Quelles ont été vos motivations pour endosser le rôle de président de l'OME?
Ce n’est pas par hasard si René Knüsel m’a demandé, peu avant sa retraite, de prendre sa succession en tant que directeur de l’OME. Dès 2010, j’ai rejoint l’Observatoire par le biais de la formation, pour ensuite prendre la responsabilité du comité de la formation en 2012 en étroite collaboration avec René Knüsel et le comité scientifique. De par mes intérêts et engagements, il y avait une sorte d’évidence que je succède au professeur Knüsel. En raison d’autres engagements déjà très prenants - notamment la responsabilité de l’orientation et de la consultation de l’enfant et de l’adolescent, la direction du MAS en psychothérapie psychanalytique ainsi que la présidence du Conseil des aides sociales – j’ai accepté une direction de transition. Nous avons ainsi travaillé conjointement avec Jacques-Antoine Gauthier, mon successeur, afin qu’une continuité soit garantie.
Mon objectif principal était de pouvoir contribuer à la pérennité de cet Observatoire.
Dans ce souci de continuité, quels ont été les projets, réalisés ou initiés, qui vous ont particulièrement tenu à cœur et qui ont pu être mis en place notamment grâce à votre identité de psychologue ?
Historiquement, l’OME a été fondé par un psychologue de l’enfant, le professeur Claude Voelin. La présidence a ensuite alterné entre des psychologues et des sociologues. Cela montre bien que l’OME se caractérise avant tout par une philosophie de collaboration et de coopération entre disciplines.
Ce pour quoi j’ai mis de l’énergie, et qui est une des principales missions de l’OME, est la recherche. Dans ce contexte, les événements importants ont été l’appel d’offre puis le contrat avec la Politique enfance et jeunesse du Canton pour la recherche Placement – Protection et Évaluation dans le canton de Vaud, ainsi que le montage du projet de recherche traitant de la violence dans le sport vaudois.
Ces projets ont été des occasions pour l’OME de développer la recherche, ainsi que de favoriser les coopérations interdisciplinaires avec et pour les professionnels de terrain.
Concernant la recherche traitant de la violence dans le sport vaudois, l’idée était donc de la concevoir et de la réaliser en collaboration avec un panel de professionnels issus de différents domaines concernés.
Nous souhaitions en effet mobiliser des synergies interdisciplinaires. Pour ce projet, le Coronavirus nous a paradoxalement aidé. Une première version – qui a dû être mise en pause en raison de la pandémie – relevait d’une collaboration avec les instituts des sciences du sport (ISSUL), des sciences sociales (ISS) et de psychologie (IP) de l’UNIL, ainsi qu’avec l’association ESPAS. Lorsque ce projet a pu reprendre, un nouveau mandat de la part du Canton nous avait entre-temps été proposé pour le traitement de données collectées par l’association And You… ? dans le cadre des Jeux Olympiques de la Jeunesse (JOJ). Grâce à cette nouvelle sollicitation et à l’article qui en a résulté1, une nouvelle version du projet a vu le jour avec la précieuse collaboration du CHUV - notamment le CAN Team et le Centre SportAdo – et de l’Association And You… ?
Pour moi, il s’agit vraiment de la raison d’être de cette institution qu’est l’OME : fédérer des compétences et mener des recherches de terrain qui puissent profiter aux personnes et institutions concernées. Nous pouvons espérer que l’OME s’engage à l’avenir dans des recherches ayant un périmètre encore plus large que le canton, comme cela a pu être le cas par exemple pour la recherche Optimus.
Durant ces trois années, ce que j’ai également souhaité mettre en place était l’idée de conférences annuelles à l’UNIL qui puissent faire vivre les questions liées aux mauvais traitements. Il y a paradoxalement très peu de place à ma connaissance dans le cursus du master pour ces questions-là, y compris en Psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Nous avons pu nous saisir de telles questions dans le contexte de la consultation de l’enfant et de l’adolescent, car il s’agit d’un contexte clinique nous confrontant à cette problématique, notamment par le biais de réflexions autour du signalement. Il serait pertinent de réfléchir à une intégration plus formalisée des questions liées aux violences durant l’enfance et l’adolescence dans le cursus académique.
Concernant les personnes impliquées sur le terrain comme les enseignant·es, psychologues ou professionnel·les de la petite enfance, quelles sont pour elles leurs possibilités de formation et d’encadrement sur ces questions ?
Il y a la formation continue de l’OME, qui a son public dans l’ensemble de la Suisse romande et qui répond à un vrai besoin. Les sessions sont toujours complètes et il y a une qualité d’échanges, au-delà du contenu lui-même, très importante et qui contribue à la plus-value de la formation. Est-ce que l’offre répond suffisamment aux besoins ? il faudrait peut-être davantage l’investiguer. Mais ce qui est important de dire, c’est qu’au niveau du Canton de Vaud, et ce depuis plusieurs années, il y a une réelle évolution de la disponibilité de la DGEJ à l’égard des professionnel·les confronté·es à des situations de maltraitance dans leur pratique. Les professionnel·les peuvent appeler et présenter la situation de manière anonyme pour avoir un avis. Cela est extrêmement précieux lorsqu’on est face à la complexité de la rencontre avec les mauvais traitements envers les enfants et les adolescent·es, dans une famille ou dans d’autres cadres. En cela, l’OME ne se doit pas de doubler un dispositif de ce type-là, mais il pourrait être intéressant de voir si une telle offre est également accessible dans les autres cantons et de la soutenir le cas échéant.
L’OME, en collaboration avec le Bureau de l’égalité de l’UNIL, travaille sur la question des besoins de formation en lien avec la maltraitance pour les membres de la communauté UNIL impliqués dans l’accueil d’enfants et adolescents sur le campus. Selon vous, est-ce que les professionnel·les de l’enfance ont suffisamment accès - de manière évidente sur leur passage - à une formation spécifique en lien avec la maltraitance ?
Actuellement de telles formations ne sont la plupart du temps pas offertes spontanément aux professionnel·les concerné·es. Mais je pense ici à l’association ESPAS, un partenaire important de l’OME, qui offre ce type de formation et qui, selon les institutions, est un passage obligé. Certaines institutions, prenant en effet la mesure de l’importance de la formation dans le domaine des mauvais traitements, adressent l’ensemble de leurs collaborateurs à ESPAS pour une formation.
Concernant les contenus des formations initiales des enseignant·es, des travailleuses sociales ou travailleurs sociaux, peut-être y aurait-il à investiguer. La prise en charge de la petite enfance était notamment une des préoccupations centrales du professeur Knüsel. Cela nous avait amené à organiser une journée sur la thématique des violences dans la famille, et à veiller à ce que l’information relative aux formations existantes arrive bien dans les lieux de prise en charge de la petite enfance. C’est d’ailleurs aussi le sens de la composition des comités scientifique et de la formation de l’OME : nous souhaitons avoir des professionnel·les de différents champs, notamment de celui de l’enseignement, afin que l’existant puisse être relayé et que les besoins puissent remonter.
En tant que chercheur et clinicien, vous avez beaucoup travaillé sur la violence, et notamment dans la prise en soin d’adolescent·es auteur·es de violences sexuelles. A ce titre, quel regard portez-vous sur l’état du réseau de prise en charge dans notre canton ?
C’est effectivement quelque chose que j’ai défendu depuis presque trente ans que je travaille avec des adolescent·es auteur·es de violences, et particulièrement avec des adolescent·es auteur·es de violences sexuelles. Ce que j’ai toujours défendu est l’importance de prendre soin de ces adolescent·es comme contribution à la prévention de la réitération de tels actes – tout en sachant que les réitérations sont plus fréquentes à l’âge adulte qu’à l’adolescence.
Il s’agit d’une clinique que l’on pourrait qualifier de peu enviable, et qui est de ce fait peu investie par les professionnel·les. Cela nécessite de s’engager dans le soin auprès d’adolescent·es, au travers de rencontres sous-tendues par des représentations qui restent attachées à la figure du monstrueux ou du moins de l’étrangeté. Je pourrais dire qu’il y a un aspect un peu militant pour moi d’avoir travaillé avec ces adolescent·es et d’avoir mené et publié des recherches - avec la préoccupation de transmettre des pistes de compréhension de la dynamique psychique de ces adolescent·es et des modalités de traitement que nous pouvons proposer. Cela permet de soutenir la part d’humanité des personnes qu’ils sont, et ce au-delà de leurs actes.
En ce qui concerne les structures existantes, j’ai le sentiment que l’institution psychiatrique dans le canton n’a pas pris la mesure de la nécessité de dispositifs spécifiques pour ces adolescent·es, alors même qu’un rapport du Conseil fédéral demande explicitement à chaque canton de mettre en place, piloter et soutenir des dispositifs qui soient à même d’accueillir les auteur·es de violences sexuelles. Nous parlons ici de personnes mineures et majeures, qu’ellesell·ell soient ou non condamnées, y compris celles faisant état de pensées ou de fantasmes pédophiles. J’ai le sentiment que le Canton de Vaud est assez peu équipé de structures permettant ce travail, bien qu’ESPAS encore une fois assure des prises en charge d’adolescent·es auteur·es en partenariat avec le Tribunal des mineurs.
Les adolescent·es, qui aujourd’hui peuvent présenter des pensées pédophiles envahissantes, n’ont pas de lieux spécifiques où ils ou elles peuvent être adressé·es hors des consultations pédopsychiatriques générales. Cela pourrait être un de mes regrets que de ne pas avoir pu, au travers de mon travail, permettre de pérenniser quelque chose du point de vue de la prise en charge de ces adolescent·es. Je suis en tous les cas convaincu de la nécessité que ces adolescent·es puissent être accueilli·es par des personnes formées de façon spécifiques sur ces cliniques très impactantes.
Il y a l’association DIS NO qui peut être nommée dans ce contexte, mais qui est une porte d’entrée, et dont la fonction est d’écouter et d’orienter. De manière générale, et bien que certains cantons proposent des filières davantage structurées – notamment de psychiatrie légale - il y a un travail à faire en termes de prise en charge des mineur·es auteur·es de violences. Il s’agit d’un chantier de santé publique qui va au-delà des missions de l’OME.
Nous observons que les auteur·es de violence ont parfois aussi été personnellement victimes de maltraitance. Quels sont selon vous les facteurs permettant de prévenir le risque de passer du statut de victime à celui d’auteur·ee·e·e ?
Je crois que le facteur principal est que l’enfant ou l’adolescent·e··e puisse trouver sur sa route des adultes qui soient à la fois en mesure de nommer l’interdit – typiquement l’autorité judiciaire – mais également des adultes en mesure d’en prendre soin sans rétorsion. Cela signifie sans répéter la violence à l’identique, violence qui pourrait être par exemple l’exclusion à travers le refus de prendre en soin ces adolescent·es.
Nous pensons souvent à tort que la répétition de la violence se fait au travers du même type de maltraitance que celle vécue. Les travaux montrent que ce n’est pas si simple. Les auteur·es de violences ont rencontré des situations de maltraitance, des situations traumatiques, face auxquelles ils ou elles n’ont pas eu de recours, pour lesquelles ils ou elles n’ont pas pu parler ou être entendu·es, où la parole a été impossible ou empêchée.
Le plus important est de pouvoir prendre en compte la souffrance psychique cachée derrière les actes violents. D’un point de vue psychopathologique, même si nous sommes - ce qui est très rare - dans un cas de perversion à l’adolescence, une telle construction psychique témoignerait d’une souffrance en amont. Cela souligne le difficile mais nécessaire accueil de ces adolescent·es - avec les actes parfois terribles qu’ils ou elles ont pu commettre - en les considérant dans leur réalité d’individus souffrants.
Vous parliez de la difficulté pour les adolescent·es auteur·es de violences de ne pas trouver de lieu de soin, ce que l’on peut qualifier de violence institutionnelle. Sur le versant de la recherche, le projet de l’OME traitant de la violence dans le sport vaudois, questionne également les institutions.
Cette recherche questionne en effet les institutions et devrait permettre un regard sur la manière dont les violences s’y développent. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de pointer du doigt des institutions, mais de comprendre l’ampleur des situations de violence ainsi que d’appréhender de manière plus qualitative les ressorts de la violence dans le sport - autrement dit les fonctionnements ou dispositifs qui contribuent à la violence. Nous avions pu, grâce au dispositif mis en place par And You.. ? lors des JOJ, approcher ces questions des rouages interpersonnels ou institutionnels qui contribuent à la production de violences.
En tous les cas nous sommes vraiment ici au centre des missions de l’OME : pouvoir identifier des situations où il pourrait y avoir de la maltraitance ainsi que les besoins des institutions en termes de formation, et pouvoir ensuite co-construire une réflexion sur ce qui peut être fait.
En guise de conclusion, quels sont les événements en lien avec l’OME qui vous ont le plus marqué au cours de votre carrière à Lausanne ?
Il y a un aspect dans le passé et un dans le futur que je pourrais évoquer.
Dans les choses marquantes de mon parcours, il y a un livre2 que j’ai co-écrit et qui est consacré à mon arrière-grand-père, Antony Krafft-Bonnard. Mon arrière-grand-père, qui était pasteur à Begnins sur la Côte, a créé en 1920 - dans les suites du génocide arménien - un foyer où ont été accueillis 150 enfants et adolescent·es orphelins. J’ai ainsi eu l’occasion de recroiser la figure de mon arrière-grand-père par l’intermédiaire de descendant·es d’orphelins qui sont vivant·es aujourd’hui. L’un d’eux est Sisvan Nigolian avec qui j’ai co-dirigé ce livre.
Il y a, par l’écriture de ce livre, un souhait de revenir sur la figure de mon arrière-grand-père et de son histoire, mais aussi cette dimension humaine de la rencontre avec les descendant·es des orphelins du génocide arménien. Au-delà de cela, nous avons contextualisé cette action en faveur des enfants - pour la bientraitance des enfants – à la fois au niveau historique mais également autour de la question du devenir des orphelins de génocide et de la dimension post-traumatique.
Finalement, cet ouvrage parle également d’une des filles de mon arrière-grand-père qui a poursuivi l’action de son père en créant une maison d’enfants en France en 1930.
Cet ouvrage est ainsi à la croisée de mes préoccupations cliniques et de mon histoire familiale, ouvrage qui n’aurait pu voir le jour si je n’avais pas passé une grande partie de ma carrière sur sol suisse.
Pour l’avenir, ce qui est pour moi marquant est la recherche, en cours et à venir, sur la violence dans le sport vaudois que j’ai largement contribué à mettre sur pied au travers de l’élaboration du projet et de la recherche de financements. Cette recherche, tout à fait en lien avec les missions de l’OME, est pour moi très significative dans ce qu’elle a pour vocation d’appréhender et d’éclairer.
1 Gauthier, J.-A., Yakoubian, J., Roman, P., Cerchia, F., Tercier, S. & Depallens, S. (2023). Évaluation de situations de maltraitance par de jeunes athlètes. Une approche innovante associée aux Jeux Olympiques de la Jeunesse 2020. Staps, Pub. Anticipées, I72-22. doi: 10.3917/sta.pr1.0072.
2 Roman, P. & Nigolian, S. (dir.) (2020). Sauver les enfants, sauver l’Arménie. Lausanne : Antipodes.