Aussi loin que les documents disponibles le laissent voir, les Alpes Vaudoises constituent longtemps un exemple parfaitement représentatif de ce que toute région à la fois rurale et montagneuse présente en termes de pratiques sanitaires et médicales. Ainsi, dès le Moyen Âge, on y relève la présence de praticiens aux compétences hétérogènes, allant d’herboristes et vendeurs de drogues ambulants, de « rebouteux » détenteurs de « secrets », de chirurgiens et sages-femmes dotés d’un savoir acquis à travers un apprentissage pratique, jusqu’à quelques rares (du moins avant le 19e siècle) attestations de la présence de médecins savants, diplômés d’universités étrangères, et parfois de grand renom (comme, au 18e siècle, Albert de Haller, qui toutefois, nommé inspecteur des salines de Bex, s’établit dans la région pour d’autres raisons que médicales). L’organisation médico- sanitaire, comme ailleurs, est réglée au travers de diverses réglementations en matière d’épidémies, de commerce des médicaments ou encore de contrôle de l’activité sanitaire. Les institutions d’accueil et de soin des malades sont elles aussi à l’image de ce que l’on observe ailleurs, avec quelques spécificités géographiques : bien avant l’invention de l’hôpital moderne médicalisé au 19e siècle, on note, le long des chemins de plaine du Chablais, l’activité de petites institutions à fonction d’hospices, accueillant les pèlerins, soignant les malades, nourrissant les indigents. Cette proto-histoire médico-alpine comprend également quelques pratiques en marge de la médecine proprement dite, comme les bains thermaux connus ici ou là, mais qui – tels les bains de Lavey – ne seront véritablement exploités sur le plan médical qu’à partir du 19e siècle.
S’il faut parler d’un « essor médical » des Alpes Vaudoises, il est lui aussi contemporain du processus dit de « médicalisation de la société » observé ailleurs en Europe, qui comprend l’histoire de la transformation des médecins en un corps de professionnels homogènes (du fait d’une formation désormais unifiée accomplie dans les facultés de médecine), la subordination d’autres catégories de soignants à l’autorité médicale (comme les sages-femmes, les garde-malades), leur marginalisation voire leur interdiction légale (comme pour le vaste ensemble flou des « rebouteux ») ; ce processus s’accompagne aussi de la construction d’un système sanitaire articulé autour de l’infirmerie ou de l’hôpital médicalisé (Aigle, Château d’Oex, …), qui vise à couvrir les besoins de l’ensemble de la population, qui s’amorce dès la fin du 19e siècle et se poursuit jusqu’à nos jours.
Une particularité toutefois affecte spectaculairement l’histoire médicale des Alpes Vaudoises : l’exploitation de facteurs géo-climatiques spécifiques. En effet, à la faveur d’un mouvement sociétal et culturel de grande ampleur, la science médicale se met à considérer, dès la moitié du 19e siècle, l’air d’altitude, et plus généralement l’environnement alpin comme de puissants agents thérapeutiques, actifs contre toutes sortes de maladies, et tout particulièrement contre la tuberculose. Ce vaste mouvement va faire des Alpes Vaudoises, et de Leysin en particulier, le lieu d’une véritable industrie sanitaire, orchestrée par des promoteurs, entrepreneurs et médecins d’envergure, tel Auguste Rollier, connu dans le monde entier pour ses méthodes d’héliothérapie. Entre la fin du siècle et les années 1960, d’innombrables malades (ils pourront être plusieurs milliers à séjourner à la fois) monteront en altitude pour entreprendre des cures sanatoriales souvent de longue durée, dans de grands établissements ou de petites cliniques, qui, en plus d’être des lieux de soin et d’enseignement scientifique, constituent, si l’on peut dire, un véritable poumon économique de la région.
Après cet âge d’or de la médecine sanatoriale, interrompu assez brutalement dès les années 1950 par l’avènement d’autres méthodes et modes thérapeutiques, la reconversion ne se fera pas sans mal, certains établissements poursuivant leur vocation médicale sous d’autres formes, d’autres étant réemployés à des fins touristiques, éducatives, d’autres étant détruits ou poursuivant leur lente dégradation. La médecine, agent crucial du développement économique et des transformations sociales dans les Alpes vaudoises, continue ainsi de marquer l’architecture des bâtiments, le tissu urbain, le territoire même, et au-delà, l’histoire à la fois naturelle et culturelle des Alpes vaudoises. (Rédigé en collaboration avec le Prof. Vincent Barras)