Enfin, sur le sujet des impacts de la Covid et les manières d’envisager les pratiques thérapeutiques nées durant cette période, Sarah Stauffer revient sur l’émergence de nouvelles problématiques telles que la confidentialité, les interruptions dans la vie privée du thérapeute et le rapprochement ou la perception directe des lieux des abus.
Soulignant son statut de mère, Sarah Stauffer commente les enjeux de genre qui ont pu se mêler, autrement que d’ordinaire, aux impératifs professionnels nouvellement définis par la Covid. Elle précise :
« Un des aspects du confinement qui a était intéressant est lié au fait que de mon côté, j’étais confinée avec mes enfants, qui n’étaient donc pas à l’école. J’ai dû aménager pour mes consultations une pièce en bas de ma maison afin de garantir la confidentialité à mes patients et être certaine que personne ne nous entende. J’ai dû expliquer à mes enfants qu’ils devaient prendre un petit peu plus de responsabilités et d’autonomie, afin de m’aider à instaurer un environnement confidentiel pour les patients. Normalement quand je travaille et que je pars au cabinet, je n’ai pas mes enfants à gérer en parallèle ; donc cela a été aussi un challenge parce que j’ai dû leur dire : quand je suis en bas, je suis en séance et j’ai besoin que vous ne m’interrompiez pas et que vous restiez en haut. »
Puis détaillant davantage les conditions matérielles de la réalisation du travail à la maison, Sarah Stauffer énonce les faits suivants :
« La cave était mon cabinet. Dans une pièce qui n’est techniquement pas habitable car les plafonds sont un peu trop bas, j’ai pu mettre une chaise pour pouvoir y être « confortable ». J’ai aménagé la pièce pour avoir un mur blanc juste derrière, c’était donc très neutre, pas très personnalisé. Il n’y avait pas cet aspect « personnel » dont j’ai entendu parler par d’autres thérapeutes qui m’ont dit : « je suis chez eux et ils sont chez moi ». Pour ma part, je ne me suis pas installée dans le bureau de la maison car au niveau de ma concentration et de la confidentialité, cela n’était pas tenable. J’ai dû trouver un espace qui était propice pour pouvoir travailler.
Si cette plongée dans l’intimité du domicile du thérapeute a eu des effets tangibles en termes organisationnels, elle eut également des répercussions importantes en termes transférentiels. Sarah Stauffer nous explique :
« Pendant le confinement, il y a eu cette impression « d’immersion dans la vie de l’autre », et ce point est très particulier et intéressant avec la problématique des abus sexuels. Certains des cliniciens que je supervise se sont rendus compte que pendant les visioconférences, ils voyaient la chambre où les abus s’étaient passés. Ils n’avaient jamais eu une vision aussi « rapprochée » si je peux dire, aussi intime. La personne peut raconter ce qu’elle veut de son histoire et le clinicien peut imaginer de son côté comment cela s’est passé ; par contre, désormais, ils étaient dans le vif. C’est-à-dire qu’en tant que clinicien, « je vois son lit parfois, je vois la pièce où les actes se sont passés ». C’est vraiment une autre réalité qui est aussi devenue un fardeau pour les cliniciens car cela amène une couche de plus de l’histoire qu’ils aident à porter et à contenir avec la personne. On a un rapprochement de plus, une plus grande proximité et donc une prise de conscience plus forte de la proximité entre les auteurs et les victimes.
Tentant de tirer des leçons de cette période complexe et des configurations thérapeutiques uniques engendrées, nous réfléchissons à la façon dont la prévention, en lien aux expériences et innovations connexes au confinement, peut être envisagée. Pour ce faire, Sarah Stauffer revient sur son parcours de formation aux États-Unis et la découverte de l’approche communautaire qu’elle considère, encore à ce jour, comme révolutionnaire.
« Dans le cadre de ma thèse sur les abus sexuels et leur traitement clinique, j’avais assisté, il y a vingt ans en arrière en Géorgie (USA), à une conférence dans le domaine et cela avait été pour moi un inversement de script (Stop it now !). En effet, on dit toujours aux enfants qu’ils peuvent dire, qu’il faut dire, c’est-à-dire qu’on est axé sur la victime : c’est à elle de dire, de dévoiler pour qu’on puisse venir en aide. Mais ce que cette organisation était en train de dire c’était que non, il faut que l’on prenne ce problème des abus comme une responsabilité communautaire. Si on voit un adulte qui ne se comporte pas de manière juste, qui a un comportement disons « gris » avec les enfants, c’est notre responsabilité, en tant que citoyen de la communauté, d’autres adultes présents de dire : « je te vois, je vous vois monsieur ». Peut-être qu’il y a des stratégies différentes. On peut dire ça calmement, par exemple : « j’ai vu comment tu as parlé avec la petite voisine, est-ce que tu es au courant que ça peut être perçu comme… » ; ainsi on ouvre le dialogue, avec l’objectif de dire « je vois » et de mettre la personne en alerte en lui signalant « ce n’est pas convenable ». Donc il y a vraiment un axe sur la « prévention primaire » dans le sens où l’on essaie de mobiliser la solidarité des gens pour qu’ils disent quelque chose aux autres lorsqu’ils voient quelque chose sur le moment. Cela crée un moment de psychoéducation durant lequel on dit qu’il ne faut pas faire comme ça et aussi cela montre à la personne (le potentiel auteur) qu’elle ne passe pas inaperçue. C’est donc une sorte de prévention et de mise en garde. Pour moi, c’était donc très intéressant la manière dont ils ont rapporté les choses parce que c’était une solution communautaire. Alors le problème avec le confinement, c’est qu’entre voisins, on ne voit pas ce qui se passe et culturellement, peut-être, on ne se mêle pas des affaires « privées » des autres.
La situation de confinement a en effet suscité des débats autour du rôle des voisins, pointant plus que d’ordinaire la potentielle fonction de personne ressources que tout individu – tout citoyen – peut tenir lorsqu’il y a suspicion de maltraitance. Dans cette perspective de mobilisation et de responsabilité citoyenne, Sarah Stauffer propose les solutions suivantes :
« Ce qu’on pourrait faire, ce sont des publicités à la télévision et à la radio en disant : « si vous entendez quelque chose, il faut dire quelque chose. » En période de confinement, tout le monde est à la maison, les murs sont plus ou moins fins, il ne faut pas hésiter à appeler s’il y a quelque chose qui ne semble pas correcte. Il faut mobiliser la responsabilité individuelle et collective des gens. Il ne faut pas seulement porter le masque et puis rester en confinement. Il faut aussi, si on entend quelque chose, dire ce quelque chose, afin que cela soit investigué, que la personne ne souffre pas en silence. Il faut rompre avec l’invisibilité de ces choses. Une des leçons à tirer de cette période de confinement, c’est qu’il faut, me semble-t-il, mobiliser les moyens disponibles pour faire passer le message qu’il faut dénoncer toutes formes de maltraitance. Il ne faut pas rester silencieux parce que le silence peut être, d’une part, assourdissant - surtout pour les victimes-, mais, d’autre part, le silence est aussi, d’une certaine manière, une complicité avec ce qui se passe. Chaque personne devrait avoir cette conscience de dire, tout en reconnaissant, qu’elle ne sait pas ce qui se passe exactement et que ce n’est pas sa place d’investiguer, mais elle doit donner suite pour faire en sorte que les personnes ayant cette compétence d’investiguer puissent le faire. De plus, chacun devrait pouvoir dire cela sans crainte de représailles, avec la garantie de rester anonyme, non pas vis-à-vis de la police mais vis-à-vis des personnes qu’elle a vues agir. La crainte des représailles peut conduire au silence.