Directrice de l'ASPI
L’ASPI (Fondazione della Svizzera italiana per l’Aiuto, il Sostegno e la Protezione dell’Infanzia) entend aider, soutenir et protéger l’enfance. Fondée en 1991 par le médecin-pédiatre Amilcare Tonella de Bellinzone au titre de groupe régional de l’Association suisse de protection de l’enfance (actuellement Fondation Suisse pour la Protection de l’Enfance), l’organisation est devenue une fondation cantonale en 2009.
Sa directrice, la Dre Myriam Caranzano-Maitre, présente quelques-unes des particularités de l’institution qu’elle guide depuis 1997.
Pour quels objectifs œuvre la fondation dont vous êtes la directrice?
L’objectif principal de l’ASPI est de prévenir toute forme de maltraitance infantile, que ce soit la violence physique, psychologique ou émotionnelle, la négligence et bien entendu les abus sexuels.
Cette approche est indissociable de la promotion du respect de l’enfant. Notre vision est que chaque enfant a droit au même respect et à la même protection que tout adulte.
Nous souscrivons inconditionnellement à l’affirmation de Paulo Sérgio Pinheiro, auteur du rapport de l’OMS sur la violence contre les enfants (2006) : « Aucune violence à l’encontre des enfants ne peut se justifier; toute violence à l’encontre des enfants peut être prévenue. Il n’y a plus d’excuses possibles !
Merci de nous détailler quelques-unes des activités les plus importantes de votre programme d’actions
Notre programme d’actions comporte trois piliers complémentaires : la sensibilisation, la formation et la prévention. Notre travail se base sur les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé et de l’ISPCAN (International Society for Prevention of Child Abuse and Neglect, www.ispcan.org), en particulier sur le document « Prévention de la maltraitance des enfants: intervenir et produire des données ».
Sensibilisation
En ce qui concerne la sensibilisation, nous aimerions que la société soit davantage consciente des conséquences de la maltraitance infantile et des enjeux qu’il y a à traiter les enfants avec respect. Nous contribuons à sensibiliser le public le plus large possible, en particulier grâce à la collaboration avec les médias et à notre présence lors de manifestations particulières. J’aimerais citer le festival du film international de Bellinzone, Castellinaria (www.castellinaria.ch). Chaque année le jury des jeunes de 6 à 15 ans attribue le prix ASPI au film qui thématise le mieux les droits de l’enfant. Ce prix est l’incarnation de la participation des jeunes à une question qui les concerne, il nous permet de sensibiliser les milliers de spectateurs présents durant le festival et d’être de plus présent dans le monde de la culture, à un niveau international. Divers réalisateurs lauréats de ce prix dénommé Arturo - du nom de la statue de bronze qui le symbolise - se sont dits particulièrement touchés par ce qu’il incarne !
Formation
Dans le domaine de la formation, notre objectif est d’offrir à tous les professionnels, qui travaillent de prêt ou de loin avec des enfants, un bagage minimum de connaissances au sujet de la maltraitance infantile, afin de pouvoir travailler en réseau pour protéger les enfants qui le nécessitent. Nous intervenons ainsi dans la formation de base et continue des professionnels du secteur sanitaire (infirmiers, soignants, physiothérapeutes, ergothérapeutes, …) et des enseignants. Nous participons aussi régulièrement à des cours pour les éducateurs de la petite enfance et les intervenants du domaine pénal (ministère public, police judiciaire et autorité de tutelle). Nous sommes régulièrement inviter à donner des formations à des groupes particuliers : samaritains, médecins…
Notre but est aussi de contribuer à développer la culture du respect de l’enfant dans tous les milieux qu’il fréquente. Il est encore trop courant que des adultes formés pour travailler avec des enfants (enseignants, éducateurs, médecins, assistants sociaux, moniteurs d’activités récréatives, …) utilisent des stratégies qu’ils pensent éducatives et qui, au contraire, sont en totale contradiction avec la notion même de respect de la personne et donc, de l’enfant. Beaucoup d’enfants sont contraints à supporter des traitements qui, quand ils sont infligés à des adultes, sont qualifiés de mobing ou autres délits pénaux ! Il est urgent de changer cette situation ! Comme le dit si bien Peter Newell (www.endchildcorporalpunishment.org), « il est impératif d’assurer, par le biais de la loi, aux enfants (êtres humains âgés de 0 à 18 ans) le même droit au respect et à la protection que n’importe quelle personne de plus de 18 ans est en droit d’exiger ! » Cela est d’autant plus urgent que les progrès réalisés dans le domaine des neurosciences démontrent que, en plus de l’effet sur le développement comportemental de l’enfant (par l’observation et l’imitation des situations qu’il vit quotidiennement), chaque acte de violence envers un enfant, qu’elle soit physique ou émotionnelle, a un impact sur le développement de son cerveau ! Cela implique une profonde remise en question de la majeure partie des adultes de notre société puisque la majorité d’entre nous a été confrontée à des punitions de diverse nature. Reconnaître que cela a des conséquences signifie faire face à nos zones d’ombres et surtout nous remettre en question en tant que fils et filles (nous le sommes tous !) et parents pour beaucoup d’entre nous. Nos parents et beaucoup d’entre nous ont fait de leur mieux avec leurs enfants, sans savoir ce que personne aujourd’hui ne devrait ignorer : la violence éducative est dangereuse et nuit gravement aux enfants ! Et il y a violence bien avant d’avoir des lésions ou des conséquences visibles. « Chaque acte violent envers un enfant, que ce soit une gifle ou une « engueulée » est un mauvais traitement ! Ce qui n’est pas toléré pour un adulte ne saurait l’être pour un enfant. » (Peter Newell, Nagoya 17.09.2014 Congrès ISCAN)
Prévention
Nous proposons et conduisons trois programmes de prévention des abus sexuels et de la maltraitance envers les enfants : “Le parole non dette” (que l’on peut traduire par « Les mots non dits »), “Sono unico e prezioso!” (connu en français comme « Mon corps m’appartient ! ») et “e-www@i!” (nom composé d’après l’association des symboles liés à Internet et signifiant « vas-y ! » en italien).
“Le parole non dette”
Le programme “Le parole non dette” a été élaboré par le Dr Alberto Pellai, médecin et psychothérapeute, chercheur à l’Université de Milan, spécialiste de la promotion de la santé et de la prévention de la maltraitance infantile. Nous l’avons introduit en Suisse italienne en 2003.
Ce programme comporte des activités pour les enfants de 9 ans, leurs parents et leurs enseignants : 5 demi-journées avec des classes de quatrième primaire, 5 rencontres de deux heures avec les parents et les enseignants, en groupes distincts.
“Le parole non dette” est un très bon programme de prévention des abus sexuels envers les enfants. Preuve en est le fait qu’il a été choisi par la Communauté Economique Européenne (CEE) et développé dans cinq pays d’Europe (Italie, Pays-Bas, Slovaquie, Espagne et Royaume-Uni) grâce à un financement DAPHNE. L’évaluation réalisée par la Lucy Faithful Foundation est excellente.
Une des particularités de ce programme est qu’il se base sur l’expérience de ceux qui ont subi des abus sexuels durant l’enfance. Ces personnes nous aident à comprendre ce qui les a aidés ou ce qui aurait peut-être pu les aider à interrompre les abus, à développer des stratégies de coping (par exemple, le fait de se savoir non-responsable des abus, ou encore que c’est extrêmement difficile de dire « non ») et à raconter ce qu’ils ont enduré.
« Le parole non dette » respecte de plus tous les critères de l’OMS en matière d’éducation sexuelle et se base sur le concept de Life Skill Based Education.
“Sono unico e prezioso!”
Il s’agit d’un parcours didactique interactif, élaboré en Allemagne (http://www.petze-kiel.de) et importé en Suisse par la Fondation Suisse pour la Protection de l’Enfance (www.kinderschutz.ch). Il est connu sous l’appellation « Mon corps m’appartient » en français et « Mein Körper gehört mir ! » en allemand.
Après avoir traduit et adapté le parcours, nous l’avons introduit en Suisse italienne en 2006. Dès lors, grâce au financement du Canton et en collaboration avec le Département de l’Education, de la Culture et du Sport du Canton du Tessin, pratiquement toutes les classes d’école primaire participent à ce programme.
Les activités avec les enfants durent deux heures. Chaque classe est divisée en trois groupes et chacun d’entre eux est accompagné par une collaboratrice ASPI dans un parcours de six postes. En parallèle, les parents et les enseignants sont invités à une ou deux rencontres qui ont pour objectif principal de réfléchir aux messages de prévention du parcours et sur leur intégration dans l’éducation quotidienne, que ce soit en famille ou à l’école.
“e-www@i!”
En 2009, l’ASPI a élaboré ce programme de prévention des risques liés à l’utilisation d’Internet par les enfants sur la base de deux études de la SUPSI (Scuola Universitaria Professionale della Svizzera Italiana) et en collaboration avec la personne qui a conduit ces deux recherches et que nous avons depuis engagée comme responsable du projet.
Les activités de prévention sont élaborées de manière très ciblée en tenant compte des risques que les enfants encourent sur Internet. Durant les premières années, le projet s’adressait uniquement aux élèves de 3e secondaire (12-13 ans). D’entente avec les enseignants et sur demande de nombreux parents, nous l’avons aussi adapté pour les enfants plus jeunes et le proposons à présent à partir de la 4e primaire (9ans).
Comme pour toutes nos activités de prévention, le programme comporte des rencontres avec les parents et les enseignants et ont pour objectif de contribuer à renforcer leur rôle éducatif dans le domaine des technologies de l’information et de la communication.
Depuis 2003, date à laquelle nous avons initié nos projets de prévention, plus de 30'000 élèves de 5 à 18 ans, ainsi que des milliers d’adultes, en particulier des parents et des enseignants, y ont participé.
Quelle place occupe l’ASPI dans le dispositif de protection de l’enfance en Suisse italienne ?
Les compétences de notre équipe sont généralement reconnues, de part sa présence et son travail depuis de nombreuses années. Notre fondation contribue sans aucun doute à la sensibilisation générale de la population et à la formation de nombreux professionnels dans le domaine de la maltraitance. Il est toutefois important de souligner que l’ASPI n’intervient pas directement en cas de mauvais traitement ou d’abus sexuel envers des enfants. Son rôle est d’orienter les victimes vers les services spécialisés du Canton, en particulier le service d’aide aux victimes (LAVI).
Dans des cas exceptionnels et sur demande, nous collaborons avec les autorités judiciaires ou scolaires ou encore avec le service LAVI. Nous assumons aussi le rôle de spécialiste au sens de la LAVI lors d’audition de victime mineure dans le cadre des enquêtes judiciaires pour suspicion d’abus sexuels.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des mauvais traitements en Suisse ?
Si je pense à mes années d’étude, je me rends compte que la problématique des mauvais traitements était taboue et totalement sous-estimée. Et peu à peu, on s’y est intéressé et de grands progrès ont été réalisés. Cependant, j’ai l’impression que l’on est encore au stade où seuls les cas graves sont pris au sérieux. La violence envers les enfants est encore beaucoup trop banalisée et beaucoup d’entre eux sont contraints à supporter des situations contre lesquels n’importe quel adulte s’emporterait. Et surtout, il n’y a pas de limite claire à ce qui est acceptable ou non.
Pour améliorer cette situation, il est particulièrement important de pouvoir récolter des données au niveau national de manière à enfin avoir une vision d’ensemble du problème. Il est de plus absolument nécessaire de mieux définir le problème du point de vue de l’enfant. Il faut en particulier tenir davantage compte de la souffrance de l’enfant qui est présente bien avant que des lésions graves ne viennent confirmer la maltraitance. Il faut impérativement et constamment rappeler qu’un enfant maltraité ne peut pas attendre d’être protéger, il en va de tout son avenir !
Quelles seraient pour vous les priorités dans la lutte contre les mauvais traitements en Suisse ?
Je vois une priorité au niveau de la loi. Toujours plus de personnes ont compris que la violence génère la violence. Tant que nous accepterons des méthodes éducatives basées sur la violence, qu’elle soit physique ou psychologique, nous n’en sortirons pas. A mon avis, il est temps d’accélérer ce changement de mentalité en promulguant une loi qui interdise ces méthodes soi-disant éducatives et cela dans tous les milieux, y compris la famille. A travers le monde, 40 pays ont déjà réalisé ce pas important vers la culture du respect de l’enfant. (http://www.endcorporalpunishment.org/pages/frame.html).
Aujourd’hui les neurosciences ont démontré que tout acte violent envers un enfant a des conséquences. Pourquoi donc attendre encore ? Quand il s’agit d’obliger les passagers des voitures à attacher leur ceinture de sécurité ou encore les cyclistes à porter un casque, c’est bien parce que l’évidence montre que c’est efficace en terme de prévention
Bien entendu, de manière complémentaire à une telle loi, il faut promouvoir l’éducation non-violente à tous les niveaux : parents, enseignants, toutes personnes engagées avec des enfants.
Quels problèmes majeurs rencontrez-vous dans votre travail quotidien à la tête de l’ASPI ?
Le problème majeur auquel nous sommes constamment confrontés est le manque de moyens financiers. D’un côté, la demande pour nos activités de prévention augmente. De l’autre, les ressources ont tendance à se restreindre. Grâce à différents soutiens, nous espérons réussir à consolider notre situation financière dans le futur.
Une autre difficulté est lié au scepticisme de certaines personnes qui doutent de la réalité de la maltraitance dans notre société et prônent une éducation « à l’ancienne » comme remède à différents problèmes de société. Il est parfois bien difficile de faire comprendre que les comportements violents de certains enfants ou jeunes sont un symptôme de malaise et « mal-être » très souvent lié à la violence subie précédemment !
Les pouvoirs publics sont-ils suffisamment conscients des enjeux autour de la protection de l’enfance ?
NON… La protection de l’enfance et la prévention sont considérés comme des coûts… alors qu’il s’agit d’un investissement ! Différentes études ont démontré que chaque franc ou euro ou dollar investi dans la prévention permet à long terme d’économiser bien davantage que la somme initialement investie.
Comment jugez-vous les efforts menés en Suisse dans l’aide, le soutien et la protection de l’enfance ?
Je salue avec enthousiasme la naissance du réseau suisse contre la maltraitance et les efforts entrepris pour mieux comprendre la situation. Cette approche multidisciplinaire et à tous les échelons (académique, ONG, sur le terrain…) permettra sans doute dans le futur de mettre en œuvre des stratégies efficaces de prévention.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous engagez en faveur de la protection de l’enfance en particulier en Suisse italienne ?
Une première étape déterminante a été de me rendre compte alors que j’étais préadolescente que l’une de mes compagnes d’école avait une situation familiale difficile. Plus que comprendre, j’avais une intuition que quelque chose n’allait pas bien… Je trouvais cela injuste, mais je ne savais pas quoi faire, d’autant plus qu’il semblait normal que certains parents frappent leurs enfants. Déjà à cette époque, je me suis promis d’essayer de faire changer les choses.
Ensuite durant mes études de médecine à l’Université à Lausanne, grâce au Prof. E. Gauthier, et durant ma formation en pédiatrie j’ai pris toujours davantage conscience du problème de la maltraitance infantile et aussi de la nécessité de formation spécifique. J’ai donc suivi de nombreux cours et séminaires dans ce domaine, aussi durant ma longue pause maternité. J’ai participé activement aux initiatives de l’ASPE (Association Suisse pour la Protection de l’Enfance) dès sa fondation en 1982 et aujourd’hui encore je suis membre du Conseil de la Fondation Suisse pour la Protection de l’Enfance (www.kinderschutz.ch).
Quand en 1991 pour des raisons familiales je suis venue habiter au Tessin, le Dr Amilcare Tonella, pédiatre et fondateur de l’ASPI m’a naturellement invitée à collaborer avec lui jusque à me confier « son » ASPI lorsqu’il est tombé gravement malade. Depuis 1997, je suis donc à la tête de l’ASPI, d’abord comme présidente de l’association, ensuite comme directrice de la Fondation ASPI. Le passage de association à fondation a eu lieu dans le cadre de la professionnalisation de l’ASPI pour donner une stabilité majeure à ses activités.
Vous êtes très engagée au niveau international dans l’ISPCAN (International Society for the Prevention of Child Abuse and Neglect) en tant que membre de son Conseil exécutif. A quoi sert une telle organisation internationale ? Que retirez-vous de votre participation aux diverses activités de l’ISPCAN?
En effet, je suis membre de l’ISPCAN (www.ispcan.org) depuis de nombreuses années et du Conseil exécutif depuis 2010. Cette organisation est unique en son genre car elle regroupe des professionnels de nombreuses disciplines appelées à collaborer en cas de maltraitance infantile. Elle est donc promotrice d’une approche pluridisciplinaire intégrée et permet à ses membres d’échanger leur expérience et de développer des bonnes pratiques. L’ISPCAN collabore aussi avec d’autres organisations telles que l’OMS et l’ONU de manière à promouvoir la protection de l’enfance et la prévention des mauvais traitements partout dans le monde, en tenant compte des besoins spécifiques de chaque pays.
Ma participation à cette organisation me permet de suivre l’évolution de la recherche liée à la prévention des mauvais traitements et d’être constamment à jour grâce aux lectures et surtout aux contacts directs avec les plus grands experts dans ce domaine. Il y a une dizaine d’année, je n’aurais jamais pensé rencontrer un jour David Finkelhor, ou Marcellina Mian ou Danya Glaser, et moins encore pouvoir les inviter au Tessin. Tous les trois ont été conférencier et conférencières lors du congrès ASPI à Lugano en 2011. Grâce à ma participation à l’ISPCAN, j’ai des contacts réguliers avec eux et je peux m’adresser directement à eux et trouver des réponses aux nombreuses questions que je me pose dans le cadre de l’ASPI. Je suis en effet bien consciente du fait que notre travail de prévention doit être réalisé de manière rigoureuse pour éviter de nuire aux enfants et être efficace.
D’autre part, j’ai maintenant une longue expérience et lors des congrès de l’ISPCAN je peux la partager et en faire profiter d’autres personnes. Et enfin, une grande partie du travail que réalise l’ISPCAN se base sur l’engagement bénévole et volontaire des membres de son Conseil. Je suis fière d’en faire partie et de pouvoir contribuer tant soit peu à améliorer la situation des enfants dans le monde entier.