Jésus, modèle d'un modèle
La Belle Noiseuse, de Jacques Rivette, met en scène un peintre (Michel Piccoli) et son modèle (Emmanuelle Béart) dans la création d'un chef-d'oeuvre - pour reprendre les termes du Chef d'oeuvre inconnu de Balzac dont s'inspire le film. Or les séances de pose sont, pour le modèle dont le corps a littéralement été "livré" au peintre par son (meilleur) ami, une véritable torture.
Dès la première séance, la pose est annoncée comme une condamnation: le modèle, au bord des larmes, avance lentement jusqu'à l'endroit où le peintre la fait se dévêtir, joindre les mains dans le dos, lever la tête et basculer du pied le tabouret qui la côtoie, à l'image d'un rituel de pendaison. Les poses qui suivent, interminablement, prolongent le supplice du modèle, dont le corps est manipulé avec violence par le peintre qui avoue vouloir la "casser", et chercher à ce qu'elle se "défende". Cette épreuve de la résistance du modèle n'est pas sans évoquer les souffrances et les tentations endurées par le Christ. Le parallèle entre le peintre et le diable semble d'ailleurs directement suggéré dans le film par un tableau, omniprésent dans le cadre cinématographique, qui met en abyme le duel peintre-modèle en revêtant l'artiste de cornes. Et c'est une pose qui achève la métaphore christique, en "crucifiant" le modèle (ce parallèle iconographique a déjà été établi par Lynda Nead dans son article "Seductive Canvases: Visual Mythologies of the Artist and Artistic Creativity", Oxford-art-journal 18 (1995), p.66).
Cette figure sacrificielle finit alors par donner sa vie, non à l'humanité, mais à l'art. Car, après avoir vu la toile sur laquelle, selon les termes du peintre, il y a "le sang", elle choisit de disparaître. La toile est ainsi comme une tombe, le film comme le chemin de croix du modèle. C'est ce que scelle le geste de la spectatrice initiée (Jane Birkin), qui signe la toile - et le film - d'une croix.
Valentine Robert