Quelques mois après son altercation avec le gouvernement grec, André Bonnard récidive en adressant une lettre rendue publique aux étudiants de l’Université de Genève, afin d’en dénoncer les pratiques. En effet, le 19 février 1950, Bonnard s’immisce dans une affaire interne à l’Université de Genève afin de prendre le parti d’élèves communistes risquant l’expulsion (Fornerod, 1993, p. 73). Cette affaire n’est pas un « scandale » tel qu’il a été défini, puisqu’il n’a pas suscité de réaction publique et médiatique. Pourtant, les réactions et l’interaction entre ses acteurs permettent d’interroger des mécanismes significatifs pour l’analyse des fonctionnements des élites universitaires. Elle a la particularité d’impliquer un dialogue entre deux groupes de même statut, l’administration des universités de Lausanne et de Genève. L’affaire se met en place à cause de revendications différentes de celles décrites dans l’affaire de la Grèce.
Si l’Université admet et défend la liberté d’opinion, elle ne peut admettre l’intervention d’un professeur dans une affaire interne d’une autre Université. [10]
Cet extrait provient d’une lettre du 15 mars 1950 que le recteur de l’Université de Genève a adressée à son homologue lausannois. La lettre est certes adressée de recteur à recteur, mais elle n’est pas écrite pour être saisie de subjectivité à subjectivité ; le texte se veut de groupe élitaire à groupe élitaire. Lors de cette affaire, toutes les interactions se font sur ce modèle, d’une entité prévenant une autre entité d’un problème lié à un de ses membres. Les groupes ne prennent pas en compte la cohésion des autres groupes. Cet extrait présente que le problème principal était le fait que Bonnard n’avait pas respecté une forme d’imperméabilité de l’élite de l’Université de Genève. André Bonnard a tenté de s’immiscer dans les affaires de cette élite, en influençant des agents extérieurs dont elle dépendait, en remettant en cause leur pouvoir. « L’opinion » de Bonnard, que l’Université de Lausanne aurait pu réprimander si elle n’avait pas correspondu à celle de son administration lors de débats internes, n’avait pas été remise en cause jusque-là. La réaction a été provoquée par le fait d’être intervenu « dans [les] affaires internes » d’une autre groupe. Comme lors du scandale précédent, l’Université de Genève s’est plainte auprès de l’Université de Lausanne pour les agissements de Bonnard. Ce dernier porte l’ensemble de ses attributs professionnels lors de ses actions, l’associant à l’élite à laquelle il fait partie.
D’autres instances ont participé à cette affaire, d’autres groupes élitaires.
Toutefois, nous ne saurions rester indifférents en présence de faits tels que ceux qui se sont déroulés à Genève, où il ne s’agit plus de l’expression d’une opinion, mais d’une immixtion regrettable de votre part dans les affaires de l’Université de cette ville.
Le titre de professeur l’Université n’est pas, chez nous, un grade acquis à la suite d’épreuves quelconques, c’est un titre correspondant à une fonction ; celui qui le porte fait partie du sénat, autorité d’une université. Par conséquent, il est inadmissible qu’un professeur en charge intervienne dans un conflit interne d’une autre université. [11]
Cet extrait, provenant d’une lettre du Conseil d’État du canton de Vaud, expédiée le 31 mars 1950, est adressé à André Bonnard. Elle représente l’interaction entre une autorité élitaire et un individu, membre d’une élite subordonnée administrativement. La première partie de l’extrait montre que le problème dans les actes d’André Bonnard était son attaque contre l’intégrité d’un autre groupe élitaire. Il a tenté de pénétrer un groupe auquel il n’appartenait pas. Comme le texte précédent, ceci témoigne d’un système de représentation assimilé aux élites universitaires, adopté par elles-mêmes et pas d’autres sphères. Il s’agit de l’autonomie et l’herméticité de son cadre. La seconde partie de l’extrait présente les valeurs attribuées à la « fonction », au « titre de professeur l’Université ». Cette explication comporte une certaine conscience du statut élitaire que ce titre représente. Ici, ce statut est censé ancrer l’individu dans une forme de juridiction diplomatique. De plus, la position « d’autorité » confiée transforme l’individu en représentant permanent du groupe entier, justifiant toutes les représentations décrites précédemment. La marque syllogistique « en conséquence » n’est pas utilisée à bon escient dans ce contexte : les éléments présentés dans la phrase précédente ne forment aucun lien de causalité. Ceci offre un aperçu des représentations communes ancrées dans l’imaginaire sur les élites académiques. À nouveau, André Bonnard a été attaqué pour être sorti de son espace d’influence et être allé perturber celui d’autres élites.
André Bonnard a adressé une lettre à la Commission universitaire de l’Université de Lausanne, le 20 mars 1950, afin de remettre en question les accusations qui lui ont été faites.
Il me paraît également que tout universitaire avait non seulement le droit, mais le devoir de saluer en leur initiative le signe d’un réveil, au sein de l’Université, des valeurs que c’est notre mission de définir et de défendre.
Mais tel n’est pas votre avis. Agir comme je l’ai fait, c’est manquer de respect à des collègues. Faudrait-il penser que, pour vous, l’Université c’est toujours et exclusivement le corps professoral ? Et que le maître a toujours raison contre l’élève ? Et que les collègues doivent toujours venir au secours de leurs collègues plutôt qu’à celui de la vérité ? [12]
Cette lettre permet d’analyser la posture que Bonnard adopte face à Genève et Lausanne, dont cet extrait souligne les subtilités. Il se défend contre la légitimité des accusations qui lui sont faites et revendique son acte et sa pensée. Il développe le postulat idéologique qui l’a poussé à soutenir des élèves genevois qui militaient, au sein de leur unicité, contre l’utilisation militaire de technologies nucléaires. Cette lettre n’est pas une excuse ou une justification de son acte, mais une argumentation pour le soutien de ses idées. Malgré le fait qu’il n’ait pas revendiqué son statut de professeur en s’insurgeant contre l’Université de Genève, il utilise le déterminant possessif « notre » afin d’intégrer le groupe auquel il appartient dans son débat. De plus, comme lors du scandale sur la Grèce, malgré le fait qu’il ait agi « sous [sa] propre responsabilité », l’institution contre laquelle il s’attaque le perçoit avec toute l’autorité que son statut lui confère. Ainsi, ces postures, volontaires et involontaires, ont mené à des tensions auxquelles l’élite de l’Université de Lausanne a du faire face – la gestion de conflits pratiquement diplomatiques avec l’Université de Genève notamment.
Face à ses collègues, André Bonnard a adopté une posture tout aussi variable, mais dont la structure est plus aisément perceptible. Tout au long de sa lettre, il se désolidarise de ce groupe en les désignant par le pronom « vous » et en se désignant par « je ». Ceci est fait au long de ses explications idéologiques, jusqu’à l’extrait cité. Là, il s’intègre au groupe, leur imposant les valeurs dont il fait l’éloge. Le second paragraphe est une remise en question du principe d’élite. Il tente d’en casser les Marges. Il réfute l’unicité, exposée par Mills, au sein du cadre du groupe élitaire. Ainsi, Bonnard rejette la cohésion des élites en faveur de ses idées.
Les élites étaient donc conscientes, dans une certaine mesure, des mécanismes qui les touchaient. Cette unicité, lorsqu’elle était respectée et mise en pratique, serait principalement au bien du groupe qu’au bien des individus qui en faisaient partie.
Le procès-verbal de la session de la Commission universitaire du 15 mars 1950 révèle la manière dont l’élite académique se positionnait face à André Bonnard sans qu’il soit présent et face à l’affaire qu’il a provoquée. Celle-ci a eu lieu bien avant la lettre qu’il leur a adressée ; ils n’avaient donc pas encore toutes les informations à disposition.
M. le Recteur croit savoir que certains professeurs envisageraient de faire paraître dans les journaux une lettre ouverte, déclarant que les signataires se désolidarisent de l’attitude politique de M. le professeur A. Bonnard.
M. le Vice-doyen Junod voudrait connaître l’article du règlement genevois qu’on dit avoir été violé ; il demande en outre la lecture intégrale de la lettre adressée par M. le professeur A. Bonnard aux étudiants ; l’ayant entendue, il n’estime pas qu’on puisse considérer cette lettre comme une incitation à la désobéissance.
[…] Il ne s’agit pas ici, dit M. le Doyen Grin, de faire un procès d’opinion, mais il faut, hors de toute politique, et sans que la liberté d’opinion ne soit aucunement atteinte, dire à M. le professeur A. Bonnard combien son intervention dans les affaires de l’Université de Genève est inconvenant. [13]
Cet extrait, rapportant les propos de trois intervenants, présente trois points importants sur la position adoptée par ce groupe face à Bonnard. Le premier concerne la désolidarisation présumée de certains professeurs des actions de Bonnard. Certains collègues d’André Bonnard voulaient se déclarer contre son « attitude politique ». Ceci montre qu’à l’échelle des individus, la cohésion du groupe tel qu’il la faisait paraître, n’était pas totale en situation de crise. Ceux-ci n’avaient apparemment pas un comportement hostile envers lui, mais la volonté de se préserver de certains problèmes. Il s’agit d’une désolidarisation individuelle et idéologique. Le deuxième point est opposé au précédent ; le propos du Vice-doyen Junod présente que l’attaque contre Bonnard était vue comme une attaque contre le groupe. Dans la perspective du groupe et de son unité, les élites de l’Université de Lausanne soutenaient Bonnard en dénonçant la légitimité des accusations de l’Université de Genève. Au sein même du groupe lausannois, l’avis émis sur cette affaire est différent de celui qui sera analysé plus loin sur leur dialogue avec les autres sphères élitaires. Le troisième point est une forme de fusion entre les deux autres. D’un côté, ils ne dénoncent pas les opinions d’André Bonnard à titre individuel, mais dans la perspective de la préservation du groupe, ils pensaient nécessaires de dénoncer, vis-à-vis de Genève, ses agissements. Ce qui posait problème était son « intervention dans les affaires de l’Université de Genève ». À nouveau, le fait de se comporter comme si les sphères et les groupes élitaires étaient perméables met en danger l’unicité de ces dernières, les dérangeant l’une comme l’autre. Le groupe auquel Bonnard appartenait, en tant qu’entité, soutenait son membre, malgré la critique de certains de ses homologues. Pourtant, elle a pris parti de s’en désolidariser face au groupe accusateur, afin de préserver leurs relations avec l’Université de Genève. C’est pour cela que, plus loin dans ce procès-verbal, la Commission universitaire décide de ne pas sanctionner Bonnard, mais de faire « savoir à l’État qu’elle désapprouve ce geste ».
Au cours de cette séance de Commission universitaire, le rectorat décide d’adresser une lettre à André Bonnard, qu’ils ont envoyée le 18 mars 1950. Celle-ci met en exergue la manière dont l’élite de l’Université de Lausanne est intervenue envers lui.
Nous avons été surpris et peinés du manque de délicatesse de votre geste. Vous vous prévalez de votre qualité de professeur d’Université pour porter contre des collègues genevois l’accusation la plus grave qui puisse leur être adressée : « une profonde incompréhension du sens de la culture universitaire ». Au nom de la dignité académique, nous déplorons votre manière d’agir. Nous aimerions qu’à l’avenir vous usiez envers vos collègues de l’attitude respectueuse que vous réclamez à votre égard [14]
Comme cet extrait en témoigne, le « manque de délicatesse » d’André Bonnard était l’objet de la réprimande de la part de l’Université de Lausanne. À aucun moment elle n’a dénoncé son positionnement idéologique ; elle ne voulait pas aller à l’encontre de « la liberté d’opinion ». Dans la lettre qu’André Bonnard écrit en réponse à celle-ci, qui à été analysée plus haut, il se défend d’avoir agi avec son autorité de professeur. Pourtant, comme c’est expliqué ici, son statut lui confère une charge représentative dont il ne peut pas se débarrasser. De plus, l’accusation de Bonnard envers l’Université de Genève, qui est mentionnée dans cet extrait, montre de quelle manière il l’a attaqué. Celle-ci tend à briser le cadre de représentativité du groupe contre lequel il s’attaque. Ce qui met idéologiquement en péril la légitimité des élites universitaires, « la dignité académique », et les fragilise. Cette lettre ne contient aucun élément montrant que les membres de l’Université de Lausanne étaient d’accord avec l’Université de Genève, ou qu’ils soutiennent la cause de Bonnard ; elle ne contient que des ordres servant à protéger leurs intérêts et à éviter Bonnard de leur causer des problèmes. Au sein du groupe, les avis sur Bonnard sont variés, mais leur principal but est de protéger leur unicité.
Cette manière de se comporter envers Bonnard est différente de celle envers les autres groupes et sphères élitaires. Les procès-verbaux, ainsi que des échanges de lettres entre l’Université de Lausanne et les Conseils d’État vaudois et genevois, montrent que l’Université prétend se désolidariser de Bonnard afin de ne pas s’impliquer dans l’affaire, sans prendre de réelle sanction. La cohésion et l’unité sont restées intouchées au sein même de l’élite, mais une distinction a été mise en scène face aux autres groupes élitaires. Comme pour le scandale avec le gouvernement grec, les actions internes de l’élite de l’Université de Lausanne consistaient à soutenir Bonnard, et leurs actions externes consistaient à s’en désolidariser idéologiquement pour protéger la cohésion du groupe.