Le contexte
La cohabitation des religions dans des sociétés européennes sécularisées est l’un des enjeux de so-ciété évoqués lors de la journée de consultation organisée par la Direction de l’UNIL et la Fondation pour le 450ème (actuellement Fondation pour l’Université) en 2007, qui a débouché sur le lancement du programme de recherche Vivre ensemble dans l’incertain. Le processus de sécularisation propre à l’État moderne repose sur la séparation entre le religieux et le politique. Il a eu pour conséquence un effacement progressif des signes renvoyant à l’appartenance religieuse. Dans le cas suisse, cette sé-cularisation se traduit par l’effondrement du biconfessionnalisme (catholique et réformé) et l’avènement d’un paysage religieux pluriel, suscité notamment par les flux migratoires. L’érosion de l’appartenance religieuse qui touche la majorité de la population ne signifie pas que les religions cessent d’être présentes dans l’espace public. Alors que les christianismes traditionnels sont en déclin, certaines minorités religieuses connaissent une plus grande visibilité, revendiquée ou imposée. C’est en particulier le cas des communautés évangéliques ou musulmanes.
Les enjeux relatifs à la visibilité de ces communautés religieuses se cristallisent notamment autour de certaines façons d’investir le territoire. Cela concerne la création de nouveaux lieux de culte (carrés confessionnels, édification de minarets) ou des formes d’occupation plus temporaires de la place publique (versets bibliques sur des panneaux publicitaires, affiches antiévolutionnistes, rassemble-ments de masses dans des stades à l'occasion du « Jour du Christ » ou de la « Journée nationale de prière »). Ces investissements sont à mettre en relation avec des manières de se positionner dans l’espace public et d’articuler, ce faisant, les diverses arènes que constituent la représentation des communautés religieuses locales, l’apparition sur la scène médiatique et les négociations avec les acteurs politiques.
Ces transformations débouchent sur un étrange constat : alors que la population helvétique se sécu-larise, l’espace public devient la scène sur laquelle sont figurées des identités confessionnelles per-çues comme problématiques, car elles posent la question du vivre-ensemble en termes identitaires. La saillance nationale de l’islam – en grande partie imposée par des acteurs politiques de la droite nationaliste ou évangélique – a pour effet de reconfessionnaliser l’espace public, établissant un lien fort entre la citoyenneté et le christianisme (conçu en termes « culturels » et exclusifs). Ceci a pour effet d’affaiblir l’architecture libérale de nos institutions politiques et leur capacité à intégrer des communautés diverses au vivre-ensemble.
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Le projet
Le projet s’est concentré sur deux axes. Le premier porte sur la visibilité de certains dispositifs matériels (minarets, carrés confessionnels, campagnes d’affichage, etc.) ou immatériels (débat politique, manifestation de rue) ayant conféré de la visibilité à des communautés évangéliques ou musulmanes. Il s’est agi de voir comment ces dispositifs ont été ressaisis dans des débats locaux ou nationaux et quelles en ont été les conséquences pour ces communautés, notamment en regard de leur intégration dans le paysage religieux helvétique.
Ce premier axe a naturellement débouché sur le second, relatif aux controverses publiques. L’initiative anti-minarets ou la promotion du créationnisme sont ainsi apparues comme d’excellents lieux pour observer le degré de légitimité et de reconnaissance accordée à certains collectifs. On a ainsi examiné comment les normes et les valeurs des communautés religieuses et des acteurs impliqués dans les controverses ont été collectivement négociées.
Les questions de recherche portaient principalement sur la visibilité de ces collectifs religieux : quels éléments ou quelles stratégies les rendaient visibles ? Dans quelle mesure cette visibilité aidait ou entravait leur intégration au sein du paysage religieux ? À qui servait cette visibilité ? Que donnait-elle réellement à voir ? Quel type de société figurait-elle, en lien avec des enjeux de composition du vivre-ensemble ?
L'approche adoptée était fondamentalement interdisciplinaire. Elle mobilisait des compétences scientifiques en géographie, en sociologie (de la communication et des médias, des migrations, des religions), en urbanisme et en sciences du politique. En outre des associations non académiques ont constitué un groupe d'accompagnement du projet. Elles ont facilité les contacts avec les acteurs clefs des controverses analysées, donné accès aux différentes communautés impliquées et finalement contribué à la valorisation des résultats acquis dans le cadre de journées participatives, formations de cadres associatifs, enseignants, travailleurs sociaux ou autorités communales et activités de médiation culturelle et pédagogique.
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Déroulement
Le volet sociologique s’est consacré à la problématique de l’antiévolutionnisme et du créationnisme (tant évangélique que musulman), celle-ci permettant d’interroger l’articulation entre science, poli-tique et religion. Le volet géographique s’est focalisé sur les carrés confessionnels. Quant à la controverse anti-minarets, elle a été confiée à l’équipe de sociologues qui a effectué, en plus de l’analyse du corpus médiatique couvrant l’initiative, l’ethnographie des communautés religieuses et de leurs organisations faîtières.
L’enquête sur l’antiévolutionnisme a commencé en août 2009. Cet objet constituait un révélateur fascinant pour saisir les transformations contemporaines du religieux et suivre de près certaines formes de radicalisation, tant évangélique que musulmane. L’investigation a débuté lors de l’année consacrée à Darwin, qui a donné lieu à de multiples événements (conférences, émissions radio et télévision, exposition muséale, etc.). Les mouvements créationnistes ont profité de l’occasion pour investir l’espace public à la fois comme une vitrine permettant de publiciser leurs idées et comme une arène de conflit.
Le volet consacré aux carrés confessionnels a lui aussi débuté durant l’été 2009. Il est rapidement apparu qu’il devait être distingué de la votation sur les minarets, ce dernier enjeu sortant du niveau local pour devenir un enjeu politique national. L’enquête a permis de documenter les négociations autour des carrés de Lugano et de Lausanne et identifié les acteurs religieux ou institutionnels qui y ont pris part.
Dès septembre 2010, la seconde partie de la recherche s’est intéressée à l’initiative anti-minarets, afin d’étudier la façon dont les communautés musulmanes et évangéliques se dotent de porte-paroles autorisés pour apparaître dans l’espace public. Elle a décrit les stratégies de communication et les positionnements mis en œuvre par les communautés pendant la campagne, vis-à-vis des mé-dias et des acteurs politiques. Ella a aussi décrit les changements dans le positionnement public des représentants religieux. L’investigation s’est déroulée en deux volets. Le premier, ethnographique, a identifié les acteurs institutionnels prétendant parler au nom des évangéliques ou des musulmans. À cet effet, des contacts ont été pris avec l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM) et le Réseau évangélique suisse (RES). Le second volet, médiatique, a permis d’analyser la couverture de la campagne anti-minarets par la RTS, et a donné accès tant à l’espace public, qu’aux interventions d’acteurs politiques – dont les initiants – sur ces questions.
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Résultats
Il n’y a pas de différences foncières entre les variantes évangélique et musulmane du créationnisme. Ils partagent des lieux communs narratifs et des arguments théologiques communs. Par ailleurs, le créationnisme fait subir une double torsion aux communautés religieuses :
- il convertit les croyants auxquels il s’adresse à une forme intransigeante de la foi caractérisée par un rapport littéraliste du texte sacré qui met les énoncés religieux sur le même plan factuel que ceux énoncés par les sciences ;
- il refuse les interprétations cherchant à composer entre la science et la religion et jette le discrédit sur les institutions religieuses qui tenteraient de proposer ce genre d’articulation.
Loin de se cantonner à une critique religieuse des sciences, le créationnisme est un geste de contestation d’un ordre libéral qui transformerait les croyances religieuses en des opinions – ce qui pose d’importants problèmes dans une société pluraliste.
Le volet sur les carrés confessionnels a fait apparaître une grande diversité cantonale dans la récep-tion de ces revendications. Quand les controverses sont tranchées, la tendance semble être à la mise en œuvre d’un paradigme multiculturaliste qui ne dit pas son nom. On pratique un accommodement raisonnable et réciproque, qui favorise la cohésion sociale plutôt que l’intégration d’un groupe social ou d’individus. Les demandes émanent souvent d’acteurs peu représentatifs (associations de conver-tis), mais dépendent d’experts locaux (notamment dans le domaine interreligieux) qui œuvrent comme médiateurs entre les collectivités publiques et la communauté ou l’association demanderesse.
L’étude de la campagne anti-minarets a permis de distinguer entre visibilité et reconnaissance. Si le paradigme de la « lutte pour la reconnaissance » peut décrire les activités auxquelles se livrent les acteurs évangéliques au moment de porter leurs revendications au grand jour, il s’est révélé inadéquat dans la description des mobilisations musulmanes. Ce n’est que suite à la votation de novembre 2009 que les organismes faîtiers musulmans ont fait le choix de se montrer plus proactifs au sein de l’espace public. À l’inverse, des politiciens de droite nationaliste ou chrétienne ont choisi d’instrumentaliser l’image publique de l’islam pour publiciser leur programme identitaire. Pour les politiciens évangéliques de l’Union Démocratique Fédérale, une telle opération vise à inscrire le christianisme dans les institutions nationales, de façon à inverser le processus de sécularisation. Au regard de la sécularisation, une telle opération n’a aucune chance de relancer la pratique religieuse des Suisses, mais donne une tournure identitaire et confessionnelle aux débats sur le vivre-ensemble.
La société civile a été impliquée très rapidement dans la recherche. Cela s’est fait de façon directe, au travers de projets menés de concert avec des associations : par exemple, avec la réalisation d’un film de présentation de l’Association musulmans et chrétiens pour le dialogue et l’amitié ; ce projet a été rendu possible par la collaboration avec L’Arzillier. De même, des cours sciences/société desti-nés aux étudiants de biologie de l’UNIL ont intégré un modèle lié au créationnisme. Par ailleurs, sur la question de l’aménagement du territoire, de nombreuses tables rondes ont été organisées parmi des associations de migrants. De façon plus indirecte, la recherche a donné lieu à une riche valorisation médiatique, sous la forme d’émissions radio ou télévision.
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Conclusions et perspectives
Le dialogue noué avec les partenaires sociaux durant la recherche a offert à ces derniers une réflexivité accrue vis-à-vis de leur propre action et des enjeux qu’ils avaient à affronter. L’un des problèmes tenait notamment au manque de moyens disponibles, en matière de formation et de financement, pour mettre en œuvre les solutions que les enquêtes semblaient appeler. Ainsi, en regard du dialogue interreligieux, celui-ci se déroule à une échelle locale et modeste : il mériterait de faire l’objet d’une plus grande publicité, notamment au travers des réseaux sociaux.
Quant aux perspectives, la première d’entre elles tient au processus de reconnaissance lancé par l’État de Vaud en lien avec les modifications introduites dans la Constitution vaudoise (art. 171). En effet, la Fédération évangélique vaudoise (FEV) et l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM) constituent actuellement chacun un dossier demandant leur reconnaissance en tant que communauté d’intérêt public. La reconnaissance se ferait dès lors par le droit et deviendrait officielle. Or, les critères proposés par les Affaires religieuses reviennent sur certaines des tensions révélées par notre enquête (implicitement, la question du créationnisme). Un chercheur (P. Gonzalez) poursuit son enquête sur une controverse récente liée à l’enseignement du créationnisme dans des écoles privées vaudoises d’obédience évangélique, et les conséquences de cette controverse dans le processus de reconnaissance officielle.
Un cours public UNIL aura lieu à l’automne 2015 sur cette recherche VEI en compagnie d’acteurs ayant été impliqués (UVAM, FEV pour le Réseau évangélique suisse), mais aussi d’un fonctionnaire des Affaires religieuses. Il offrira un éclairage sur les enjeux de la reconnaissance des religions par l’État de Vaud.