Littératures comparées
Par William Marx
"Nulle littérature n’est une île, et le prétendu délit d’appropriation culturelle n’est qu’une arme au service de la limitation de la liberté de pensée et du cloisonnement des peuples et des cultures."
La littérature est un fait universel, d’extension mondiale et d’envergure transhistorique, quoique sous des modalités extrêmement diverses: son étude est l’objet de cette chaire.
En tant que discipline universitaire, la littérature comparée se développa dans le sillage des diverses sciences "comparées" apparues à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, avec mission d’ouvrir les esprits à la connaissance des littératures étrangères. Or, tandis que cet enseignement se répandait en Europe et en Amérique, le Collège de France n’offrit jamais de chaire se réclamant de cette discipline dans sa version la plus ample, sans mention d’aire géographique, linguistique ou culturelle délimitée. C’est maintenant chose faite avec cette première chaire de littératures comparées (par quoi il faut entendre: comparées entre elles, les unes avec les autres).
Si la comparaison figure explicitement dans l’intitulé, le programme de cette chaire ne s’y réduit toutefois nullement: son objet est en réalité l’étude de la littérature sans la moindre limite et dans toute son étendue.
À quelle échelle en effet envisager un problème quelconque de l’histoire littéraire? L’échelle européenne vaut pour un grand nombre de sujets intéressant la littérature française. Mais de quelle Europe s’agira-t-il? Une définition large s’impose, intégrant les littératures des langues européennes, de quelque continent qu’elles viennent, et notamment des Amériques. Mais pourquoi s’arrêter là? Dès l’Antiquité classique, les échanges méditerranéens et eurasiens mirent en contact les cultures européennes avec l’Afrique et l’Asie, et ils ne cessèrent de se complexifier, en particulier avec les mouvements de colonisation, puis de décolonisation. La perméabilité des cultures et la circulation des œuvres forment une donnée fondamentale de leur histoire. Nulle littérature n’est une île, et le prétendu délit d’appropriation culturelle n’est qu’une arme au service de la limitation de la liberté de pensée et du cloisonnement des peuples et des cultures.
C’est surtout la notion même de littérature qui fait problème, avec tout ce qu’elle implique de présupposés et d’usages historiquement datés et géographiquement localisés: en gros, l’Europe des deux derniers siècles. C’est pourquoi l’intitulé de cette chaire a été mis au pluriel, et il y est proposé l’étude non pas de la, mais des littératures, dont il convient de postuler d’abord la diversité, non seulement linguistique, mais culturelle et anthropologique. Il s’agira donc d’explorer une problématique, celle de la pluralité des objets dits littéraires, de leur nature, des corpus qu’ils forment, de leurs fonctions et de leur variabilité historique et culturelle.
Or, développer une telle description des littératures, construire une histoire des canons, ce n’est pas seulement raconter une histoire ou faire avancer la science: c’est changer notre lecture des œuvres. L’œuvre singulière existe à peine par elle-même: elle se détache toujours sur un fond plus ou moins perceptible d’autres œuvres, d’autres textes, parmi lesquels elle fait sens et qui orientent notre compréhension. Tout canon crée une série qui enferme l’œuvre dans un système de significations. Toute lecture, que nous en ayons conscience ou non, est une lecture comparée.
En réalité, nulle conscience critique, nulle véritable connaissance de soi, nulle appréhension de l’universel ne sauraient se former sans lecture des textes étrangers ou lointains. En travaillant ainsi à une histoire et à une géographie différentielles du concept de littérature, il s’agit de provoquer chez le lecteur contemporain un sentiment d’étrangeté par rapport à lui-même, de déstabiliser ses systèmes de valeurs et sa vision du monde: non pas le simple dépaysement pour le dépaysement (même si l’on ne saurait sous-estimer le plaisir ni l’excitation d’entrer en territoires inconnus), mais un dépaysement visant à la défamiliarisation.
Voilà pourquoi il nous faut d’un seul mouvement construire et explorer la bibliothèque mondiale ou totale, par opposition à la littérature mondiale (World Literature) telle qu’elle s’est définie dans les dernières décennies, notamment sur les campus nord-américains, comme une compétition généralisée entre les textes, parallèle à celle où s’affrontent puissances dominantes et émergentes. La littérature mondiale ainsi définie, qui n’est souvent qu’un simple contemporanéisme, apparaît comme le stade ultime de la décontextualisation et de l’acculturation des œuvres, sinon de leur marchandisation et de leur monétisation, comme le remarquaient déjà Marx et Engels. La bibliothèque mondiale, au contraire, qui n’est pas une institution réelle, mais un concept opératoire et un protocole scientifique de lecture, rassemble une myriade de bibliothèques hétérogènes, chacune à envisager selon ses propres critères, selon ses propres hiérarchies et classifications.
Le sens de cette chaire sera d’entrouvrir la porte de cette bibliothèque mondiale et d’en parcourir quelques rayonnages, trop peu nombreux certes, afin de faire de nous des lecteurs sans limite, capables de lire par-delà la littérature, en nous dégageant de notre propre historicité.
Une telle réflexion sur les cultures dans lesquelles s’inscrivent les textes finit forcément par déboucher sur une critique générale de la culture, selon une mission de nature humaniste et démocratique. Dans l’Europe à laquelle nous participons désormais en tant que citoyens, dans le monde globalisé qui est le nôtre, où les progrès technologiques démultiplient les échanges et circulations des personnes, des discours, des représentations et des biens tout en aggravant le risque de malentendus culturels et religieux, cette mission subversive, critique et créatrice ne peut pas ne pas rester la note fondamentale, sinon la justification, de tout enseignement et de toute recherche en littératures comparées au Collège de France.