Michel Aberson est maître d'enseignement et de recherche à l’Institut d'archéologie et des sciences de l'Antiquité de la Faculté des lettres. Il vient d’organiser un colloque international sur la présence des Romains dans les Alpes, avec le soutien du CIRM.
Entretien du 27 mai 2019.
Coordinateur CIRM (CC) : Le colloque visait à proposer de nouvelles perspectives sur la présence romaine dans les Alpes. Qu’y a-t-il de neuf, exactement ?
Michel Aberson (MA) : La vision traditionnelle nous dit que les Alpes ont été définitivement conquises par les Romains en 16-15 av. J.-C. Les Alpes seraient un territoire sauvage que les Romains ont annexé et civilisé. Maintenant, on est en train de réfléchir sur cette idée d’annexion, trop simpliste. Au cours des IIe et Ier siècles av. J.-C., plutôt qu’annexer les Alpes, les Romains voulaient surtout pouvoir passer par certaines voies stratégiques, et en même temps empêcher d’autres groupes humains, et parfois d’autres Romains, d’y passer. Le travail interdisciplinaire entre des experts des textes anciens, des archéologues et de nombreux autres spécialistes nous a permis de développer des hypothèses sur ces formes de contrôle romain, qui dans quelques régions existaient déjà avant cette date de 16-15 av. J.-C.
CC : Donc, c’est l’interdisciplinarité qui a rendu possible cette découverte ?
MA : Oui. Les textes à eux seuls ne sont souvent pas suffisamment clairs. Mais le contexte des trouvailles archéologiques peut clarifier le contenu d’un texte et nous donner une meilleure image de ce qui pourrait s’être passé. Ensemble, ils nous apportent une vision de l’« empire romain » comme zone d’hégémonie comprenant des formes diverses de contrôle territorial. Durant le colloque, les discussions sur cette question ont été spécialement fécondes. Des présentations très intéressantes ont porté par exemple sur l’influence des Romains sur les écritures et les langues des populations alpines de cette époque, qui étaient très diverses linguistiquement.
CC : Quelles disciplines interviennent dans tes recherches ?
MA : Avec un collègue valaisan, Romain Andenmatten, je travaille notamment sur un site du val d’Entremont (Liddes, Valais) qui s’appelle le « Mur (dit) d’Hannibal ». Le site présente des vestiges matériels mais aussi une inscription sur un rocher. Plusieurs chercheur·es travaillent sur différents aspects du site. Puis on organise des tables rondes où on peut échanger les résultats. C’est en écoutant les autres chercheur·es que je peux mieux réfléchir aux résultats de mes propres travaux. Il y a des archéologues, pédologues, géologues, palynologues, épigraphistes, linguistes, etc.
CC : Tous ces expert·es travaillent ensemble ?
MA : Il y a des avancées mono-disciplinaires et d’autres pluridisciplinaires. Dans plusieurs domaines, il y a une collaboration régulière entre disciplines. Par exemple, dans l’étude de l’inscription dont je viens de parler, j’ai apporté mes connaissances d’épigraphie et d’histoire, mais nous avons surtout travaillé en équipe avec des linguistes, un expert tailleur de pierre et des archéologues. Donc à travers ces projets et les tables rondes organisées régulièrement, chaque discipline influence les autres. Par exemple, les présentations des spécialistes du sol nous ont permis de réfléchir différemment sur l’utilisation militaire du site et son interprétation historique. En fait, l’analyse du tassement du sol pourrait nous donner des informations sur le nombre de saisons durant lesquelles le site a été utilisé. Mes collègues archéologues travaillent aussi sur d’autres sites en Valais et dans la Vallée d’Aoste pour avoir un contexte archéologique et historique plus vaste. S’agit-il, par exemple, d’une zone de présence militaire romaine ou de mercenaires celtes au service des Romains ? A quels objectifs tactiques répondait ce réseau de sites, si c’en était un ? Répondre à ces questions sans une approche interdisciplinaire est impossible. On a besoin, par exemple, des études du mobilier par les typologues mais aussi des travaux en dendrochronologie et des datations avec le carbone 14.
CC : Tu as participé activement à l’atelier organisé par le CIRM sur comment favoriser l’interdisciplinarité. Qu’est-ce que tu y as trouvé intéressant ?
MA : La manière comment les deux coaches ont mené l’atelier pour faire ce qu’on voulait faire. C’était un processus bottom-up très bien structuré. Je dois dire qu’au début c’était bizarre mais je trouve que le résultat était intéressant et il y a eu de bonnes idées pour encourager le travail interdisciplinaire. Je vais participer au deuxième atelier du 13 juin, bien sûr.
CC : Qu’est-ce que le CIRM peut apporter à la Faculté des lettres ?
MA : D’abord, un exemple d’interdisciplinarité qui marche ! Par ailleurs, le soutien financier pour des événements sur la montagne. J’ai évidemment été très heureux du soutien que le CIRM a apporté au colloque que nous avons organisé, par exemple. Peut-être que le CIRM pourrait soutenir aussi des recherches au niveau master et doctoral dans le domaine alpin. Dans ce domaine, on a pas mal d’études en cours en littérature, histoire, linguistique… Je sais qu’il y a une volonté de promouvoir le CIRM auprès des chercheur·es en sciences humaines et les membres du centre qui font partie de la Faculté des lettres peuvent contribuer à faire connaître celui-ci auprès de leurs collègues. Je pense que c’est important d’impliquer surtout des jeunes chercheur·es.