| Contexte
| Objectif visé par la transformation : la Suisse au sein du Donut en 2050
| Décroissance des flux de matière et d’énergie : sobriété
Le diagnostic de non-durabilité du fonctionnement actuel de nos sociétés est largement documenté. De même, l’objectif à atteindre pour sortir de cette situation est connu, dans les grandes lignes au moins. Il s’appuie sur l’état actuel des connaissances scientifiques, qui ont atteint un consensus suffisant pour également être reprises dans de nombreuses déclarations d’intention politiques. Le but étant d’éviter que les activités humaines n’engendrent des perturbations de l’environnement naturel qui dépassent certains seuils critiques, au-delà desquels la stabilité et le bon fonctionnement des différents (eco)systèmes composant le « système terre » ne sont plus assurés. A cet objectif environnemental, incarné notamment par le modèle des limites planétaires (Röckstrom et al. 2009 ), s’ajoute dans une perspective de justice sociale la nécessité d’assurer les besoins fondamentaux et le bien-être de toutes et tous. Dans un rapport publié en 2019, l’ONU a souligné la nécessité, en vue d’atteindre les objectifs de développement durable, de mettre en œuvre “une transformation urgente et délibérée des systèmes socio-environnementaux et économiques, qui permette de garantir le bien-être humain et la santé, tout en ayant des répercussions limitées sur l’environnement” (ONU, 2019, p. xxi).
Les connaissances actuelles montrent qu’en raison de l’ordre de grandeur de la réduction des impacts environnementaux nécessaires pour atteindre cet objectif, ainsi que des inégalités importantes dans la répartition du bien-être, les changements sociétaux à poursuivre devront être importants et même radicaux, au sens étymologique du terme. Il s’agit de dépasser le simple traitement des symptômes (problèmes environnementaux et sociaux) en s’intéressant à identifier leurs causes profondes et à imaginer des alternatives. Dans ce but, il y a lieu de mieux comprendre les processus et dynamiques à l’œuvre qui influencent, structurent ou conditionnent notre avancée collective sur le chemin de la transformation écologique et sociale.
Le programme de recherche intitulé « Sustainability Transformation Research InitiatVE » (STRIVE) lancé en 2024 par l’Université de Lausanne (UNIL) entend se consacrer à l’étude de cette question fondamentale et systémique, en faisant appel aux apports de nombreuses disciplines issues principalement des sciences humaines et sociales, pour répondre de manière transversale et coordonnée à des questions telles que :
L’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) estime que la création de larges programmes de recherche intégrés et transdisciplinaires dans le domaine de la recherche en durabilité est prioritaire. Son rapport intitulé « Lighthouse Programmes in Sustainability Research and Innovation » (Wuelser, Edwards, 2023) précise quatre éléments essentiels pour caractériser de tels programmes : (i) embrasser la complexité des questions de durabilité (ce qui implique d’aligner la recherche aux objectifs politiques et d’adopter une approche systémique), ii) s’assurer de la pertinence sociétale des recherches (ce qui implique de comprendre les besoins et contextes du terrain, de prendre en considération l’inattendu et de construire des réseaux transformatifs), (iii) s’efforcer de produire des connaissances susceptibles de générer un impact et des pistes d’action transformatives concrètes et enfin (iv) assurer des conditions-cadres permettant la collaboration et la co-production de savoirs et leur diffusion. STRIVE a vocation de répondre à ces différents éléments.
Comme indiqué dans les éléments de contexte, le programme de recherche entend s’intéresser essentiellement aux processus et aux dynamiques de la transformation, plutôt que de se pencher de manière précise ou quantifiée sur la déclinaison normative de ce que signifie un système socio-économique durable. Il choisit un cadre normatif donné afin de permettre la construction, dans les grandes lignes, d’une vision commune des buts visés par le processus de transformation, ainsi que pour permettre aux différents chercheur·euses impliqué·es de mener des recherches cohérentes et coordonnées avec les autres projets ou sous-projets de STRIVE. Ce qui importe principalement est d’être aligné·es sur la direction visée et l’ampleur du changement nécessaire.
Le programme STRIVE s’appuie à cet égard sur le modèle du Donut imaginé par Kate Raworth, économiste à l’Université d’Oxford. Ce cadre normatif vise à repenser le système socio-économique dominant, de sorte que son impact se situe dans un espace sûr et juste. Afin de rester dans une zone sûre, l’impact des activités socio-économiques devrait se situer en deça d’un plafond écologique fixé par les limites planétaires, qui sont des seuils de perturbation des processus naturels à ne pas franchir, afin d'assurer la stabilité du système Terre (Steffen et al. 2015 ; Rockström et al. 2009). Afin de rester dans un espace juste, il y a lieu de s’assurer du respect d’un socle social constitué des besoins fondamentaux et des déterminants minimaux du bien-être qui devraient permettre à toutes et tous de mener une vie digne. Les paramètres du fondement social ne sont toutefois pas conçus comme une liste définitive et certains paramètres peuvent varier en fonction des régions du monde, des cultures et des échelles considérées. Les limites planétaires et le fondement social définissent la zone sûre et juste en forme de donut dans laquelle les activités humaines devraient être circonscrites (Raworth 2017).
La recherche existante sur les transitions souligne qu’il convient de tenir compte explicitement de la diversité des contextes dans lesquels les transitions se produisent, pour éviter les « vues d'un monde unique » (one-world views), qui tendent notamment à négliger les points de vue locaux au profit de trajectoires de « développement » inspirées des expériences occidentales/du Nord. La diversité peut être la clé d'une transition plus durable et de nouvelles trajectoires territoriales (Sustainability Transitions Network, Newsletter n°45, septembre 2022). Entre autres pour tenir compte de cette exigence, il convient d’ancrer le périmètre d’étude des projets et sous-projets de STRIVE dans un contexte territorial bien défini. Au vu de l’ancrage institutionnel de l’UNIL dans son territoire, le contexte choisi est celui de la Suisse. Quant au cadrage temporel retenu, il s’agit d’un horizon de la transformation de notre système socio-économique vers un système durable d’ici à 2050.
En bref, les recherches s’intéresseront aux processus et aux dynamiques pouvant mener la Suisse de la situation actuelle à une Suisse dont l’impact en 2050 se situe au sein de l’espace « sûr et juste » délimité par le Donut. Dans cette perspective, le respect des limites planétaires nécessite de réduire les impacts, directs et indirects, de l’ensemble de la consommation du pays (approche « empreinte »), sans se limiter aux seules dégradations directes générées sur le territoire. L’objectif poursuivi permet ainsi de tenir compte des conséquences que le système socio-économique suisse engendre à l’étranger. Une telle perspective n’exclut pas un engagement de la Suisse au niveau international pour favoriser la poursuite d’un objectif similaire dans d’autres territoires.
Pour donner une idée des ordres de grandeur de la réduction nécessaire pour atteindre l’objectif d’une Suisse qui respecte les limites planétaires, on peut se référer à une étude récente mandatée par l’administration fédérale : « En partant des limites planétaires, nous recommandons une réduction de 74 % de l'empreinte sur la biodiversité et de 48 % de l'empreinte relative à l'eutrophisation (…). Au vu des objectifs existants pour le pays (stratégie climatique à long terme 2050 et stratégie de développement durable 2030), nous recommandons au moins une réduction de 89 % de l'empreinte des gaz à effet de serre d'ici 2040. Concernant l'impact environnemental total, nous estimons le besoin de réduction à 67 %, en nous basant sur les objectifs environnementaux et les valeurs limites légales de la Suisse » (EBP/OFEV, 2022, p. 7). Les stratégies d’efficience matérielle et énergétique et les améliorations ponctuelles sont insuffisantes, à elles seules, pour atteindre ces objectifs. Selon les estimations d’une étude de 2013, de « simples mesures » visant à optimiser l’usage des ressources, même extrêmement drastiques, pourraient au mieux conduire à une réduction de 40 % (cf. Kissling-Näf et al. 2013, p. IV).
Il apparaît qu’atteindre ces objectifs requiert une réduction des flux de matière et d’énergie en termes absolus, ce qui implique notamment de mettre en œuvre des stratégies de sobriété. L’atteinte de tels objectifs demandera une transformation fondamentale et coordonnée de la société suisse et de ses différents secteurs (logement, mobilité, alimentation, énergie, économie, etc.), justifiant ainsi pleinement l’emploi de la notion de transformation.
L’impératif d’une décroissance rapide des flux de matière et d’énergie constitue donc l’élément structurant qui doit orienter la manière dont les processus et dynamiques de changement seront étudiés au sein du programme STRIVE. A titre exemplatif, voici quelques questions transversales pouvant s’inscrire dans ce cadre, auxquelles le projet STRIVE pourrait chercher à répondre: Quels sont les blocages rendant les politiques de sobriété si difficiles à mettre en œuvre, et comment les dépasser ? Comment rendre politiquement et socialement acceptable, désirable même, la décroissance des flux qui est nécessaire en vue d’une société durable? Comment repenser et raconter les liens entre consommation matérielle et énergétique et bien-être ? Comment modifier le paradigme économique actuel, ou le cadre légal suisse, pour servir les objectifs d’une société plus sobre ? Quelles sont les caractéristiques du capitalisme contemporain favorables ou défavorables aux différentes dimensions de la transformation nécessaire ?