Le genre et la race ont en commun d’avoir été complètement négligés par la sociologie et la science politique européenne et francophone jusqu’à une période récente; si aujourd’hui ils sont pris en compte, leur importance dans l’établissement de catégories sociales qui sont des catégories hiérarchiques est encore souvent minimisée.
Ils restent très souvent vus comme, d’une part, des conséquences du capitalisme, la classe sociale étant considérée comme la seule division sociale importante car la seule supposée ancrée dans une exploitation économique; et ils sont souvent vus aussi comme résultant de préjugés qui seraient eux-mêmes dus à un manque de connaissances; en somme souvent vus comme ayant leur origine dans des facteurs d’ordre psychologique, qui se trouvent partagés par la plupart des individus. Ainsi le racisme désigne-t-il souvent des attitudes individuelles, et le genre est-il souvent réduit au sexisme, appréhendé aussi en termes d’attitudes individuelles.
Un autre regard conduit à penser que le genre et la race constituent au contraire des systèmes globaux, qui innervent l’ensemble de la réalité sociale, et pas seulement le niveau idéologique, et contribuent à former la structure de nos sociétés.
Peut-on étudier l’imbrication du genre et de la race sans poser le même regard sur les deux? Par exemple en voyant comme un système social global tandis que l’autre est vu comme un ensemble d’attitudes ignorantes? Il semble nécessaire, pour les comparer et étudier leur imbrication, de posséder des définitions compatibles entre elles du genre et de la race, ce qui présuppose un cadre théorique unique.
Dans cette communication, je propose de mobiliser le discours de l’intersectionnalité comme perspective d’appréhension de ce qui peut être gagné/perdu en plaçant les questions de justice sociale davantage au cœur des activités actuelles de recherche. Elaborée au sein du Black feminism et d’autres initiatives de justice sociale, l’intersectionnalité représente un important projet de production de la connaissance, qui établit un pont entre trois repères temporels: 1) son émergence concomitante aux mouvements sociaux émancipatoires du milieu du XXème siècle; 2) son intégration dans le monde académique, par le biais des études genre, race, classe; 3) son statut actuel au sein d’un monde académique qui favorise les théories du "post" quelque chose (post-moderne, post-féministe, etc.). L’intersectionalité est également intéressante en ce qu’elle établit un lien entre deux sites de production de la connaissance: 1) celui des personnes et groupes sociaux privés de pouvoir, qui sont situés en dehors du monde académique, des médias et d’autres institutions similaires de production de la connaissance; et 2) celui des institutions consacrées précisément à la production et à la légitimation de la connaissance. En navigant de part et d’autre et, peut-être, en étant positionnée quelque part entre ces deux espaces sociaux, l’intersectionnalité soulève d’importantes questions concernant les enjeux de la connaissance pour des luttes et des initiatives de justice sociale et c’est précisément cela que je propose d’analyser dans cette conférence.
Cette conférence vise à illustrer ce en quoi consistent les études genre en tant que question d’étude pour les "littéraires". A partir de l’observation dressée par Pierre Bourdieu dans La Domination masculine (1998) selon laquelle celle-ci serait "paradoxale", l’effet d’une violence s’exerçant par des voies "purement symboliques" alliant connaissance, "méconnaissance" et "sentiment", et en suivant l’invitation à laquelle nous conviait Michèle Le Doeuff la même année dans Le Sexe du savoir (1998) de nous lancer à la recherche de notre inconscient intellectuel, nous proposerons, en guise d’exemple, de considérer comment trois romancières négocient, à la fin des Lumières, l’héritage ambigu de Rousseau: ce penseur du progrès universel qui a imaginé tenir les femmes "enfermées" à l’écart de la République. Comment, entre la fin du 18e et le début du 19e siècle Isabelle de Charrière, Mary Wollstonecraft et Mary Shelley s’y sont-elles prises pour démêler cet imbroglio tout en contestant que les femmes soient considérées comme un cas "à part" et implicitement inférieur de l’humanité? A Vindication of the Right of Woman (1792), Sainte Anne (1799) et Frankenstein (1818) nous donnent quelques pistes pour défricher les malentendus qui entourent le "genre" dans la pensée des Lumières et illustrent les ressources de la littérature pour y parvenir.
Quels sont les principaux défis auxquels l’intersectionnalité en tant que paradigme de recherche et projet activiste orientés par la justice sociale fait face à une époque saturée par une culture de diversité populaire et corporatiste? Dans la lignée des travaux critiques sur les effets contradictoires du complexe néolibéral de diversité sur les luttes contre les inégalités sociales, cette présentation se focalisera sur quelques tendances préoccupantes récemment observées au sein de la recherche et de l’activisme se prévalant de l’intersectionnalité. Il y sera question de traiter, en toile de fond de ces tendances, comme intersectionnalité ornementale et blanchie, la normativité croissante d’une intersectionnalité dépolitisée confondue avec un savoir-faire en matière de diversité. Dans un but de renouer avec la visée originelle de l’intersectionnalité, soit la lutte contre des dominations systémiques enchevêtrées, la présentation conclura en esquissant les contours d’un dialogue nécessairement tendu mais porteur entre l’intersectionnalité et les approches queer antiracistes.
L’intersectionnalité des rapports sociaux de pouvoir est utilisée comme un outil méthodologique afin d’analyser des groupes sociaux traversés par différents rapports de domination. Elle sert également comme un processus d’objectivation qui permet un regard réflexif sur sa position de chercheur(e) au sein de la structure de la production du savoir académique. Néanmoins, si l’outil a fini par convaincre de nombreuses féministes universitaires, sa fécondité en tant que processus d’objectivation est loin de faire l’unanimité. A partir de ce constat, il est possible de poser trois questions :
➢ Comment une approche en termes d’intersectionnalité des rapports sociaux de pouvoir peut-elle s’appliquer à "l’autre" en tant qu’objet d’étude en restant aveugle à la position du sujet écrivant ou pensant?
➢ Quelles sont les modalités de mise en exergue d’un savoir situé dans un contexte post-colonial et transnational?
➢ Quels sont les moyens d’une reconnaissance des différentes minorités de femmes, dans divers espaces, sans sacrifier la question des alliances entre le groupe des femmes?
Dans un ouvrage intitulé "Luttes politiques et résistances féminines en Afrique" (Luttes politiques et résistances féminine en Afrique (Sous la direction de Fatou SARR) avec la préface de Samir Amin, Panafrica, Silex/Nouvelles du Sud Paris, 2010), nous analysions les raisons de la faible représentation des femmes d’Afrique de l’Ouest dans les instances de prise de décision, comparativement à celles des pays comme l’Afrique du Sud, le Rwanda et le Burundi. Une des raisons est qu’elles étaient dans une logique de revendication des droits et non de conquête du pouvoir. Par ailleurs, la faiblesse du mouvement social résidait dans l’absence d’un cadre d’action unitaire et d’une pensée politique liée à la lutte des femmes. Ainsi, la décision du Président de la république du Sénégal, de proposer en avril 2010 un projet de loi pour la parité intégrale a été une opportunité de tester notre hypothèse de recherche: c’est-à-dire organiser les femmes d’horizons divers autour d’un projet commun en leur apportant l’éclairage théorique nécessaire pour mener le combat de l’égalité de genre.
Cette communication sous-tendue par un documentaire (Un documentaire de 13mm revient sur le processus de rencontre avec les acteurs politiques et de sensibilisation des populations), montre comment à partir du Laboratoire Genre et Recherche scientifique de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il a été possible de fédérer les femmes leaders des partis du pouvoir comme de l’opposition pour parler d’une même voie et faire face à la tentative des mouvements hostiles à l’égalité entre hommes et femmes de torpiller le projet du Président. Elle analyse l’approche utilisée pour amener les chefs de partis les plus représentatifs à soutenir ce combat, ainsi que le travail de sensibilisation des populations sur toute l’étendue du territoire, sans occulter les luttes internes au sein du mouvement des femmes pour la "maternité" de cette formidable avancée de l’histoire de notre pays, qui est en réalité l’aboutissement d’un combat de plusieurs générations.
La sortie de la réserve est un motif difficile à mobiliser pour aborder les causes de lutte ou les formes de savoir en attente d’élaboration. Sont différemment affectés les sujets que ces savoirs et ces luttes rendent possibles et pensables mais qui pour l’heure restent hypothétiques. Cette intervention propose de réfléchir aux conditions de possibilité et de production de savoirs qui surpassent des frontières disciplinaires et débouchent sur des luttes qu’ils irriguent en profondeur. Elle invite à imaginer des sujets qui sortent de la réserve. Des sujets qui prennent à bras le corps les dimensions de race, de genre et de classe qui les façonnent et les limitent.
De quoi sont faites les frontières qui les limitent et les empêchent? Quel ordre doivent-elles maintenir? Dans quelle mesure contrecarrent-elles des luttes qui se jouent de normes spatiales, sexuées, sexuelles, raciales, ethniques et classistes? Comment en est-on venu à p/réserver des pré carrés idéologiques en croyant assurer l’indépendance de la production de savoirs ainsi d’emblée perdus pour leurs destinataires, quelle que soit leur identité, leur fermant alors tout débouché social et politique? Quelle cause subalternative peut venir à bout de ce blocage disciplinaire, de ce tournant conservateur, qui sévit aussi bien dans les milieux académiques que dans les mouvements de transformation? De quels antécédents conquérants, coloniaux, hégémoniques s’inspirent pour s’en défier la traversée puis l’abolition de ces frontières? Quelle en est la fibre, la consistance, la puissance d’agir? Quelle place y tient la région du monde, l’Europe, où se développe cette tentative? Quelle est la portée possible de la langue, le français, dans laquelle elle s’énonce?
C’est à un projet de sortie de la réserve que veut contribuer cet écheveau de questions et leurs ébauches de réponses subalternatives.