Souvent considéré comme incarnant un « narcissisme » contemporain – concept déjà féminisé – le selfie met aussi en scène un sujet qui n’est plus un individu mais un devenir-générique. À l’intersection des paradigmes en transformation (médiatiques autant que de genre, sexualité et désir), le selfie permet de prendre la mesure des tensions entre le commun et le singulier, le générique et le particulier, tout autant qu’entre le complaisant et l’anxieux, qui façonnent les contours d’une logique culturelle contemporaine.
selfie / portrait
Conférence de Damon R. Young (Film & Media Department, Université de Californie, Berkeley)
Le selfie, omniprésent et quotidien, est une forme médiatique devenue prééminente dans les environnements numériques du XXIe siècle. Il semble banal et superficiel, mais je soutiens que c’est justement pour cette raison qu’il indique une plus vaste transformation de la subjectivité, semblable à celle que Walter Benjamin associait il y a cent ans à l’invention de la photographie. Le « soi » du selfie apparaît dans un rapport fondamental à la transformation (tant celle des formes analogiques de la modification corporelle et de la chirurgie que celle des formes numériques des filtres et retouches) dans le contexte d’une économie de la circulation. Ces mêmes termes indiquent les axes selon lesquels le selfie refaçonne le genre et la sexualité contemporain·e·s. D’une part, en puisant sans vergogne (même si ce n’est pas toujours consciemment) dans les archives visuelles de la pornographie, le selfie met en avant l’héritage du « regard masculin », familier de l’histoire du cinéma narratif. D’autre part, il déstabilise les positions genrées associées à ce regard et leur hétérosexualité implicite. Enfin, contrairement au cinéma, le selfie n’est plus un médium voyeuriste, mais un médium d’adresse. Mais à qui s’adresse-t-il ? La réponse à cette question renvoie à la façon dont il reconfigure le champ médiatisé de la sexualité contemporaine. Souvent considéré comme incarnant un « narcissisme » contemporain – concept déjà féminisé – le selfie met aussi en scène un sujet qui n’est plus un individu mais un devenir-générique. À l’intersection des paradigmes en transformation (médiatiques autant que de genre, sexualité et désir), le selfie permet de prendre la mesure des tensions entre le commun et le singulier, le générique et le particulier, tout autant qu’entre le complaisant et l’anxieux, qui façonnent les contours d’une logique culturelle contemporaine.
Damon Ross Young est professeur associé de cinéma & médias à l’Université de Californie, Berkeley, et membre du corps professoral du programme de théorie critique et du Berkeley Center for New Media. Il est l’auteur de Making Sex Public and Other Cinematic Fantasies (Duke University Press, 2018) et co-éditeur (avec Nico Baumbach et Genevieve Yue) de « The Cultural Logic of Contemporary Capitalism » (un numéro spécial de Social Text) et, avec Joshua Weiner, de « Queer Bonds » (un numéro spécial de GLQ). Il travaille actuellement sur un projet de livre intitulé Century of the Selfie, qui examine les dispositifs de soi à l’ère numérique.