La professeure Marie-Elodie Perga est à la tête de Mountaincraft, un des quatre projets seed funding soutenus par le CIRM en 2019. Son équipe étudie la faisabilité de développer un serious game sous forme d’un jeu de rôle et de simulations vidéos 3D d’évolution d’un paysage de montagne typique du Valais face aux changements climatiques.
Entretien du 6 mars 2019.
Coordinateur CIRM (CC) : Qu’est-ce que Mountaincraft ?
Marie-Elodie Perga (MEP) : C’est un projet qui vise à traduire des modèles des sciences environnementales en une expérience empirique pour le grand public. Le but est que, en les visualisant, des personnes en dehors de l’académie puissent vivre, en temps accéléré, l’expérience des impacts du changement climatique sur un paysage familier et tester des stratégies d’adaptation à ces changements.
CC : Pourquoi ce projet ?
MEP : La communication scientifique sur le changement climatique n’est pas très efficace. On est toujours confronté au même problème de l’inaction : on ne prend pas des mesures pour réduire le changement climatique ou pour s’y adapter. Est-ce que le mode de communication scientifique actuel, où on donne des résultats à un public conquis, est le bon ? Lorsque nous donnons des conférences sur le changement climatique, le public est déjà convaincu mais nous ne réussissons pas à atteindre ceux qui justement ne se sentent pas concernés. La méconnaissance des faits scientifiques sur le changement du climat n’est pas le seul obstacle à une action efficace d’adaptation ou de mitigation. Les barrières sont aussi cognitives, intellectuelles et affectives. Alors une manière de les surmonter est de faire l’expérience sur un futur probable (scénarios) grâce aux simulations 3D.
CC : Récemment plus de 260 chercheurs, dont quelques membres du CIRM, ont dénoncé l’inaction des pouvoirs publics face au changement climatique. Mountaincraft est-il une réponse à cette préoccupation scientifique concernant l’inaction ?
MEP : Oui, la motivation est la même. Mais les chercheurs doivent aussi changer les formes de production des connaissances. Dans Mountaincraft, par exemple, on doit faire un effort pour sortir de nos prés carrés et tenter de coupler nos modèles sur les forêts, les glaciers et les lacs par exemple dans un paysage plus large. Jusqu’à présent, il y a eu peu de tentatives. On doit aussi intégrer les habitants de ce paysage et les effets de leurs choix de gestion.
CC : Dans votre projet vous avez réuni une équipe interdisciplinaire. Quels domaines d’étude sont-ils couverts et comment avez-vous choisi les experts ?
MEP : Nous voulions un site de nucléation entre sciences naturelles et sociales au sein de la Faculté des géosciences et de l’environnement pour la compréhension intégrée des impacts du changement climatique : je travaille sur les lacs, Bettina Schaefli sur l’hydrologie de montagne, Cristophe Clivaz sur l’évolution des structures touristiques (en particulier les stations ski) et Sophie Swaton sur la conception de scénarios d’adaptation, en collaboration avec des acteurs sociaux.
CC : Comment est-ce que vous allez les intégrer ?
MEP : On ne sait pas encore. Il ne s’agit pas d’obtenir un modèle précis mais relativement réaliste, en travaillant avec des ordres de grandeur, pour intégrer des données quantitatives et qualitatives. En même temps, on espère attirer nos collègues de la FGSE dans ce projet et s’appuyer sur des recherches faites par d’autres membres du CIRM et des instituts de recherche de l’UNIL, comme par exemple les travaux d’Emmanuel Reynard sur l’utilisation de l’eau dans des paysages alpins humanisés.
CC : Et vous essaierez aussi d’intégrer les besoins des acteurs locaux et régionaux. Pour cela, vous avez choisi un exercice de design collectif ou d’intelligence collective. Qu’est-ce que c’est ?
MEP : On est confronté à des problèmes très complexes. Pour les aborder, on a besoin de plus de compétences que les nôtres. Il faut donc respecter les expertises de chacun, en fabriquant un objet d’étude qui soit d’intérêt pour tous. Les scénarios qui seront développés, par exemple, doivent avoir du sens pour les acteurs du territoire. Il faut donc co-construire Mountaincraft selon les volontés des participants, académiques ou non, au projet. Pour l’instant on n’a que l’idée, on imagine tous les obstacles et défis à résoudre pour la réaliser. Maintenant, il faut concrétiser ce que l’on peut fabriquer avec les forces mobilisées.
CC : Peut-être cette intelligence collective est-elle ce qui manque pour une transformation rapide vers la durabilité ?
MEP : Peut-être. C’est difficile d’imposer un modèle de réponse aux défis environnementaux. On a des bonnes idées mais souvent on dit « il faut faire cela » aux autres, sans prendre en compte leurs besoins. L’intérêt des approches telles que les jeux de rôle est de se mettre dans la peau d’un autre acteur, de comprendre ses priorités et donc de développer l’empathie. Cela permet de comprendre pourquoi les gens n’adoptent pas un comportement durable. Créer des communautés résilientes et adaptatives au changement climatique est un compromis collectif.
CC : Il s’agit donc d’une transformation au-dedans des personnes et des communautés ?
MEP : Oui. Pour faire un projet comme Mountaincraft, on a besoin de beaucoup de temps et cela signifie moins de temps à dédier à nos propres travaux disciplinaires, ce qui a un coût dans un milieu où nous sommes en compétition. Cela peut limiter l’appétit des gens à y participer. Cette étude de faisabilité nous apprendra ce que l’on peut faire avec notre savoir collectif tout en pesant les risques pour nos carrières disciplinaires.
CC : Que peut apporter le CIRM à cette transformation ?
MEP : Justement, on va utiliser le soutien seed funding du CIRM pour faire cette étude de faisabilité. Cela signifie que le CIRM est un espace qui contribue à changer la manière de faire nos recherches, où il faut qu’on abandonne un peu nos egos. Mais il faut aussi que l’on soit productifs !
CC : Dans la courte vie du CIRM, qu’est-ce que tu as appris par rapport à la recherche et à toi-même ?
MEP : Par rapport à la recherche, je n’ai pas appris grand-chose parce que nous n’avons pas encore fait de séminaires de recherche. Ah oui, j’ai appris une chose : l’intérêt de la microtoponymie, la thématique traitée par un autre des projets seed funding du CIRM, qui d’abord me semblait quelque chose d’assez ésotérique ! Par rapport à moi, j’aime bien l’idée, comme je l’ai dit, que le CIRM soit un espace pour tester et développer des idées à risque. C’est un luxe que l’on ne peut pas toujours se permettre. Dans le cas des environnements de montagne, cela est essentiel parce qu’ils sont encore très peu intégrés dans les scénarios climatiques, bien que prioritaires, comme souligné lors de la COP21. J’ai appris qu’à l’UNIL on a toutes les compétences nécessaires pour développer une vraie compréhension intégrée de la montagne, tout en renforçant les liens entre les différents experts.