La professeure Audrey Lebret, nouvellement arrivée à Lausanne, est une spécialiste de la santé numérique et du biodroit. Des secteurs en ébullition avec la montée en force de l’IA et les innovations – xénogreffes, ingénierie génétique – dans le domaine de la santé.
Auréolée d’un riche parcours, qui l’a conduite aux États-Unis, au Brésil, en Nouvelle-Zélande et au Danemark, Audrey Lebret est arrivée à Lausanne le 1er août 2024 comme professeure associée. Engagée conjointement par la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique (FDCA) et la Faculté de biologie et de médecine (FBM), la Bretonne est chargée d’enseigner le biodroit, la santé numérique* et le droit du vivant.
Au sein de l’Institut des humanités en médecine (IHM), elle travaille avec le professeur Frédéric Erard, dont le poste est lui aussi partagé entre les deux facultés ; leur objectif, notamment, est de développer des projets de recherche interdisciplinaires. « J’apprécie énormément cette position entre deux facultés, c’est très stimulant, souligne Audrey Lebret. Mon rattachement à l’IHM, institut qui couvre un vaste pan des sciences humaines, ouvre aussi un large éventail de possibilités de collaborations interdisciplinaires. Tout comme le fait d’être directement rattachée, à travers l’IHM, à un hôpital, au CHUV. »
Juriste en droit international, spécialisée dans l’étude des interactions entre nouvelles technologies, biomédecine et droits fondamentaux, la professeure se réjouit par ailleurs du binôme qu’elle forme avec Frédéric Erard : « Nous sommes très complémentaires, Frédéric est très centré sur le droit médical suisse, avec une approche concrète de la protection des données, tandis que j’apporte, avec le droit international et européen, une vision peut-être plus globale, axée sur les questions de gouvernance de l’IA en santé. »
Et entre les deux, beaucoup de points de convergence. Au premier chef, bien sûr, l’intelligence artificielle : « Dans la santé numérique, l’IA représente aujourd’hui un chantier considérable, par les questionnements juridiques qu’elle soulève, par les risques qu’elle fait courir au respect des droits fondamentaux. » Et l’IA infuse tous les domaines. Audrey Lebret est également spécialisée dans le droit de la bioéthique, ou biodroit, qui vise à traduire en normes juridiques les choix de société effectués dans le domaine de l’éthique et des pratiques biomédicales. Il s’applique par exemple à la transplantation d’organes, à la procréation médicalement assistée et à la fin de vie.
Approche par les risques et les droits
« Tous ces domaines suscitent des débats éthiques animés ; la question que l’on se pose, en tant que juriste, c’est à partir de quel moment ces débats se "juridicisent" », relève la professeure. La question est d’autant plus complexe que les pratiques biomédicales sont en constante évolution, poussées par l’innovation. Et le droit court souvent après la technologie. D’où une approche « par les risques », qui permet d’anticiper les dérapages sans empêcher l’innovation.
« Avec l’IA se pose la question des biais, qui sont susceptibles d’entraîner des discriminations. Tout d’abord, il y a les biais qui peuvent influencer l’accès, par exemple à une transplantation : comment garantir un accès équitable à la transplantation ? Quel type d’algorithme, quelles variables va-t-on utiliser pour l’allocation d’un organe ? Il y a deux niveaux à considérer : tout d’abord, les données avec lesquelles on nourrit la machine, avec lesquelles on l’entraîne. Comment s’assurer que ces data ne sont pas elles-mêmes biaisées, que les variables choisies ne vont pas favoriser, implicitement, une catégorie de receveurs ? »
Outre les données et leur prétraitement, il y a les problématiques liées à l’apprentissage proprement dit : « Une corrélation, même forte, n’est jamais un lien de causalité, souligne Audrey Lebret. Or les IA font des corrélations entre des variables qui n’ont parfois aucun sens d’un point de vue sociétal. Elles peuvent former un groupe de personnes avec des caractéristiques complètement aléatoires, par exemple celles qui ont un chien ou dont le numéro d’appartement comporte une séquence de chiffres ou lettres spécifiques. Des groupes stigmatisés en raison de leur sexe, de leur origine ethnique, de leur religion ou de leur orientation sexuelle sont protégés par le droit ; mais un groupe créé de façon aléatoire par une machine, potentiellement discriminé, ne sera pas protégé. Comment réagir face à ça ? »
Innovation et transplantation
Plus globalement, se pose aussi la question de la durabilité de l’IA : « "Durabilité" prise dans un sens large, aussi bien en parlant de sa viabilité économique et environnementale, que de son acceptabilité sociale », relève la juriste. Ce qui amène un autre problème : l’intégration de normes culturelles peut favoriser cette acceptabilité mais, dans le même mouvement, conduire à de nouveaux biais : « On conteste de plus en plus l’idée d’une technologie neutre. Mais cette neutralité de l’IA est-elle souhaitable, ou doit-elle au contraire refléter la population à laquelle on l’applique ? On peut considérer qu’il y a des biais non acceptables (discrimination en fonction du genre, de l’appartenance ethnique, etc.) et des biais acceptables, dans le sens qu’ils incluent des valeurs représentatives des populations ciblées par ces systèmes d’IA, si tant est que ces valeurs soient compatibles avec les droits fondamentaux. »
Audrey Lebret s’intéresse à la transplantation d’organes et de tissus depuis sa thèse obtenue à l’Université Panthéon-Assas, à Paris. Et les enjeux débordent largement l’IA : par exemple, la Suisse vient de réviser, en 2022, sa loi sur la transplantation, introduisant le principe du consentement présumé, comme c’est déjà le cas dans la plupart des pays européens, dont la France depuis 1976. « Mais juridiquement, on constate un écart entre ce que dit le droit et la pratique. Il y a une zone floue, il faut tenir compte du ressenti des proches, alors que du point de vue médical, l’enjeu de timing est considérable. »
Après un hiatus de quelques années, les xénogreffes, soit des greffons provenant d’une autre espèce, font aussi leur grand retour, à la faveur des progrès de l’ingénierie génétique : il s’agit presque de droit du vivant « au carré », puisque pour faire face à ces « chimères » homme-animal, la protection des animaux, les interrogations philosophiques s’ajoutent au biodroit. C’est un thème prioritaire pour Audrey Lebret.
Du pain sur la planche
En vrac, la professeure a également lancé un projet de recherche sur le thème de la réglementation des perturbateurs endocriniens. Dans ce contexte, elle a engagé un doctorant, Mickaël Repellin, au 1er décembre 2024. Elle travaille aussi, dans le cadre d’une grande étude internationale pilotée par l’Université McGill, au Canada, sur le risque de discrimination génétique : dans quelles circonstances les assurances peuvent-elles avoir accès aux données génétiques des patient·es ?
« Globalement, en termes de biodroit, il faut arbitrer deux visions : on est au carrefour de l’innovation – qu’on parle de thérapies innovantes ou de santé numérique – et du droit de la personne. Si je me place au niveau du droit européen, cela revient à opposer la logique du marché, favorable à l’innovation – c’est l’Union européenne –, et la protection du droit de la personne, le principe de la gratuité des dons – c’est le Conseil de l’Europe. Autrement dit, si l’on schématise, on a d’un côté des donneurs, qu’on parle d’organes, de tissus ou de données, et de l’autre des industries qui gagnent beaucoup d’argent. » Elle prend l’exemple de certaines thérapies innovantes, basées sur des dons de cellules ou de tissus, et qui génèrent de gros profits. Dans ce cadre, elle a notamment œuvré au sein du projet européen CREATIC.
Et la vision européenne diffère encore de la vision américaine, qui insiste sur l’autonomie de la personne (le fameux « moins d’État »), avec une perspective plus individualiste, avance la spécialiste du droit international, qui avait consacré sa thèse à une comparaison des pratiques, en matière de transplantation, entre l’Europe et les États-Unis.
Les visions s’affrontent, et c’est aux juristes – entre autres – d’encadrer les débats, souvent houleux et toujours complexes. Challenge supplémentaire pour Audrey Lebret, elle enseigne sur plusieurs campus, à l’EPFL, à la FDCA, ainsi qu’à la FBM en médecine et en biologie : « En arrivant à la FBM, j’élargis mon champ d’action dans le droit du vivant en intégrant la protection des animaux et le droit de l’environnement, pris sous l’angle de la conservation et du concept de One Health, qui souligne l’intrication entre santé humaine, santé des animaux et des plantes, et santé de l’environnement. »
* Le droit de la santé numérique correspond à l’étude de l’encadrement juridique du développement et de l’usage du numérique, y compris de l’IA, en santé.