Sexisme, racisme et postcolonialisme
Volume 25 No 3 2006
Coordination :
Natalie Benelli, Christine Delphy, Jules Falquet, Christelle Hamel,
Ellen Hertz, Patricia Roux
Sommaire
Edito Natalie Benelli, Christine Delphy, Jules Falquet, Christelle Hamel, Ellen Hertz, Patricia Roux
Les approches postcoloniales : apports pour un féminisme antiraciste Grand Angle Leti Volpp
Quand on rend la culture responsable de la mauvaise conduite
Danielle Haase-Dubosc et Maneesha Lal
De la postcolonie et des femmes : Apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes
Sabine Masson
Sexe/genre, classe, race: décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé. Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas
Ghaïss Jasser
Voile qui dévoile intégrisme, sexisme et racisme
Champ libre Andrea Dworkin
Le Pouvoir
Morgane Kuehni
Des chômeuses face aux violences administratives en Suisse
Parcours « Les discriminations à l'encontre des femmes maghrébines en France ».
Entretien avec Feriel Lalami, co-fondatrice de l'Association pour l'Egalité devant la loi entre les femmes et les hommes (Algérie, 1985) et de l'Association pour l'Egalité (France, 1990). Réalisé par Christelle Hamel, juin 2006
Comptes rendus Jules Falquet
Daisy Hernández et Bushra Rehman (Ed.) : Colonize this ! Young women of color on today's feminism
Aurélie Damamme
Ayesha Imam, Amina Mama et Fatou Sow (Dir.) : Sexe, genre et société. Engendrer les sciences sociales africaines
Ghaïss Jasser
Le 28e Festival International de Films de Femmes de Créteil
Hélène Martin
Emile Ellberger : La tragédie répétée. Hommage à toutes les femmes victimes de violences sexuelles en temps de guerre
Christine Michel
Bérengère Marques-Pereira et Petra Meier (Ed.) : Genre et politique en Belgique et en Francophonie
Collectifs Cecilia Baeza : L'expérience inédite et dérangeante du Collectif des Féministes pour l'Egalité
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Résumés/Abstracts
Leti Volpp: Quand on rend la culture responsable de la mauvaise conduite
L'article examine des cas de mariages d'adolescentes aux Etats-Unis, les uns consentis, les autres contraints, et montre comment la perception de la « mauvaise conduite » dépend de l'identité de l'agent. Un comportement dérangeant sera le plus souvent attribué à une déviance individuelle lorsque les agents sont des Américain·e·s blanc·he·s, tandis que dans le cas d'immigrant·e·s de couleur, leur comportement sera compris comme caractéristique de la culture d'origine tout entière. L'autrice considère qu'il en résulte une perception exagérée de la différence ethnique, qui assimile cette différence à une différence morale du côté des immigrant·e·s, ce qui a conduit au débat entre féminisme et multiculturalisme. Extra-territorialiser un comportement problématique en le projetant au-delà des frontières des valeurs américaines a pour effet à la fois d'identifier les cultures immigrantes racialisées à la subordination de sexe, et de dénier la réalité d'une telle subordination dans l'Amérique blanche, où pourtant elle règne largement.
Blaming Culture for Bad Behavior
The author examines cases of voluntary and forced adolescent marriage in the United States to demonstrate how the perception of « bad behavior » depends upon the identity of the actor. Behavior that is troubling tends to be ascribed to individual deviance when the actor is a white American ; when the actor is an immigrant of color, the behavior is assumed to characterize the culture of entire nations. The author argues that this results in an exaggerated perception of ethnic difference that equates this difference with a moral difference on the part of immigrants, leading to the feminism versus multiculturalism debate. Extraterritorializing problematic behavior by projecting it beyond the borders of American values has the effect both of equating racialized immigrant culture with sex subordination, and denying the reality of gendered subordination prevalent in mainstream white America.
Danielle Haase-Dubosc et Maneesha Lal : De la postcolonie et des femmes : Apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes
L'article analyse l'imbrication des études féministes et des études postcoloniales anglophones, montrant comment, depuis une trentaine d'années, une pensée féministe minoritaire de la « deuxième vague » a trouvé des prolongements et s'est réactualisée. En se basant sur les recherches menées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Inde, cet article rend compte des apports des études postcoloniales et de l'ouverture qu'elles permettent pour développer un féminisme transnational contemporain.
On Postcolonialism and Women : Theoretical Contributions of Anglophone Postcolonialist Studies to Feminist Studies
The connections between feminist studies and postcolonial studies are analyzed in order to show how over the last thirty years the radical and grassroots feminisms of the second wave have been extended and re-examined. Based on research undertaken in the United States, Great Britain and India, this article attempts to demonstrate what postcolonial studies have contributed and how they have proved useful in developing the contemporary theory and practice of transnational feminism.
Sabine Masson : Sexe/genre, classe, race : décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé.
Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas
A partir de l'étude du mouvement des femmes indiennes au Chiapas (Mexique), cet article aborde la question des nouvelles résistances féministes antiracistes aux effets destructeurs de la mondialisation. Face à l'exacerbation des dominations raciste et néocoloniale, et à celle des violences patriarcales dans ce contexte, de nouveaux mouvements et discours de femmes et féministes émergent, "articulant" des enjeux de race, de genre et de classe. La lutte des femmes indiennes s'inscrit dans une démarche féministe postcoloniale, car elle bâtit des alternatives concrètes à la mondialisation sur la base d'une double appartenance: elles luttent en tant que peuple visant son autodétermination et en tant que femmes exigeant l'éradication des aspects sexistes de leur culture. Ce mouvement, tout comme d'autres courants féministes antiracistes et de la décolonisation, explore les possibilités d'un féminisme non hégémonique et solidaire sur le plan international, capable d'opposer à la mondialisation un front de luttes à la fois alliées et ancrées dans leurs histoires respectives.
Sex/Gender, Class, Race: Decolonizing the Feminism in a Globalized Context.
Reflexions based on the struggles of indian women in Chiapas
Based on the study of the indigenous women's movement in Chiapas (Mexico), this article explores the topic of new antiracist feminist resistances against the destructive effects of globalization. Confronted with the intensification of racist and neo-colonial domination, as well as new forms of patriarchal violence in this context, new women's and feminist movements and discourses emerge to articulate the dimensions of race, class and gender. The struggle of Chiapas indigenous women represents one of theses multiple expressions of postcolonial feminisms, because it builds concrete alternatives to globalization on the base of a double identity, as indigenous people in search for self-determination and as women demanding the eradication of sexist aspects of their culture. This movement, along with other antiracist and decolonizing feminisms, explores the possibilities for international solidarity and non hegemonic feminisms, able to oppose globalization through a range of allied struggles, each of them defined by its particular historical context.
Ghaïss Jasser: Voile qui dévoile intégrisme, sexisme et racisme
Repli identitaire et « mécanismes de réparations » risquent de s'étendre dans le monde arabo-musulman. Parallèlement, en Occident, pour étayer la théorie fallacieuse du « choc des cultures », on s'efforce de constituer l'Islam en ennemi de la civilisation. Les féministes sont prises dans un étau. Elles expérimentent la difficulté de se garder de tout essentialisme, tant en ce qui concerne les cultures qu'en ce qui concerne le genre. Il est en effet nécessaire de rompre avec l'essentialisme si l'on veut assumer clairement une posture antisexiste et antiraciste.
The Veil that Unveils Fundamentalism, Sexism and Racism
Reinforcing the real or imagined specificity of one's culture of origin to heal the wound of racism might become widespread in the Arab and Muslim world. By the same token, in order to support the fallacious theory of the "clash of cultures", parts of the Western world are representing Islam as the enemy of civilisation. Feminists are caught in a stranglehold. They are experiencing the difficulty of steering clear of essentialism, both in matters of culture and in matters of gender, for it is necessary to make a clean break with essentialism in order to assume an antisexist and antiracist position.
Andrea Dworkin: Le Pouvoir"
Dans cette introduction au premier chapitre de son livre Pornography : Men Possessing Women (1981), Andrea Dworkin explore les ressorts du pouvoir masculin. Elle note d'abord que la subjectivité des hommes, le « soi masculin », est construite sur le « droit de posséder » argent et épouses (leur corps et le produit de leur travail). Puis elle liste les mécanismes qui fondent ce pouvoir. Il s'appuie d'abord sur l'usage de la force physique, défini comme droit à être exercée contre les autres, notamment les femmes, à qui ce droit est refusé et qui sont donc maintenues dans la peur. Les hommes détiennent encore le pouvoir de nommer les choses et ainsi de déclarer que les femmes sont faibles. Le pouvoir de possession s'exerce dans le mariage et investit la sexualité sous la forme du viol, au point qu'un lien étroit existe entre le mariage et le viol. L'accès à l'argent, par le biais de la discrimination des femmes sur le marché de l'emploi, induit leur dépendance économique. Enfin, Dworkin souligne que tous les aspects du pouvoir masculin (pouvoir de posséder, nommer, contraindre, acheter) s'expriment dans le domaine de la sexualité.
Power"
In her introduction to the first chapter of Pornography : Men Possessing Women (1981), Andrea Dworkin explores the workings of male power. She begins by analyzing how male subjectivity, the "masculine I", is built on the "right to own" property and wives (their bodies and the fruits of their labor). She lists the mechanisms at the roots of this power. The first of these is physical force, defined as a right that may be exercised against others, specifically women, who are by the same token denied this right and kept in a state of fear. Secondly, men have the power to name things and to declare, for example, that women are weak. The power of possession is also exercised through marriage, and defines sexuality to such an extent that one can establish a close link between marriage and rape. Finally, through discriminatory practices in the workplace, women lack access to money and are thus maintained in a position of economic dependency. Dworkin insists that all aspects of male power (the power to possess, to name, to control and to buy) express themselves in paradigmatic form in the area of sexuality.
Morgane Kuehni: Des chômeuses face aux violences administratives en Suisse
L'article se penche sur les implications genrées des nouvelles politiques d'« activation » qui conditionnent l'obtention des prestations de chômage à des mesures d'activité plus ou moins contraignantes. Il présente les résultats d'une recherche réalisée en Suisse, sur les rapports que les chômeuses entretiennent avec les conseillers en placement chargés de leur suivi. A travers les témoignages de ces femmes, on mesure la faible légitimité de l'emploi féminin et les multiples formes de violence qu'elles subissent lors des entretiens avec les conseillers. Si ces violences ont un effet non négligeable sur l'intégrité physique et psychique des chômeuses, elles ont également des répercussions tangibles sur les situations de travail. Doublement discriminées par leur statut de sans-emploi et par leur position subordonnée sur le marché du travail, étroitement liée à leurs obligations domestiques, les femmes au chômage sont les premières à faire les frais de la dérégulation des systèmes de chômage et de travail.
Unemployed Women and Administrative Violence in Switzerland
This article investigates the gendered impact of new workfare policies where the granting of benefits is linked to "active" labor market measures. It presents the results of research conducted in Switzerland on the interactions between unemployed women and the placement counselors who monitor their job searches. The statements of these women reveal the lack of legitimacy of women's work and the multiple forms of violence that women endure during placement sessions. If this violence has significant consequences on women's mental and physical health, it also has an immediate impact on their insertion in the labor market. Doubly discriminated against because of their unemployment situation and their subordinate status on a gendered job market, a status compounded by the gendered division of housework, women job seekers are the first to bear the brunt of the deregulation of working conditions and of the unemployment compensation system.
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Communiqué de presse
Sexisme, racisme, et postcolonialisme S'il existe une question féministe qui mérite approfondissement, c'est bien celle des imbrications structurelles de l'oppression fondée sur le sexe et de l'oppression fondée sur l'appartenance à un groupe racisé, un groupe ethnique ou culturel. Nouvelles Questions Féministes revient ainsi, dans le présent numéro, sur la thématique amorcée dans le volume 25(1), intitulé Sexisme et racisme : le cas français. Qu'il s'agisse de la prostitution, des mariages non consentis, des violences, ou des discriminations sur les lieux de travail, l'oppression sexiste ne s'inscrit pas dans le corps abstrait de « la femme » universelle mais dans celui de femmes particulières vivant dans un contexte social déterminé. Et par rapport au numéro précédent, celui-ci se déplace dans des pays où la réflexion est souvent bien plus avancée que dans l'ensemble francophone européen.
Nous publions ainsi l'un des articles de la juriste Leti Volpp, dont les travaux sont pionniers en la matière. En examinant le fonctionnement de la justice états-unienne, elle montre comment des cas identiques de violence sexiste sont traités différemment selon que les protagonistes, auteurs et victimes, sont issus du groupe ethnique dominant - blanc - ou d'un groupe ethnique minoritaire. Les comportements déviants par rapport à la morale et à la loi sont attribués à une pathologie individuelle quand il s'agit de personnes blanches, à la culture du groupe quand il s'agit de Latinos ou de Musulmans. D'un côté, les Blancs sont vus comme régis par la raison, ou l'absence, maladive, de raison, tandis que les autres sont entièrement dirigés par leur « culture » : c'est elle qui est contraire à la norme, ce qui peut les excuser ; mais d'un autre côté, on refuse aux membres de cette culture toute dimension individuelle, comme toute capacité de raisonnement. Ainsi, les Blancs sont-ils dépourvus de culture, pour être pourvus de libre arbitre, tandis que les autres ne sont dotés de culture que pour être privés de raison, comme le nouveau Pape vient de le réaffirmer en ce qui concerne l'islam.
C'est à cette perception à la fois naïve et violente du monde, et surtout à sa persistance aujourd'hui, alors que les indépendances ont été proclamées, que les études postcoloniales veulent répondre et s'attaquer. Mais que sont ces études postcoloniales ?
Danielle Haase-Dubosc et Maneesha Lal en présentent un état des lieux, mettant l'accent sur les liens entre les études féministes et les études postcoloniales anglophones. Les autrices montrent que depuis une trentaine d'années, une pensée féministe minoritaire de la « deuxième vague » a ainsi trouvé des prolongements et s'est réactualisée. Basé sur les recherches menées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Inde, leur article rend compte des apports des études postcoloniales et des ouvertures qu'elles permettent pour développer un féminisme transnational.
Parlant du Chiapas, Sabine Masson propose une étude du mouvement des femmes indiennes et des résistances féministes aux effets destructeurs de la mondialisation. Face à l'exacerbation des dominations raciste, néo-coloniale et patriarcale, de nouveaux mouvements de femmes émergent, "articulant" des enjeux de race, de genre et de classe. La lutte des femmes indiennes s'inscrit dans une démarche féministe postcoloniale, car elle bâtit des alternatives concrètes à la mondialisation sur la base d'une double appartenance : en tant que peuple visant son autodétermination et en tant que femmes exigeant l'éradication des aspects sexistes de leur culture. Ce mouvement, tout comme d'autres courants féministes antiracistes et de la décolonisation, explore les possibilités d'un féminisme non hégémonique et solidaire sur le plan international, capable d'opposer à la mondialisation un front de luttes à la fois alliées et ancrées dans leurs histoires respectives.
Ghaïss Jasser, quant à elle, revient sur l'affaire du voile en France en tentant d'articuler luttes contre l'intégrisme religieux, contre le racisme et contre le sexisme. En effet, au Moyen-Orient, les premières luttes féministes - toujours ignorées de l'Occident - ont cédé la place à un repli identitaire qui fait partie des « mécanismes de défense » des civilisations agressées, mécanismes qui risquent de s'étendre dans le monde arabe et/ou musulman. Parallèlement, en Occident, pour étayer la théorie fallacieuse du « choc des cultures », on s'efforce de constituer l'islam en ennemi de la civilisation. Les féministes, prises dans un étau, expérimentent la difficulté de se garder de tout essentialisme, tant en ce qui concerne les cultures qu'en ce qui concerne le genre.
Les articles de ce deuxième numéro confirment, en leur donnant une dimension internationale et véritablement trans-nationale, les conclusions du premier : on ne peut aborder sexisme et racisme séparément, et encore moins en les opposant.
Contacts pour ce numéro : En France : Christine Delphy - christine.delphy@wanadoo.fr
En Suisse : Patricia Roux - Patricia.Roux@unil.ch
Nous avons le plaisir de vous annoncer la tenue d'une journée d'étude le 8 décembre 2006 à l'université de Lausanne afin de développer les thèmes traités dans les deux numéros croisant le sexisme et le racisme. Toute personne intéressée est bienvenue.
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