien du 2 décembre 2019
Coordinateur CIRM (CC) : Lors de l’assemblée générale du CIRM, on a relevé l’intérêt d’intégrer les juristes dans des projets de recherche interdisciplinaires. Qu’est-ce qu’un juriste peut amener ?
Thierry Largey (TL) : Les activités des collectivités publiques et des particuliers sont encadrées par le droit ; celui-ci fixe des objectifs, pose des limites, des incitations, confère des droits et des obligations. A de nombreux égards, la recherche sur la montagne ne peut ignorer un tel cadre. Il s’agit donc d’engager un dialogue entre les techniciens et les juristes, les premiers ouvrant la réflexion sur des thématiques concrètes et les seconds identifiant le régime légal applicable. L’approche de recherche du juriste est en principe orientée vers un thème juridique, plus qu’une région spatiale ou une technique particulière. Avec le dialogue dont j’ai parlé précédemment, sa réflexion est portée sur un objet particulier en fonction des questions de recherche du technicien – parfois en orientant ces questions. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, il n’est pas facile de travailler avec une règle de droit car qu’il faut souvent l’interpréter. C’est ici que le travail interdisciplinaire devient nécessaire, par lequel le juriste amène le cadre légal et la solution à des problèmes techniques du géographe, de l’urbaniste, etc.
CC : Mais le CIRM ne compte que deux juristes sur 76 membres. Est-ce que les juristes sont prêts à rejoindre des équipes interdisciplinaires ?
TL : Je l’ignore et ne peux parler pour mes collègues. Il est certain que les domaines de recherche du CIRM concernent au premier chef le droit administratif, les deux enseignants de cette matière, la professeure Anne-Christine Favre et moi-même, étant membres du centre. C’est d’autant plus justifié que nos recherches traitent du droit de l’environnement, du droit de l’énergie ou encore du droit de l’aménagement du territoire. De fait, ces domaines juridiques n’ont de sens que s’ils sont considérés de manière interdisciplinaire. Ainsi, à certains égards, l’interdisciplinarité fait partie de notre recherche et enseignement ; une partie de nos recherches juridiques peuvent rester théoriques, mais d’autres doivent être appliquées. En revanche, d’autres disciplines juridiques pourraient également trouver une application dans le cadre des activités du CIRM. Je pense au droit civil, en particulier les droits réels – les droits de propriété notamment. Je pense également aux questions touchant à la responsabilité sociale des entreprises. Cet apport serait toutefois plus ponctuel et spécifique. En outre, il me semble que l’interdisciplinarité est nécessaire pour permettre au technicien et au juriste de se comprendre. Le premier devrait se sensibiliser au contexte juridique et le second se familiariser aux thématiques propres de la montagne.
CC : Pourquoi tu t’intéresses à la montagne ?
TL : Je suis valaisan et ai ainsi vécu à la montagne depuis ma naissance. J’ai aussi été actif dans une organisation de protection de la nature pendant plus de 15 ans. Je pense ainsi connaître les enjeux propres à la montagne : l’économie de montagne, le développement touristique, la protection de la nature, etc. Dans le milieu de la montagne, on ne peut ignorer certaines particularités dues au relief. Elles ont une incidence sur la réflexion juridique. Par exemple, en matière d’aménagement du territoire : il y a moins d’espace, plus de milieux naturels et paysagers, la mobilité par transports publics est plus difficile que dans une ville, il y a le potentiel de production hydroélectrique, etc. Ces spécificités deviennent intéressantes pour un juriste, dans un contexte thématique plus large. Il n’y a pas à proprement parler un droit de la montagne, mais une approche juridique de la situation spécifique des régions alpines. Pour le géographe, la montagne est l’objet de son étude ; pour le juriste, l’objet d’étude reste le droit dans le contexte particulier qu’est la montagne.
CC : Quels sont tes axes de recherche ?
TL : Mes activités de recherche sont diverses. Comme j’enseigne depuis peu à l’UNIL, mon temps est pour l’instant majoritairement occupé par les cours. Je partage toutefois ma réflexion entre des questions théoriques et pratiques. Le droit administratif est un droit qui évolue constamment, qui laisse une certaine marge de manœuvre aux collectivités publiques. Il s’agit alors d’étudier les incidences de ces changements et d’évaluer la portée de cette marge dans l’application de la loi. Je m’intéresse tant à la contractualisation des relations dans le cadre de la fourniture d’électricité qu’à la planification territoriale des activités humaines à l’échelle de l’activité plutôt que des limites institutionnelles. Actuellement, j’effectue une recherche sur la répartition des coûts liés aux découvertes archéologiques.
CC : Quels sont les produits de tes recherches ?
TL : En principe, le produit de nos recherches figure dans des articles scientifiques ou des ouvrages juridiques. Nous sommes également sollicités par des collectivités publiques ou des particuliers qui souhaitent obtenir une expertise juridique dans un domaine particulier. Au centre de droit public de la FDCA, nous souhaitons également plus nous ouvrir vers la pratique et l’extérieur de l’UNIL, notamment en mettant nos compétences au service des communes ou du canton.
CC : Tu organises un colloque sur les aspects juridiques de l’urbanisation en montagne, en collaboration avec le CIRM. Pourquoi ce colloque ?
TL : C’est un thème qui m’intéresse beaucoup et qui revêt une importance notable actuellement, dans le cadre de la révision de la LAT en 2014. Le modèle de développement touristique reposait avant tout sur l’urbanisation ; avec la nouvelle loi, les perspectives ont changé. L’objectif est ainsi de les envisager du point de vue du droit. Je pense notamment aux résidences secondaires et à l’hébergement touristique ou à la planification fonctionnelle dont j’ai déjà parlé. D’où l’idée d’organiser un colloque en septembre 2020.
CC : Tu es représentant de ta faculté au sein du conseil du CIRM. Quelle est ton impression de l’équilibre entre sciences naturelles et humaines ?
TL : Il y a une prédominance de la Faculté des géosciences et de l’environnement dans le CIRM, ce qui est normal parce c’est cette faculté qui a lancé le centre. Cette faculté est au cœur de la recherche en montagne. Je perçois toutefois une ouverture du CIRM vers les autres disciplines et une volonté de favoriser la participation d’autres disciplines, dont le droit (mais pas seulement).