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Pourquoi les organisations internationales détestent-elles la politique ?

Interview de Lucile Maertens (Maître-assistante à l’Institut d’études politiques) à l’occasion de la sortie de son ouvrage, co-écrit avec Marieke Louis, sur la dépolitisation du monde.

Publié le 26 mai 2021

Lucile Maertens, vous venez de publier le livre Why International Organizations Hate Politics. Depoliticizing the World (London: Routledge, 2021), avec votre co-autrice Marieke Louis, maîtresse de conférences en science politique à l’IEP de Grenoble (laboratoire PACTE). De quoi parle cet ouvrage ?

L’ouvrage s’intéresse à une revendication très répandue dans le monde des organisations internationales : celle de « ne pas faire de politique ». Nous avons décidé de prendre cette revendication d’apolitisme (‘apolitical claims’) au sérieux et de montrer comment des organisations internationales très diverses la mettent en pratique pour « dépolitiser le monde ». Par organisations internationales, nous entendons à la fois les bureaucraties internationales et le monde composite des fonctionnaires internationaux mais aussi les États. Ces pratiques de dépolitisation sont nombreuses ; nous les regroupons en trois grandes catégories : celle consistant à se réclamer d’une expertise spécifique, celle consistant à produire des formats d’intervention neutres en apparence, et enfin celle consistant à diluer la temporalité politique pour gagner du temps, voire aller jusqu’à « enterrer » certains débats qui divisent les organisations internationales. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, nous nous intéressons aux logiques de dépolitisation c’est-à-dire pourquoi dépolitise-t-on et quels sont les effets de cette dépolitisation ? Nous identifions trois grandes logiques : une logique pragmatique qui puise dans la « théorie » fonctionnaliste et la division du travail qui structure le monde des organisations internationales, une logique permettant une monopolisation de la légitimité, et enfin une logique consistant à esquiver la responsabilité politique. Nous concluons l’ouvrage sur l’irréductible nature politique des organisations internationales et les effets potentiellement contre-productifs de cette dépolitisation.

En quoi votre perspective est-elle novatrice ?

L’originalité de l’ouvrage tient en grande partie à son cadre analytique qui vise à articuler, de manière systématique, les pratiques et les logiques de dépolitisation à l’œuvre dans le monde des organisations internationales, qu’il illustre à l’appui de très nombreux cas d’étude tels que la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, les négociations climatiques ou la régulation des firmes transnationales. Inscrit dans une perspective de sociologie des relations internationales, l’ouvrage prend au sérieux la dépolitisation à l’œuvre dans et par les organisations internationales, en en montrant la complexité voire l’ingéniosité, tout en restant critique quant à la possibilité pour les organisations internationales de réellement dépolitiser le monde. Nous partons en effet du principe que la dépolitisation est en fait un processus politique : elle peut être tactique voire stratégique, servir des intérêts mais aussi des objectifs de politique générale. En outre, nous avions le souci de rendre compte de pratiques communes à des organisations internationales qui sont souvent considérées comme trop différentes car agissant dans des domaines apparemment aussi éloignés que la sécurité, la santé, le travail, l’environnement, le développement, etc. En s’émancipant des typologies qui opposent les organisations dites « politiques » (comme l’ONU) aux organisations dites « techniques » (comme l’Organisation internationale du travail - OIT ou le Programme des Nations unies pour l’environnement - PNUE), notre ouvrage vise aussi à « banaliser » les organisations internationales comme des acteurs politiques à part entière, même si elles ont des spécificités.

Comment en êtes-vous venues à vous intéresser à la dépolitisation dans les organisations internationales ? 

Le projet d’ouvrage est né d’une énigme empirique survenue pendant mes recherches doctorales : comment comprendre que les fonctionnaires du PNUE, où je menais une enquête ethnographique, affirmaient inlassablement « ne pas faire de politique », alors que l’objet de leur mandat (la protection de l’environnement) est une question éminemment politique et que leurs rapports émettent des recommandations sur les politiques publiques à mettre en œuvre ? Dans le cadre de son étude sur l’OIT, ma co-autrice Marieke Louis a été confrontée à un questionnement similaire : elle entendait régulièrement les délégués des États membres déclarer « ne pas parler d’enjeux politiques » et ne pas défendre de « position politique » en matière de droit du travail. De ces deux surprises ethnographiques est donc né le projet d’étudier ces processus récurrents à travers lesquels les organisations internationales prétendent être apolitiques. Cette question avait été partiellement traitée dans la littérature académique et nous nous sommes appuyées sur de nombreux travaux, notamment issus du monde académique francophone, pour illustrer notre propos, mais aucune étude ne traitait systématiquement la dépolitisation dans les organisations internationales. Nous voulions combler ce vide pour mieux comprendre ces organisations et les effets de la dépolitisation sur la gouvernance des grands problèmes mondiaux contemporains.

À qui s'adresse votre ouvrage ? 

Disponible en ligne en libre accès grâce au soutien du FNS, cet ouvrage est destiné à une large audience. Il intéressera bien entendu les étudiant·e·s et chercheur·e·s en relations internationales, mais également des disciplines connexes, à la fois comme introduction aux organisations internationales – nous explorons plus d’une quarantaine d’organisations dans des champs thématiques extrêmement variés – et comme grille de lecture pour comprendre les pratiques et logiques de dépolitisation à l’international. Il aspire également à intéresser les étudiant.e.s et chercheur.e.s en sciences sociales en replaçant les organisations internationales dans des questionnements classiques tels que le cadrage des problèmes publics, les usages de l’expertise, les processus de légitimation et les dynamiques de pouvoir étudiées à l’aune des logiques institutionnelles, cultures organisationnelles et pratiques professionnelles. Tout en s’adressant à un public déjà un peu informé sur les politiques internationales (journalistes, enseignant·e·s, élu·e·s, etc.), ce livre est également destiné au personnel des organisations internationales qui nous ont ouvert les portes du multilatéralisme. L’ouvrage aspire à rendre compte de la complexité de leur monde – aucun fonctionnaire international ne se lève tous les matins avec pour objectif de dépolitiser la pauvreté ! – tout en ouvrant la discussion sur le sens et les implications politiques de leurs activités professionnelles.

Article par Antoine Lehmann, assistant-étudiant, communication IEP


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