Sarah Stauffer et le suivi des enfants pendant la pandémie

Rencontre avec Sarah Stauffer (PhD, psychologue, psychothérapeute reconnue au niveau fédéral, thérapeute par le jeu et art-thérapeute)

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Sarah Stauffer, PhD, est psychologue, psychothérapeute reconnue au niveau fédéral, thérapeute par le jeu (RPT-S) et art-thérapeute, spécialisée dans le domaine de la maltraitance et des abus sexuels envers les enfants. Elle travaille à l’Association ESPAS - espace de soutien et de prévention des abus sexuels. Il s’agit d’une association à but non lucratif avec trois antennes dont une à Lausanne, une à Fribourg et une à Sion. L’organisation vient en aide aux enfants et aux adultes qui font face à la maltraitance sexuelle, et elle a développé également une offre de prévention et de formation à l’attention des adultes encadrant des enfants. Sarah Stauffer travaille surtout avec les enfants de trois à douze ans et utilise les moyens de médiation comme le jeu, l’art, et la création afin de les aider à dépasser leurs peines.

 

Nous l’avons interviewée par visioconférence lors du déconfinement afin d’échanger avec elle autour des effets du confinement sur ce qui a été nommé l’épidémie cachée – à savoir la maltraitance envers les enfants-, mais aussi sur les leçons éventuelles d’une telle crise sanitaire.

Quels ont été les impacts observés de la Covid sur les enfants vivant dans des contextes de maltraitance ?

Absence de personne de référence et privation de ressources

« Pendant le confinement, j’ai travaillé pour ESPAS, avec les enfants, toujours et encore. Nous sommes passés par les moyens en ligne pour pouvoir se voir. Deux tiers sont passés en ligne avec moi et un tiers a décidé qu’ils ne voulaient pas faire ainsi. » 

 

Avec l’école à la maison, le passage en ligne a également modifié les relations entre enseignants et élèves, avec des conséquences jugées problématiques, notamment du fait de la mise en place et de la configuration des dispositifs de communication tels que les visioconférences.

 

« Le système par visio-conférence a pris un petit moment à se mettre en place, temps pendant lequel les professeurs n’ont pas du tout vu les enfants. Selon certaines classes et certains âges, pour les adolescents ou ceux qui étaient plus âgés au collège ou au gymnase peut-être, ils ont eu une visio-conférence environ une fois par semaine. De plus, l’enseignant voyait trente élèves à l’écran, donc oui, il voyait les enfants, mais ce n’est pas la même chose. C’est une autre attention quand on est à une dizaine ou une vingtaine à l’écran. Pour ma part, j’ai dû faire quelques supervisions de groupe de cette manière, et j’ai pu constater la différence. Donc, enseigner les cours ainsi c’est différent par rapport au fait d’être en présentiel et de pouvoir ressentir les choses, de pouvoir être plus proche. Ce n’est pas que l’écran masque mais les écrans ne sont pas non plus les transcriptions de l’image de la personne. Par exemple, si j’ai un bleu ou si j’ai été attaqué par les moustiques, tu ne le vois pas forcément à travers l’écran. Tandis que si je suis dans la salle de classe et que tu passes, tu es la maîtresse, tu vas pouvoir questionner un bleu, tu vas pouvoir dire : « Ah mais qu’est-ce qui s’est passé là ? », la vision change. »

 

Au-delà de la perception indirecte des éventuelles traces de maltraitance et de la modification des ressentis du fait de la distance et de la vision à l’écran, Sarah Stauffer ajoute : 

« Ou par exemple, pendant les visio-conférences avec les personnes, non seulement il y avait une vingtaine de personnes sur l’écran, mais de plus, les parents étaient là, les autres gens étaient là, donc les conditions dans lesquelles l’enfant se confie à la maîtresse, en cas de problème, ne sont pas mises en place. L’enfant ne peut plus être pris à part, mis de côté pour lui demander si ça va. »

 

L’accès aux enfants a donc été un problème rencontré par les enseignants. Mais de l’autre côté de l’écran, à la maison, les conditions de confidentialité nécessaires à l’enfant pour qu’il puisse se confier, n’étaient pas non plus forcément présentes. À ce propos, Sarah Stauffer note d’ailleurs des différences entre enfants et adolescents : 

« Contrairement aux adolescents qui ont pu, peut-être, prendre leur iPad ou leur tablette de façon plus confidentielle, les enfants n’ont pas pu. Tous les enfants n’ont pas de téléphone personnel et malgré les visio-conférences, je suis sûre que les enfants n’ont pas eu un accès direct à leur enseignant parce que celui-ci n’a pas pu lui dire « vient on se connecte ». [] Donc vraiment l’accès aux autres potentiels témoins secourables, tuteurs de résilience que l’enfant a d’habitude, ça tombe à l’eau, et d’un seul coup, vraiment comme ça ! C’est rude parce que le confinement a fait que ça s’est fait très vite, ce rôle protecteur qu’on pouvait avoir pour l’enfant est enlevé d’un coup !

Isolement et absence de voix, avec des différences entre enfants et adolescents, et femmes

Revenant sur les chiffres relativement bas du nombre d’appels reçus sur les lignes d’urgence et le peu d’enfants accueillis dans les centres d’urgence, l’experte de la maltraitance ne pense pas que cela ait correspondu à une baisse des violences. Elle explique :

« Pour les enfants et les adolescents, à mon avis, la maltraitance n’a pas été moins présente, elle était avant tout moins visible. D’après mon expérience professionnelle, je dirais qu’elle était au moins pareillement présente, voire davantage présente, mais moins vue parce que les structures de base, les activités dont les enfants font partie telles que l’école, l’accès aux personnes référentes qui peuvent être des témoins secourables s’il y a un problème, ne sont plus présentes à la même fréquence et de la même manière. »

 

D’ailleurs, s’agissant les violences conjugales, comprises comme des formes de maltraitance envers les enfants, elle évoque un constat similaire :

« Quant aux violences conjugales, la police a effectivement dit qu’il n’y pas eu plus d’appel, et en fait, il y a même eu moins d’appels. Mais à mon avis, ce n’est pas parce que la violence n’existait plus ou qu’elle s’était, disons, « éteinte » avec le confinement, mais c’est parce que les moyens pour signaler le problème sont devenus moins accessibles. Car si on est 24/24 et 7/7 avec la personne qui abuse de nous, on n’a pas d’échappatoire pour pouvoir le dire. Par exemple, ce n’était pas la femme qui sortait pour faire les courses, mais c’était l’homme pour avoir le contrôle. Peut-être qu’il y a eu de petits moments durant lesquelles elle était seule, mais est-ce que la personne ose ? Elle ne sait jamais quand il va revenir. Il y avait toutes ces questions-là qui pour moi étaient devenues, comme on dit en recherche qualitative, les voix manquantes. » 

Des différences entre les jeunes enfants et les adolescents

Analysant une fois encore les situations de vécus du confinement en fonction des tranches d’âge, Sarah Stauffer souligne un point important vis-à-vis des adolescents et de leurs relations aux réseau sociaux :

« Enfin, par rapport aux conséquences du confinement, j’aimerais attirer l’attention sur les adolescents. Le constat a été fait que le confinement n’était pas facile pour beaucoup d’adolescents, et les gens n’avaient pas prédit cela. Parce qu’on pense que les adolescents sont tellement plus aptes et plus agiles sur les réseaux sociaux, car ils sont toujours en ligne.  Mais le confinement a montré qu’ils ont aussi besoin de se voir. Il y a eu un article, très bien écrit par une jeune américaine qui a mis en mots ce phénomène. En substance, elle disait que les jeunes sont effectivement nés dans cette culture numérique, qu’ils sont des « digital natives ». Par contre, elle précisait qu’ils ont besoin de se voir aussi, et le confinement a mis l’accent sur ce point, parce que le fait de se voir était pris pour acquit. Mais le fait qu’ils aient besoin de se voir à créer une pression de plus. Si pour les plus jeunes, les parents parfois n’ont pas pensé à leur permettre de se connecter avec les autres enfants de leur âge - parce qu’eux-mêmes étaient aspirés dans leur propre rythme (travail et école à la maison)-, les adolescents ont aussi eu des difficultés car ils avaient bien besoin de se voir, et pas seulement d’être connectés en ligne. De plus le fait d’utiliser les visioconférences pour l’école a pu entrainer une « zoom fatigue », les privant de certaines ressources additionnelles.»

 

 

 

Songeant plus spécifiquement aux enfants avec lesquels elle travaille (tous ayant subis des abus sexuels), Sarah Stauffer nous raconte la manière dont le confinement et le travail par visioconférence lui a ouvert les yeux sur une partie de la réalité quotidienne des victimes dont elle avoue n’avoir pas toujours eu autant conscience :

« Ces enfants habitent avec l’auteur des abus qu’ils ont vécus, parce que c’est un frère ou une sœur aîné qui a fait les actes sexuels contre eux. Le confinement n’était pas forcément facile parce que désormais tout le monde était confiné ensemble. Les problèmes ne sont pas forcément résolus, même si tout le monde (victime et auteur) continue la thérapie individuelle par visioconférence. Le confinement, selon la rigueur avec laquelle il était appliqué, a fait que les personnes étaient ensemble 24h/24 et 7j/7. Peut-être que pour certains enfants, ils ont pu aller au supermarché avec leurs parents ou quelque chose comme ça, mais en tant que mineurs, de toute façon, ils ne pouvaient pas aller au parc (seuls) ou d’autres activités similaires. Ils étaient enfermés, ils sont restés confinés ensemble. Cela nous a donné une vision de plus sur le fait que, de toute façon, ils habitent ensemble tous les jours. Donc je pense qu’il y a eu une prise de conscience pour certains thérapeutes - effectivement, ils habitent tous ensemble tout le temps ! Par ailleurs, le confinement a fait augmenter le nombre d’heures passées ensemble, et donc le potentiel pour de nouveaux dépassements, des dépassements de limites ou des dérapages, était plus fort. Parce qu’en plus, l’autre chose que je pointerais, c’est que pour certaines personnes la pression de devoir rester toute seule, avec toute la famille ensemble, a parfois créé un stress de plus, et donc l’ambiance à la maison n’était pas forcément posée pour tout le monde. »

Si le tableau décrit par Sarah Stauffer est relativement sombre et rejoint nombreuses des analyses faites sur l’épidémie cachée, il est important de montrer l’autre face de ce phénomène de confinement, et notamment certains des aspects positifs constatés auprès des enfants avec qui elle travaille. Elle aborde trois aspects de la vie de certains enfants facilités grâce à la Covid :

Des couches de sécurité supplémentaires

Je trouve intéressant de mentionner cette idée que pour certains enfants, le quotidien était plus facile pendant le confinement. Par exemple, j’ai eu le cas de plusieurs enfants qui sont abusés par leur père mais ne vivent pas avec lui. Très concrètement, pour les personnes ne vivant pas avec l’auteur des abus ou des maltraitances qu’ils ont subi, le confinement était une « couche sécuritaire » en plus. Je travaille avec un enfant qui avait vraiment peur que son père puisse le suivre avec sa voiture et d’être enlevé. Avec le confinement, il ne sortait pas donc c’était une certaine liberté. L’enfant a pu poser ce souci en visioconférence. Il a dit : « je sais que ça ne peut pas se passer en ce moment, on n’est pas en contact. » Mais ce n’était pas seulement une question de contact, c’était vraiment le fait que son père ne pouvait pas accéder à lui. Il n’était plus en « libre accès », il ne faisait plus le trajet de l’école et donc les moments où il avait peur ne se passaient plus, cela a enlevé un certain poids.

Des conditions d’apprentissage facilitées

Pour d’autres enfants, ceux pour qui l’école est compliquée parce qu’ils ont des troubles du comportement, qu’ils soient d’ailleurs liés ou pas aux abus -  les liens potentiels entre les abus et les manifestations de troubles du comportement ou des apprentissages sont une autre question car j’ai effectivement vu des enfants pour qui l’abus a touché leur développement cognitif -, et donc pour ces enfants, le confinement a aussi, en quelque sorte, facilité leur apprentissage parce qu’ils pouvaient aller à leur rythme. Il n’y avait pas les rappels de la maîtresse comme « dépêches toi » ou d’autres remarques similaires. Ils ont pu prendre leur temps parce qu’on avait que ça devant nous. Donc pour certains enfants, le travail à distance a pris plus de temps que pour d’autres, mais par contre, beaucoup de parents ont constaté que c’était bon pour leur enfant avec un/des handicap(s). En effet, pour les enfants avec un trouble mental lié aux troubles d’apprentissage – ne pas être dans la structure de l’école et ne pas se conformer à un certain système de règles les a beaucoup aidés à fleurir, et même à apprendre plus pendant le confinement.

Du temps en famille

Enfin, peut-être que pour certains enfants (ceux qui ne vivent pas avec les auteurs des abus), le fait de venir en thérapie avant la Covid, avant qu’on soit confinés, cela représentait vraiment un moment privilégié pour eux, et je pense que cela reste un moment privilégié. Par contre, pendant le confinement, ils ont peut-être eu plus de moments privilégiés avec leurs parents ou avec leur fratrie par exemple, ou disons plus que d’habitude. Donc, peut-être que ça a créé moins de besoins pour un soutien externe malgré le fait que les parents ne parlaient pas forcément de ce qui se passait dans les abus.

Questionnant Sarah Stauffer sur les effets du confinement sur sa pratique, elle retient comme point principal de réinvention des pratiques, le travail dédié à la guidance parentale. À l’image des lignes de soutien téléphoniques et les sites internet mis en place pour les parents par les autorités publiques associatives et sanitaires, Sarah Stauffer explique avoir ajusté ses interventions de manière à soutenir et accompagner les parents d’enfants ayant subi des abus.

« Le changement le plus inattendu je dirais concerne le temps passé avec les parents. J’ai pris beaucoup plus de temps avec eux – comparativement aux thérapies en présentiel - pour mettre en place les thérapies, et puis, par la suite commenter avec eux leur vécu en confinement. Beaucoup ont eu des anxiétés soit vis-à-vis de leur propre travail, soit vis-à-vis de l’équilibre qu’ils essayaient de trouver entre le travail et le temps pour les enfants qui étaient scolarisés à la maison. J’ai remarqué que j’ai dû soutenir les parents plus « qu’en temps normal », c’est-à-dire lorsqu’ils viennent en thérapie avec les enfants. J’ai senti qu’il y avait une anxiété commune. »

Ce vécu parental, Sarah Stauffer l’associe à un des « aspects exceptionnels » de ce confinement. Elle détaille sa pensée :

« Cette anxiété commune me fait penser à un des aspects exceptionnels du confinement qu’il est important de souligner - et qui a d’ailleurs été pointé par des collègues en Angleterre. Il y a des événements dans le monde comme le 11 septembre 2001 (attentats aux États-Unis), ou encore les attentats à la bombe par l’IRA en Angleterre – dont l’occurrence était donc imprévisible. Il y a de rares moments, tels que ceux-ci, ou justement le confinement, durant lesquels pour certaines personnes et dans certains endroits, les thérapeutes vivent le même traumatisme psychique si je peux dire, que les personnes qu’ils prennent en charge et soignent. Je trouve que la pandémie a fait en sorte à nouveau, ou pour la première fois pour certaines personnes, que ces deux moments – trauma et soins - se sont passés en même temps pour les patients et les thérapeutes. Il a donc fallu prendre en compte cette dynamique, à savoir qu’en tant que cliniciens, on devait tenir et contenir nos patients, et les raisons pour lesquelles ils sont venus en thérapie, et en plus, on devait gérer nos propres résonnances, sentiments, anxiétés ou autre vis-à-vis de tout ce qui se passait. »

Poursuivant notre exploration des impacts de la Covid sur son travail, Sarah Stauffer partage avec nous ses réflexions sur la manière dont la thérapie est envisagée. Elle note trois domaines dans lesquels des changements ont dû être opérés : l’utilisation des médiums et des mots, les orientations théoriques et les marges de manœuvre pratiques de chaque thérapeute, et enfin les liens entre confidentialité et vie privée des parties prenantes (thérapeutes et patients).

Le passage aux thérapies en ligne a été un appui afin de garder le lien mais aussi pour poursuivre la thérapie ; cela a néanmoins requis un changement de rapports aux médiums et aux mots.

« Je pense que pour certains patients, il était tout à fait possible de garder la thérapie en ligne parce que cela les a libérés différemment par rapport au fait d’être en face à face. Je pense que le fait de passer par cet intermédiaire de « l’écran » - non pas qu’il représente une couche supplémentaire- mais il s’agit plutôt dune distance qui les a sécurisés. En effet, pour certaines personnes, le fait de pouvoir être dans leur environnement leur a permis de se sentir plus sécure et plus à-mêmes de parler de pleins de choses. J’ai eu certaines thérapies qui ont même mieux avancé en ligne avec des enfants un petit peu plus âgés. J’avais une enfant de 10 ans avec qui je n’étais pas sûre de pouvoir passer en ligne mais, en fait, c’était plutôt ma crainte, et non la sienne. C’était lié au fait qu’en présentiel, dans la salle, elle était très créative. Je me suis dit que si elle n’avait pas les moyens, chez elle, de continuer cet aspect de création, comment allait-on faire ? Parce que son moyen était vraiment de créer, de prendre des papiers, de prendre quelque chose, d’être dans l’action et la création spécifiquement. Mais finalement, j’ai suggéré qu’on fasse ensemble un pliage en papier. J’ai constaté qu’en ligne, cela avait pris beaucoup plus de temps qu’en face à face - quand on est en train de regarder le même livre par exemple. De fait, la discussion a pris plus de place. Et c’était peut-être parce qu’on n’avait pas de moyens pour transformer cette peine en quelque chose d’autre – par la création notamment - que la discussion a pris beaucoup plus de place, et puis on a avancé dans la thérapie, à tel point que nous avons simplement fait un bilan après le déconfinement pour discuter avec la famille du déconfinement, de la reprise de l’école, etc. Puis on a terminé la thérapie parce qu’elle était prête et l’avait dit : « Je suis prête. » Donc c’était très intéressant de réaliser que certaines thérapies ont mieux avancé. »

 

« Pour d’autres, je dirais que c’était très difficile. C’est là mon point de vue en tant qu’éditrice du magazine professionnel « Play Therapy » aux États-Unis qui me permet d’avoir cette vision privilégiée plus vaste, incluant les États-Unis et d’autres pays. J’ai récemment parlé avec des collègues d’Angleterre, de Pays de Galle et d’Irlande et nous avons vu que pour certains enfants, plutôt les plus jeunes âgés entre 3 et 7 ans, c’était quelque fois plus difficile de travailler en ligne car ils arrivaient moins à se concentrer. La distance était peut-être trop, l’écran constituant un obstacle ou une distance supplémentaire. Donc pour eux, c’était très difficile de rester concentrés, de vouloir discuter de quelque chose. J’ai pu continuer avec la thérapie par le jeu dans le sens où j’observais ce qu’ils faisaient, je commentais en miroir ce qu’ils faisaient - cela s’appelle « le tracking ». Par contre, c’était difficile pour eux d’être si libérés si je peux le dire comme ça – quelques fois, ils ont pris leurs propres jouets et ils ont joué parce que c’était le moyen avec lequel on avait commencé en salle avec eux ; par contre pour d’autres personnes, j’ai vu que c’était moins efficace et que le but n’était pas forcément d’avancer dans la thérapie mais plutôt de maintenir le lien pour qu’on puisse reprendre après le déconfinement. Dans ces cas, avancer à ce moment-là était très difficile, ils peinaient à trouver du sens avec ce qu’on faisait en ligne. Ils ne l’ont pas formulé ainsi, c’est plutôt mon interprétation de ce qui se passait car ils étaient trop petits pour capter cette dynamique-là. »

Du côté des professionnels, notamment ceux travaillant avec des enfants, des changements ont également été requis, avec plus ou moins de possibilités d'adaptation en fonction de leurs orientations théoriques.

Pour les professionnels d’orientation humaniste par exemple, cela ne faisait pas forcément de sens, dans la pratique de la thérapie par le jeu, de continuer en ligne avec les enfants. Donc une manière d’« adapter leur pratique », tout en restant fidèles à leurs méthodes et à leurs orientations théoriques, consistait, par exemple, à soutenir les parents.  Il s’agissait de les orienter et de leur indiquer comment faire avec leur enfant. Ainsi, pendant le confinement, l’enfant était tout de même bénéficiaire d’un soutien, mais indirect, de la thérapeute. Les professionnels ont alors partagé leur choix avec les enfants en leur expliquant qu’ils allaient aider leur maman à faire des séances de jeu. 

 

Au-delà des dissonances qu’ils ont pu expérimenter, ces aménagements pratiques ont donc permis aux professionnels, sur le plan éthique, de pas être en porte à faux avec leurs orientations théoriques. C’était une question éthique pour certaines personnes qui, d’un côté, ne souhaitaient pas continuer en ligne, car cela ne leur convenait pas, mais, qui de l’autre, ne pouvaient pas non plus abandonner leurs clients ou patients. Donc, la question était de savoir : comment faire pour bien faire et faire du bien ? Le changement a donc été le suivant : soutenir les parents au maximum - même si ce n’est pas une thérapie de parents - c’est une guidance parentale qui est beaucoup plus importante que d’habitude. C’était leur manière d’aménager les pratiques avec leur professionnalisme, et de rester bien dans « leurs baskets professionnelles » tout en venant en aide et en étant au service des familles. 

Cette guidance parentale, Sarah Stauffer la met en lien avec le concept de « bientraitance », rappelant que, dans cette perspective, le parent peut tenir une fonction d’« instrument thérapeutique » vis-à-vis de son enfant

« Cette forme de travail se base sur le « coaching » des parents afin qu’ils puissent utiliser les techniques de la thérapie par le jeu qui soient non directives - techniques issues des « théories rogériennes » donc très humanistes, très centrées sur la personne - pour devenir un instrument thérapeutique. Attention, il n’est pas question qu’ils deviennent thérapeutes mais bien un « instrument thérapeutique » en tant que parents envers l’enfant. C’est donc très axé sur la bientraitance. Ainsi, on n’apprend pas seulement aux parents à observer leur enfant, à reconnaître ce qu’il est en train de faire ou à identifier ses pensées ou qui il est à travers son jeu, mais on leur apprend surtout à mettre des limites de manière respectueuse et positive ainsi qu’à reconnaître les besoins de leur enfant. C’est un vrai accompagnement durant lequel ils apprennent à donner le choix à l’enfant, en retournant la responsabilité à l’enfant afin qu’il puisse prendre ses propres décisions vis-à-vis d’une difficulté rencontrée, le tout en restant calme, en énonçant les limites, les alternatives et en l’aidant à faire le choix, s’il a besoin de faire le choix. C’est une philosophie plus démocratique je pense, tout à fait axée sur la bientraitance de l’enfant ainsi que la bientraitance de la famille en général. »

Enfin, sur le sujet des impacts de la Covid et les manières d’envisager les pratiques thérapeutiques nées durant cette période, Sarah Stauffer revient sur l’émergence de nouvelles problématiques telles que la confidentialité, les interruptions dans la vie privée du thérapeute et le rapprochement ou la perception directe des lieux des abus.

 

 

Soulignant son statut de mère, Sarah Stauffer commente les enjeux de genre qui ont pu se mêler, autrement que d’ordinaire, aux impératifs professionnels nouvellement définis par la Covid. Elle précise : 

« Un des aspects du confinement qui a était intéressant est lié au fait que de mon côté, j’étais confinée avec mes enfants, qui n’étaient donc pas à l’école. J’ai dû aménager pour mes consultations une pièce en bas de ma maison afin de garantir la confidentialité à mes patients et être certaine que personne ne nous entende. J’ai dû expliquer à mes enfants qu’ils devaient prendre un petit peu plus de responsabilités et d’autonomie, afin de m’aider à instaurer un environnement confidentiel pour les patients. Normalement quand je travaille et que je pars au cabinet, je n’ai pas mes enfants à gérer en parallèle ; donc cela a été aussi un challenge parce que j’ai dû leur dire : quand je suis en bas, je suis en séance et j’ai besoin que vous ne m’interrompiez pas et que vous restiez en haut. » 

 

Puis détaillant davantage les conditions matérielles de la réalisation du travail à la maison, Sarah Stauffer énonce les faits suivants :

« La cave était mon cabinet. Dans une pièce qui n’est techniquement pas habitable car les plafonds sont un peu trop bas, j’ai pu mettre une chaise pour pouvoir y être « confortable ». J’ai aménagé la pièce pour avoir un mur blanc juste derrière, c’était donc très neutre, pas très personnalisé. Il n’y avait pas cet aspect « personnel » dont j’ai entendu parler par d’autres thérapeutes qui m’ont dit : « je suis chez eux et ils sont chez moi ». Pour ma part, je ne me suis pas installée dans le bureau de la maison car au niveau de ma concentration et de la confidentialité, cela n’était pas tenable. J’ai dû trouver un espace qui était propice pour pouvoir travailler. 

 

Si cette plongée dans l’intimité du domicile du thérapeute a eu des effets tangibles en termes organisationnels, elle eut également des répercussions importantes en termes transférentiels. Sarah Stauffer nous explique :

« Pendant le confinement, il y a eu cette impression « d’immersion dans la vie de l’autre », et ce point est très particulier et intéressant avec la problématique des abus sexuels. Certains des cliniciens que je supervise se sont rendus compte que pendant les visioconférences, ils voyaient la chambre où les abus s’étaient passés. Ils n’avaient jamais eu une vision aussi « rapprochée » si je peux dire, aussi intime. La personne peut raconter ce qu’elle veut de son histoire et le clinicien peut imaginer de son côté comment cela s’est passé ; par contre, désormais, ils étaient dans le vif. C’est-à-dire qu’en tant que clinicien, « je vois son lit parfois, je vois la pièce où les actes se sont passés ». C’est vraiment une autre réalité qui est aussi devenue un fardeau pour les cliniciens car cela amène une couche de plus de l’histoire qu’ils aident à porter et à contenir avec la personne. On a un rapprochement de plus, une plus grande proximité et donc une prise de conscience plus forte de la proximité entre les auteurs et les victimes. 

 

 

Tentant de tirer des leçons de cette période complexe et des configurations thérapeutiques uniques engendrées, nous réfléchissons à la façon dont la prévention, en lien aux expériences et innovations connexes au confinement, peut être envisagée. Pour ce faire, Sarah Stauffer revient sur son parcours de formation aux États-Unis et la découverte de l’approche communautaire qu’elle considère, encore à ce jour, comme révolutionnaire.

« Dans le cadre de ma thèse sur les abus sexuels et leur traitement clinique, j’avais assisté, il y a vingt ans en arrière en Géorgie (USA), à une conférence dans le domaine et cela avait été pour moi un inversement de script (Stop it now !). En effet, on dit toujours aux enfants qu’ils peuvent dire, qu’il faut dire, c’est-à-dire qu’on est axé sur la victime : c’est à elle de dire, de dévoiler pour qu’on puisse venir en aide. Mais ce que cette organisation était en train de dire c’était que non, il faut que l’on prenne ce problème des abus comme une responsabilité communautaire. Si on voit un adulte qui ne se comporte pas de manière juste, qui a un comportement disons « gris » avec les enfants, c’est notre responsabilité, en tant que citoyen de la communauté, d’autres adultes présents de dire : « je te vois, je vous vois monsieur ». Peut-être qu’il y a des stratégies différentes. On peut dire ça calmement, par exemple : « j’ai vu comment tu as parlé avec la petite voisine, est-ce que tu es au courant que ça peut être perçu comme… » ; ainsi on ouvre le dialogue, avec l’objectif de dire « je vois » et de mettre la personne en alerte en lui signalant « ce n’est pas convenable ». Donc il y a vraiment un axe sur la « prévention primaire » dans le sens où l’on essaie de mobiliser la solidarité des gens pour qu’ils disent quelque chose aux autres lorsqu’ils voient quelque chose sur le moment. Cela crée un moment de psychoéducation durant lequel on dit qu’il ne faut pas faire comme ça et aussi cela montre à la personne (le potentiel auteur) qu’elle ne passe pas inaperçue. C’est donc une sorte de prévention et de mise en garde. Pour moi, c’était donc très intéressant la manière dont ils ont rapporté les choses parce que c’était une solution communautaire. Alors le problème avec le confinement, c’est qu’entre voisins, on ne voit pas ce qui se passe et culturellement, peut-être, on ne se mêle pas des affaires « privées » des autres. 

 

La situation de confinement a en effet suscité des débats autour du rôle des voisins, pointant plus que d’ordinaire la potentielle fonction de personne ressources que tout individu – tout citoyen – peut tenir lorsqu’il y a suspicion de maltraitance. Dans cette perspective de mobilisation et de responsabilité citoyenne, Sarah Stauffer propose les solutions suivantes :

« Ce qu’on pourrait faire, ce sont des publicités à la télévision et à la radio en disant : « si vous entendez quelque chose, il faut dire quelque chose. » En période de confinement, tout le monde est à la maison, les murs sont plus ou moins fins, il ne faut pas hésiter à appeler s’il y a quelque chose qui ne semble pas correcte. Il faut mobiliser la responsabilité individuelle et collective des gens. Il ne faut pas seulement porter le masque et puis rester en confinement. Il faut aussi, si on entend quelque chose, dire ce quelque chose, afin que cela soit investigué, que la personne ne souffre pas en silence. Il faut rompre avec l’invisibilité de ces choses. Une des leçons à tirer de cette période de confinement, c’est qu’il faut, me semble-t-il, mobiliser les moyens disponibles pour faire passer le message qu’il faut dénoncer toutes formes de maltraitance. Il ne faut pas rester silencieux parce que le silence peut être, d’une part, assourdissant - surtout pour les victimes-, mais, d’autre part, le silence est aussi, d’une certaine manière, une complicité avec ce qui se passe. Chaque personne devrait avoir cette conscience de dire, tout en reconnaissant, qu’elle ne sait pas ce qui se passe exactement et que ce n’est pas sa place d’investiguer, mais elle doit donner suite pour faire en sorte que les personnes ayant cette compétence d’investiguer puissent le faire. De plus, chacun devrait pouvoir dire cela sans crainte de représailles, avec la garantie de rester anonyme, non pas vis-à-vis de la police mais vis-à-vis des personnes qu’elle a vues agir. La crainte des représailles peut conduire au silence. 

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