À la fois économique, sûre et « anatomique », l’autogreffe osseuse recyclée représente une alternative intéressante aux prothèses et allogreffes. Plus de vingt patient·es en ont déjà bénéficié à Lausanne.
Cela fait bientôt une dizaine d’années, depuis 2016 précisément, que Stéphane Cherix, médecin adjoint au Service d'orthopédie et traumatologie du CHUV, et son compère Rémy Kinj, médecin associé au Service de radio-oncologie, ont lancé une procédure originale au sein du Centre des sarcomes, utilisant des autogreffes recyclées. Mais de quoi s’agit-il ?
Stéphane Cherix, par ailleurs privat docent et maître d’enseignement et de recherche clinique à l’UNIL, s’occupe des tumeurs de l’appareil locomoteur, comprenant les sarcomes osseux, heureusement très rares – environ 80 cas en Suisse par année. La mission du chirurgien orthopédiste est double : il lui faut d’abord réséquer la tumeur, puis reconstruire – ou remplacer – le segment osseux excisé pour préserver les fonctions locomotrices.
À ce stade, le spécialiste a plusieurs possibilités : « Il y a d’abord l’option de la prothèse pour combler le défaut osseux : une prothèse faite sur mesure, par exemple au bassin, ou une prothèse massive modulaire, par exemple pour le remplacement de la partie haute, intermédiaire ou basse du fémur. La prothèse peut aussi remplacer l’os entier, comme un fémur, en fonction de l’extension de la tumeur. »
Seconde possibilité, l’allogreffe : il s’agit cette fois de transplanter un os issu d’une banque d’os. Ces banques, chères à maintenir, ont toutes été fermées en Suisse. Aujourd’hui, les greffons viennent donc de loin, de Belgique, de France ou des États-Unis. « Les allogreffes posent trois problèmes, souligne Stéphane Cherix. Premièrement, c’est une solution onéreuse, ce qui tient aux infrastructures nécessaires, ainsi qu’au coût du transport. Deuxièmement, il y a une possibilité de contamination : quand on prélève les organes d’un donneur décédé, on finit par les os. Il y a donc un temps d’attente, et un risque significatif que des bactéries se soient déjà installées. Troisièmement, il y a un risque de mismatch, autrement dit que l’os, ou le morceau d’os, à implanter ne soit pas complètement adapté au receveur, malgré les technologies très poussées – CT scan, reconstruction 3D – que l’on utilise. »
À noter, relève le médecin, que cette éventualité existe aussi avec les prothèses sur mesure : « Parfois entre la commande et la réception d’une prothèse, la tumeur a grandi, et cela ne colle plus complètement. »
Réimplanter l’os « recyclé » du patient
Il y a une troisième possibilité, l’autogreffe recyclée. Très schématiquement, cela consiste à extraire l’os, ou un morceau d’os, à « peler » la tumeur, à irradier l’os à haute intensité – on parle d’irradiation extracorporelle – et à le réimplanter à la personne. « Cela n’est possible que si l’os n’est pas en trop mauvais état, nuance Stéphane Cherix. Et une fois la tumeur réséquée, là où il manque de l’os, nous renforçons la pièce avec du ciment, puis la repositionnons et la refixons dans le patient – c’est l’étape de l’ostéosynthèse, comme lors d’une fracture. »
Cette procédure nécessite une collaboration étroite entre l’orthopédie et la radio-oncologie : « Une fois la résection effectuée, nous recevons la pièce opératoire, explique le radio-oncologue Rémy Kinj. Nous l’irradions à une dose colossale, de l’ordre de 50 grays : c’est pour nous totalement inhabituel de travailler dans ces valeurs. Pour donner un ordre d’idées, une dose de 5 Gy délivrée en irradiation corporelle totale entraîne 50% de décès dans les quinze jours. Et nous ne montons jamais au-delà de 24 grays en séance unique avec des patients, dans le cadre d’irradiations très ciblées. »
Aucun tissu – os, muscles, tendons – ne peut tolérer 50 grays : c’est donc un os dévitalisé, mort, mais aussi débarrassé de toute tumeur viable, qui sort des mains de l’équipe de Rémy Kinj. « L’irradiation dure de quinze à vingt minutes. Mais on ne sait pas exactement quand la pièce va arriver : cela demande beaucoup de coordination et de flexibilité de la part de notre équipe. Car il faut que tout soit prêt, nous ne pouvons pas nous permettre de mettre en retard le chirurgien. »
La durée totale de l’opération est élastique : de trois à douze heures. Et pendant ce temps, le patient dort, sous étroite surveillance. La seconde partie de l’opération, la réimplantation, est similaire à la prise en charge d’une fracture complexe.
Une technique qui possède beaucoup d’atouts
« L’os est mort, comme dans le cas des allogreffes d’ailleurs, mais il va jusqu’à un certain point s’amalgamer au squelette normal, explique Stéphane Cherix. À terme, il va perdre peu à peu ses propriétés mécaniques, et devenir cassant. Mais il va néanmoins avoir une durée de vie de dix à vingt ans. » Une longévité tout à fait acceptable qui vient s’ajouter aux autres atouts de la technique : « C’est une méthode économique, avec un risque réduit d’infection par rapport aux allogreffes, et surtout pas de risque de mismatch. Et pour cause, c’est une pièce anatomique. Autre avantage : le greffon est disponible en permanence, il n’y a pas de délai, or le facteur temps est capital. »
Toutefois, l’autogreffe recyclée n’est pas toujours indiquée, ni toujours possible – l’os doit être en suffisamment bon état. Elle peut être privilégiée dans certains cas : « Je prends le cas d’un patient atteint d’un ostéosarcome, qui présente déjà des métastases dans le poumon. Il a une espérance de vie réduite : dans son cas, on pourrait certes opter pour une prothèse, mais l’autogreffe présente potentiellement moins de risques de complications à court terme, c’est une option intéressante en termes de qualité de vie du patient. C’est aussi une solution recommandée dans certains cas complexes, où les prothèses ne sont pas disponibles. »
Depuis 2016, les deux médecins ont opéré, irradié et réimplanté 25 patients en utilisant cette procédure. « Les sarcomes sont rares, puisqu’ils ne représentent qu’1% du total des cancers. De plus, la grande majorité des sarcomes touchent les tissus mous, note encore Stéphane Cherix. Ainsi, à Lausanne, nous traitons entre 0 et 10 cas de sarcome osseux par an. Et c’est à chaque fois très différent, puisqu’il s’agit d’un os différent : le tibia, le bassin, l’omoplate… Il faut donc s’adapter, or la technique des autogreffes recyclées est très « agile », elle peut s’adapter partout. »
Donner des idées à d’autres
Pour autant, insiste le chirurgien, il n’y a rien de nouveau : « Cette technique existe depuis longtemps, elle a été mise au point par les Japonais, au départ pour des raisons religieuses. Le procédé n’est pas nouveau, mais il est peu répandu : avec Bâle, le Centre des sarcomes du CHUV est à notre connaissance le seul à l’employer en Suisse. » Ce qui lui permet de l’affiner, de la perfectionner : depuis quelques années, les chirurgien⸱nes lausannois⸱es utilisent fréquemment une technique de résection innovante, s’appuyant sur des « guides de coupe sur mesure » pour améliorer la précision de l’ablation tumorale et épargner le maximum d’os sain.
« En radiothérapie on intervient rarement dans le traitement des sarcomes osseux, notre rôle se concentre habituellement sur le traitement des sarcomes des tissus mous. Cette approche donne donc également une place à la radiothérapie dans la prise en charge des sarcomes osseux, en plus du traitement de leurs métastases, relève Rémy Kinj. Ce projet revêt pour nous un intérêt particulier, puisqu’avec lui, on trouve notre place dans la reconstruction. Une de nos étudiantes en médecine effectue d’ailleurs son travail de Master sur cette démarche d’autogreffe recyclée par irradiation extracorporelle, s’intéressant notamment au résultat fonctionnel postopératoire. Peut-être ce travail pourra-t-il donner des idées à d’autres centres ? »