MÉMOIRE D'UNE VALLÉE
Entre 1900 et 1930, Roberto Donetta prend environ cinq mille photographies dans le Val Blenio au Tessin. Processions religieuses, bouchers au travail, tonte de moutons, portraits d’enfants, défilés militaires, éboulements et inondations, etc., Roberto Donetta, reporter semi-amateur, « capture » les différentes facettes qui composent la vie de sa vallée natale.
Parmi ce corpus se trouvent dix-huit photographies de bûcherons. Ce sont ces dernières qui retiendront particulièrement notre attention ici.
Ces photographies représentent des bûcherons à différents stades de la coupe et du transport de bois. La proximité avec les villages et la présence de femmes et d’enfants nous amènent à penser que ce sont des bûcherons locaux et non des saisonniers de Bergame en Italie, comme c’est le cas dans d’autres cantons ou en France. De plus, la présence des bûcherons sur d’autres photographies du corpus, accompagnés de vaches ou travaillant aux champs nous indique que c’est probablement ici une activité complémentaire exercée par des agriculteurs.
Les photographies de Donetta contredisent certains clichés sur les bûcherons véhiculés par la littérature et la peinture. Rasés de près, portant des montres à gousset et habillés de gilet, ces bûcherons sont loin de l’image du « rustre » présent dans de nombreux récits. De même, la figure du bûcheron solitaire s’attaquant seul à un arbre (en peinture, voir notamment le bûcheron de Ferdinand Hodler ou celui de Jules Emile Zingg) est malmenée ici par une représentation collective du travail. Autant sur les chantiers de coupe, de débardage ou de collectes des troncs, les bûcherons travaillent en collectif, la plupart du temps par groupes de six ou sept, ils ne posent et ne semblent jamais seuls.
Les photographies de Donetta diffèrent des autres photographies de bûcherons prises à la même époque. Premièrement, on ne les voit jamais en action, ils posent la plupart du temps avec leurs outils, haches ou piques de bûcherons ou devant un câble de débardage permettant le transport des troncs jusque dans la vallée. Deuxièmement, le danger n’est pas mis en valeur comme c’est souvent le cas (bûcheron posant dans une coupe ou écimant un arbre à une hauteur vertigineuse). Finalement, à l’opposé du reportage photographique, il n’y a pas chez Donetta une volonté didactique de montrer le travail des bûcherons de la coupe à la transformation ou en décortiquant les gestes de ceux-ci.
Si ces photographies donnent à l’historien de précieuses informations quant au travail des bûcherons au Val Blenio au début du XXe, elles mettent également en avant un certain désintérêt de Donetta pour les gestes, les outils et le travail en tant qu’activité. À l’image du reste de son travail, on peut relever une volonté d’« archiver » une facette de la vie de la vallée, celle des bûcherons.
Les photographies de Roberto Donetta sont en ce sens une pierre à l’édifice de la « quête de la réalité des sociétés passées » . En témoignant d’une certaine réalité, ces photographies nourrissent la démarche de « considérer la mémoire des témoins comme une source historique à part entière » .
POUR UN APPROFONDISSEMENT :
GRANET-ABISSET, Anne-Marie, « Mémoire des gens, des lieux et des choses : quand la photo interroge l'historien », Histoire des Alpes, N° 7, 2002, p. 213-233.
HANUS, Philippe, « Étranges hommes des bois », L’Alpe, N° 62, 2013, p. 26-27.
MARIOTTI, Antonio, Roberto Donetta, pionere della fotografia nel Ticino di inizio secolo, Milan : Charta, 1993, 109p.