Certaines fourmis sectionnent les pattes de leurs congénères blessées pour leur sauver la vie: c’est ce qu’ont découvert des biologistes de l’UNIL. Cette amputation médicale, cas à ce jour unique dans le monde animal, fait l’objet d’une publication dans "Current Biology".
La chirurgie n’est plus l’apanage des humains. Des chercheurs du Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL montrent que les fourmis charpentières de Floride (Camponotus floridanus), une espèce commune originaire de cet état américain, amputent leurs blessées. Ici, pas de scalpel ni de scie mais de minuscules dents acérées qui mordent la base de la patte, jusqu’à la sectionner. «Il s’agit du premier cas connu où un animal procède à une amputation dans le but d’augmenter la survie de ses semblables», souligne Erik Frank, ancien postdoctorant au DEE.
Ajuster le traitement au type de lésion
Les expériences, réalisées dans les laboratoires de l’UNIL à Dorigny, montrent que les fourmis amputent uniquement si la blessure est localisée au niveau du fémur, jamais si elle est située plus bas sur la jambe, au niveau du tibia. Les insectes redoublent alors d’efforts pour nettoyer la plaie. «Dans les deux cas, les ouvrières commencent par s’occuper de la lésion en la léchant, mais elles sont ensuite capables d’adapter le traitement en fonction de l’emplacement de la blessure», résume Erik Frank, copremier auteur avec Dany Buffat, ancien étudiant de master au DEE, de l’étude publiée le 2 juillet 2024 dans Current Biology. Quelle que soit la technique utilisée, l’intervention augmente nettement la survie des animaux qui, en cas d’amputation à la suite d’une lésion au fémur, passe de 40% à 90% et, en cas de nettoyage intense de la plaie à la suite d’une blessure au tibia, passe de 10% à 75%.
Amputer si le jeu en vaut la chandelle
Mais pourquoi les fourmis ajustent-elles leur méthode de soins en fonction de la position de la blessure? Pour mieux comprendre ce phénomène, les biologistes de l’UNIL, en collaboration avec une équipe japonaise de l’Okinawa Institute of Science and Technology, ont réalisé des micro-CT-scan de pattes.
Ces analyses ont révélé que les muscles responsables de la circulation de l’hémolymphe (équivalent du sang chez les fourmis et donc responsable du transport des bactéries) se trouvent principalement dans le fémur. «Il est donc probable que les blessures au fémur, en diminuant le flux de l’hémolymphe, fournissent assez de temps pour amputer avant que l’infection ne se propage», commente Erik Frank. Car du temps, il en faut: 240 minutes sont en moyenne nécessaires aux fourmis pour procéder à l’ablation d’une patte. Or pour les dommages au tibia, les tests en laboratoire montrent que si le membre n’est pas sectionné immédiatement, l’individu meurt. Les insectes n’étant donc pas à même d’opérer assez rapidement pour empêcher l’expansion de l’infection, ils limitent celle-ci en passant davantage de temps à nettoyer la lésion.
À chaque espèce de fourmi sa stratégie de soin
Dans une étude publiée fin 2023 (lire l’actualité), Erik Frank et ses collègues avaient déjà révélé que les fourmis Matabele, une espèce subsaharienne, traitaient les blessures de leurs congénères en y déposant des composés antiseptiques secrétés par leur glande métapleurale. Or cette glande a, au fil de l’évolution, été perdue chez plusieurs genres de fourmis, dont les Camponotus actuellement étudiées. La nouvelle recherche, également dirigée par Laurent Keller, ancien professeur à l’UNIL, montre donc que ces espèces se sont adaptées et ont développé d’autres comportements pour secourir leurs blessées. Un phénomène qui, selon Erik Frank, n’est pas sans rappeler l’histoire de la médecine humaine qui, elle aussi, a évolué en fonction des outils à disposition: «Jusque dans les années 1940, les amputations étaient fréquentes pour limiter la propagation d’une infection. Puis le développement des antibiotiques a complètement changé la donne.»
Étudier la perception de la douleur
Erik Frank, désormais chef de groupe à l’Université de Würzburg, en Allemagne, poursuit ses travaux pour comprendre précisément jusqu’à quand les amputations sont efficaces et si, de leur côté, les fourmis sont en mesure d’identifier ce moment charnière.
Le biologiste souhaite également explorer la question de la gestion de la douleur. «Quand on regarde les vidéos de nos expériences, on constate que les individus blessés présentent leurs pattes à leurs congénères et se laissent mordre volontairement pendant de longues minutes, sans sourciller, jusqu’à l’amputation. Ils coopèrent et ne semblent pas souffrir. Des comportements très intrigants qui méritent d’être étudiés de manière plus approfondie», conclut Erik Frank.