L’histoire et la sociologie des sciences de ces dernières décennies a considérablement transformé notre travail en déplaçant l’angle privilégié d’investigation qui portait sur les idées et les théories vers des études qui considèrent les résultats de la science comme des artefacts culturels. Ces derniers occupent matériellement et physiquement l’espace, sont encastrés dans des environnements sociaux, et sont élaborés par des individus qui ne sont pas isolés et qui au contraire interagissent avec leur environnement matériel et social. Les produits de la science, comme Ludwik Fleck l’a montré le premier, sont ainsi le témoignage de leur propre histoire.
C’est aux acteurs historiques eux-mêmes qu’il faut appliquer en premier lieu cette perspective. Pour comprendre les théories d’économistes comme Léon Walras ou John Maynard Keynes, il est nécessaire de comprendre non seulement leur conception de la science, mais également leurs pratiques de recherche, et le sens qu’ils attribuent aux résultats de leurs recherches. L’idée que les théories et les idées sont les témoins d’une histoire qui est située dans des pratiques matérielles n’est pas étrangère aux historiens et aux philosophes de l’économie. Mais ce n’est que récemment que notre profession en a pris acte, et s’est explicitement intéressée à l’organisation matérielle et sociale de la recherche, aux compétences intellectuelles et pratiques nécessaires à la modélisation et à l’expérimentation. Étudier les dimensions matérielles de la production des connaissances implique également de bien faire attention à ne pas prendre pour argent comptant ce que les acteurs disent d’eux-mêmes à propos de leurs pratiques. Les croyances et les pratiques épistémologiques peuvent diverger et sont à questionner plutôt qu’à prendre comme point de départ d’une investigation. À titre d’exemple, les progrès de la méthode expérimentale à la fin du 20e siècle ont impliqué une reconfiguration sociale et matérielle de la discipline économique qui modifie ce qui peut être considéré comme une preuve ou comme une bonne pratique.
L’historien de la pensée politique s’intéresse ainsi à l’installation architecturale dans laquelle les débats parlementaires prennent place, car elle affecte les résultats des délibérations. De façon similaire, les circonstances physiques dans lesquelles l’individu vote ont un impact sur son comportement électoral.
Pour l’historien de la science économique en particulier, cette réorientation des théories aux pratiques réveille d’anciennes anxiétés. Depuis John Stuart Mill, les économistes (faisant encore de l’économie politique) étaient très soucieux de séparer leurs théories – comme ensemble de vérités – de leurs applications. Ils souhaitaient séparer la science de l’art. La théorie économique a donc évacué l’art et s’est isolée des complications de la politique et de la société : les lieux, les cultures, les communautés se trouvent dans le monde des pratiques, mais pas dans le monde de la théorie.
Les tensions épistémiques et ontologiques qui sont ainsi produites entre la théorie et la pratique, entre les concepts, les outils et leurs applications, entre l’image des économistes comme scientifiques et leur mode de fonctionnement comme individus ou membres de groupes qui interviennent (consciemment ou non) dans la sphère publique et politique sont autant d’objets de recherche qu’il nous faut suivre avec une approche historique plutôt qu’analytique.