Trajectoires migratoires et insertions socioprofessionnelles de nouvelles prolétaires chinoises en Île-de-France
Sous la direction de A.-Ch. Trémon (EHESS)
Entre 2014 et 2015, dix-sept sans-papiers chinoises se mobilisent à côté de leurs collègues africaines et mènent plusieurs grèves à Paris dans trois salons de beauté, avec parfois occupation voire réquisition du lieu de travail en autogestion. C’est une situation surprenante, de celle qui pourrait même « troubler la pensée » comme en recherchait Howard Becker (1998), car elle brise le cliché des bons immigrés chinois, toujours travailleurs et discrets. À cela s’ajoute le fait qu’elles sont sans-papiers et prennent donc le risque d’être expulsées en se rendant visibles dans l’espace public. Or, rien n’est plus visible qu’une grève et l’occupation d’un lieu de travail, pouvant même les exposer à la police voire à d’éventuels problèmes avec la justice et cela nous interpelle sur les évolutions de la migration chinoise de travail.
Les mobilisations collectives fonctionnent souvent comme des miroirs grossissants pour comprendre les enjeux et les rapports au travail au quotidien. Toutefois, la visibilité associée à ces moments culminants de perturbation ou d’exacerbation de tensions professionnelles latentes rend encore plus difficile la vie quotidienne invisible de ces mêmes femmes. À cette fin, notre longue enquête de terrain (avec près de 400 employées de manucure étudiées en région parisienne pendant quatre ans et demi) montre que, malgré la visibilité médiatique ponctuelle de leurs mobilisations, cette mise en avant ignore cependant les aspects pratiques de leur vie quotidienne. Nous avons effectué des observations et enquêtes ethnographiques, parfois par internet sur les réseaux sociaux chinois sur portable, mais le plus souvent lors d’observations participantes et d’entretiens individuelles dans leurs lieux de travail et d’habitation, leurs espaces de socialisation, et également dans les préfectures et les hôpitaux. Ainsi, nos enquêtes de terrain font apparaître différentes typologies des femmes travaillant dans le soin des ongles en France selon leur génération, leur statut légal et leurs expériences migratoires.
Cette étude a donc pour but d’étudier la vulnérabilité et la subjectivité de cette population migrante et travailleuse à l’ère d’un capital humain globalisé. Pour cela, nous allons d’abord discuter de la cause des mobilisations convergentes de sans-papiers manucures en région parisienne, et de démystifier leur supposée « discrétion » asiatique. Plus largement, elle pourra rendre visible les vies des femmes chinoises arrivées seules en France, dans la niche en émergence de l’esthétique. Les matériaux récoltés de terrain révèlent la construction de leurs propres réseaux de travail et de solidarité, en dehors du réseau classique de laoxiang (老乡), afin de lutter contre des conditions difficiles au travail. Ces immigrées développent différentes stratégies intergénérationnelle et inter-laoxiang pour garder un poste en tant que manucure. C’est ce que reflète par exemple le système de shituzhi (师徒制), chargé de maintenir et d’améliorer leurs compétences professionnelles voire stratégies d’intégration en France, ou encore le dapu (搭铺), un système d’habitation organisé en parallèle du marché de logement traditionnel français, et qui permet à ces femmes d’avoir une vie de couple temporaire et une certaine liberté sentimentale. Il leur redonne ainsi une prise sur leur propre parcours migratoire ainsi qu’une preuve de solidarité entre pairs. En outre, notre étude questionne l’influence de l’adoption des réseaux sociaux numériques par ces femmes, qui semblerait participer à la (dé)construction de l’idée d’une « double absence » (Sayad, 2016 [1999] ; 2014 [1991]) en tant que travailleuses transnationales, mais aussi à une certaine forme d’uberisation, par amplification d’une flexibilité et d’une immobilité paradoxales de ces sans-papiers.
Si les données quantitatives ont permis de décrire et d’expliquer l’organisation normative des salons de manucure, nouvelle niche émergente en France, les enquêtes qualitatives complètent nos théories sur la construction de ces normes par les actions des immigrées elles-mêmes. Nous mobilisons donc une méthode mixte pour étudier les esthéticiennes-manucures chinoises à la fois d’une manière typologique, relationnelle et scientifique, avec une inspiration structuraliste et matérialiste, mais aussi avec une vision critique et féministe de l’exploitation et de l’émancipation des femmes immigrées.