Retranscription du commentaire qui a accompagné la projection de ce film programmé à la Cinémathèque suisse dans le cadre du colloque « Jésus en représentations » le jeudi 7 mai 2009
Par Alain Boillat
Nous allons vous présenter ce soir une Vie et Passion de Jésus réalisée par la firme française Pathé, probablement en 1902 – précisons d’emblée qu’il est difficile (et peut-être un peu vain) d’établir avec certitude une datation, puisque les Passions filmées réalisées entre 1898 et 1913 furent très nombreuses, et que la réalisation d’une nouvelle Passion passait souvent par la reprise (littérale ou résultant d’un nouveau tournage) de « plans » (issus d’une version antérieure. De plus, ces plans – significativement appelés « tableaux » à l’époque – étaient vendus séparément ou par séries, l’agencement « final » – mais il n’y avait précisément jamais de « final cut » – incombant à l’exhibiteur (pour reprendre le terme utilisé pour désigner l’exploitant au début du XXe siècle). Cette instance jouait en effet une part active à cette époque où, le cinéma étant encore dans le règne de ce que l’on pourrait appeler, dans un sens large, l’oralité (au sens où l’entend le médiéviste Paul Zumthor), le film n’était pas un produit fini mais une représentation variant en fonction des contextes de projection (spectacle forain itinérant, exhibiteur sédentaire, projections dans des églises ou à des fins catéchétiques, etc.). Les copies qui nous sont parvenues sont le produit de l’activité des exhibiteurs, ce qui explique leur forte hétérogénéité, et la nécessité pour l’historien de les considérer dans leur singularité matérielle plutôt de faire l’impasse sur la logique de l’autonomisation du « tableau » qui prévalait à l’époque en prétendant reconstruire un film dans son unité supposée.
La manifestation la plus ostensible de cette oralité – qui englobe tous les phénomènes échappant au contrôle de l’instance de production –, une oralité comprise dans un sens littéral cette fois, c’est la présence de cette personne qui, parfois, commentait dans la salle les vues pendant qu’elles étaient projetées et que, depuis une vingtaine d’année, les historiens francophones du cinéma ont coutume de nommer le « bonimenteur ».
C’est donc cette fonction qui m’incombe aujourd’hui puisque je me propose d’accompagner la projection de cette Passion d’un commentaire simultané aux images. Je précise que je n’endosserai pas ce rôle en prétendant reconstituer ou imiter la pratique d’autrefois – vaine entreprise à notre époque où la culture visuelle est toute autre –, mais, puisque le bonimenteur entendait notamment s’adapter à son public (et faciliter l’adaptation du public au dispositif de la projection), je m’adresserai aux spectateurs de 2009 que vous êtes en commentant non seulement ce qui est montré, mais aussi plus généralement ce « genre » que constituèrent les Passions du Christ durant les deux premières décennies du cinématographe – j’opterai pour un discours plus réflexif que celui de l’époque, un discours qui se situe par conséquent plutôt du côté de ce que l’on appelait la « conférence » que de celui du « boniment ».
Il faut préciser qu’il s’agit d’un matériau brut, qui justement appelle le commentaire : il ne s’agit pas d’une copie restaurée pour l’occasion, mais de fragments qui se trouvent dans les archives de la Cinémathèque suisse, et que les recherches menées dans le cadre de notre projet ont permis d’exhumer. Je remercie la Cinémathèque suisse, et en particulier Jacques Mühlethaler, d’avoir accepté que nous montrions ce trésor inédit qui, nous l’espérons, pourra connaître à l’avenir une restauration. Précisons que la Cinémathèque suisse possède en outre une seconde version de ce film, une copie noir blanc qui comporte l’inscription du coq Pathé dans les titres français (alors que ceux de la copie coloriée que vous découvrirez sont en allemand et ne comportent pas cette marque de fabrique).
Elle est bien sûr quelque peu différente dans le nombre et l’agencement des tableaux, mais, à l’exception des épisodes de la fuite en Egypte et du couronnement d’épines, elle ne contient aucun tableau dont la version coloriée est dépourvue.
Cette projection présente les tableaux de façon désordonnée, à l’instar de la bande dessinée récente Les Cinq conteurs de Bagdad (Vehlmann et Duchazeau) dont les héros découvrent dans une église une fresque que l’idiot du village a reconstituée après un séisme en mélangeant toutes les phases de la vie de Jésus (et, précisément, en ajoutant un commentaire fantaisiste). Il s’agit donc de vous faire découvrir un film d’archive, non de recréer un récit linéaire.
Je vais traduire les intertitres pour ceux d’entre vous qui ne parleraient pas l’allemand, endossant une fonction qui renvoie plus généralement au rôle de l’accompagnement verbal des vues animées au début du XXe siècle, et cela non pas seulement sur le plan linguistique (traduire les titres dans une autre langue, les faire comprendre à un public analphabète), mais à différents niveaux : le bonimenteur pouvait inscrire les images dans une narration que la seule juxtaposition des vues ne permettait pas nécessairement de créer – même si, dans le cas des Passions, l’existence d’une narration extrinsèque au film et connue de tous favorisait la compréhension narrative de l’ensemble des tableaux par le public –, et on peut imaginer qu’il contribua à apprendre à « lire » les images en cette période où le public se familiarisait avec ce nouveau médium.
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