Les femmes professeures à l’Université de Lausanne au 20e siècle et au tournant du deuxième millénaire
Notre questionnement part d’un premier constat : il y a une augmentation des femmes professeures en général en Suisse ces dernières années. On assiste donc à un processus de féminisation du corps professoral.
En effet, si au niveau de la Suisse elles n’étaient que 5% en 1990, elles représentent 10% du corps enseignant dans les universités en 2000 et 17% en 2010 (19% à l’Unil). On a tendance à mettre en lien le concept de démocratisation, qui va être présenté plus en détaille par la suite, avec celui de féminisation [1]. Mais la féminisation implique-t-elle vraiment la démocratisation? Est-ce le cas de l’Université de Lausanne? Est-ce une réelle démocratisation de l’accès au poste de professeur? Ces questions nous renvoient à une analyse du phénomène de démocratisation via deux volets principaux:
une analyse des discours du Dies Academicus. Quel est le discours officiel de l’Université à l’égard de l’égalité dans le corps professoral et de la promotion des femmes? Si démocratisation il y a, comment est-elle problématisée depuis 1957 (nomination de la première femme professeure) dans le discours officiel?
l’analyse des profils sociologiques des femmes professeures. Qui sont ces femmes professeures ? Est-ce qu’elles ont un profil plus varié que les hommes ? Est-ce qu’on peut observer la démocratisation, donc une diversification, dans le profil des femmes professeures ? Et peut-on voir une corrélation entre le pourcentage de femmes dans le corps étudiant et le corps enseignant?
A travers ces deux enjeux, nous essayerons de mesurer cette démocratisation. Pour certains indicateurs, nous tenterons de faire une comparaison avec le profil sociologique des hommes également.
Commençons avec le terme ambigu de démocratisation. Qu’entendons-nous par la démocratisation du corps professoral? L’une des définitions de démocratisation dans le champ de la est donnée par Antoine Prost [2]:
“La démocratisation est l’extension progressive à toute la population de scolarités initialement réservées à une minorité; [….]; l’augmentation des taux de scolarisation aux divers âges en fournit un bon indicateur.”
Il ajoute également: “La démocratisation vise à réduire les inégalités sociales en donnant à tous les enfants les mêmes chances devant l’école, quel que soit le milieu auquel ils appartiennent. […] En réformant ce qui, dans l’école, organise la reproduction des inégalités sociales, on veut mettre fin à leur caractère hérité et les réduire à des différences de mérite, seules légitimes”.
Une autre tentative d’adaptation du terme de démocratisation est faite par A.Pilotti, A.Mach et O.Mazzoleni (2010), qui présentent ce processus de la manière suivante:
Notre travail est centré sur le corps professoral féminin de l’Université de Lausanne; par le terme de démocratisation, nous désignons donc le processus d’un changement social par lequel l’accès au poste de professeur devient plus accessible à un certain groupe de la population, ici les femmes, tout en observant si ce changement touche aussi les classes sociales. De cette manière, nous allons analyser le degré d’ouverture du recrutement professoral aux femmes selon les critères de la nationalité, de l’origine sociale, de capital cosmopolite et des activités pratiquées hors du cadre de l’Université.
Notre recherche se présente sous la forme d’un double volet, alliant une analyse des données statistiques du corps professoral, une comparaison avec le corps étudiant ainsi qu’une analyse des discours officiels de l’université.
Base de données:
Pour analyser la manière dont la démocratisation incrémentale du corps professoral s’est reflétée dans le profil des femmes professeures, nous allons utiliser une base de données qui comporte les informations biographiques concernant les femmes occupant les postes à l’Unil au cours de XX siècle. Cette base de données nous a été fournie par les professeurs travaillant sur une recherche en cours, intitulée “Academic Elites in Switzerland 1910-2010: between Autonomy and Power”, dirigée par les professeurs F. Buhlmann, A. Mach, T. David. La base contient les informations suivantes: nom, prénom, origine, date et lieu de naissance et de décès, informations sur la famille (notamment sur les parents et leurs professions), mariage (statut civil), enfants, carrière à Unil et hors Unil, direction des instituts, fonctions académiques et politiques, commissions professionnelles et conseils d’administration. Pour simplifier la lecture des données et pour faire apparaître les tendances générales, nous avons été obligé de reconstruire certaines catégories.
Dans notre modèle, nous avons utilisé des variables socio-démographiques, tels que la nationalité ou le statut civil, mais nous avons simplifié l’information sur d’autres variables.
Ainsi nous avons simplifié les données sur la famille en créant une variable “origines sociales”, qui va être utilisée pour mesurer le “inherited economic and social capital” [3]. Son importance étant déjà expliquée en profondeur dans la sous-rubrique « Les origines sociales » nous allons ici nous contenter de présenter la manière dont nous l’avons construit. Par les origines sociales nous sous-entendons principalement la profession du père, en la distinguant par des classes sociales: grande bourgeoisie, moyenne bourgeoisie, petite bourgeoisie, ouvriers / employés. (cf “origines sociales” ). Cette variable sera ensuite utilisée pour faire une comparaison entre le profil sociologique général de l’Université et celui des femmes pour en tirer des conclusions sur la présence de la démocratisation du corps professoral, notamment pour voir si les femmes n’ont pas un profil plus “élitiste” par rapport aux hommes.
Un autre indicateur que nous avons crée à partir de l’information fournie par la base de données est la variable “fonction” qui fait référence à la plus “haute” fonction occupée par la femme pendant l’année étudié (1981, 1992 ou 2000). En effet, selon Marie-Françoise Fave-Bonnet [4], qui a fait une étude sur les femmes universitaires en France,
“la proportion des femmes n’est importante que dans les positions hiérarchiquement inférieures (non-titulaires, assistantes et maîtres de conférences)…”
Nous allons voir si cette domination correspond à la situation de Unil. Mais il faut prendre en compte une nuance importante: dans notre analyses nous nous intéressons uniquement aux “élites” de Unil, aux professeures, donc, les positions les plus inférieures hiérarchiquement ne figurent pas dans nos résultats.
En suivant la recherche déjà mentionnée des professeurs F.Buhlmann, A. Mach, T. David, nous nous intéressons à la multipositionnalité. Comme le démontrent plusieurs recherches, en Suisse, les champs politique, académique et économique sont fréquemment liés. Kley (2011) le montre bien dans son étude avec un exemple des professeurs en droit: “professors of public law often held – simultaneously or successively – political or judiciary mandates”. Nous allons ainsi mesurer deux volets importants: activités académiques pures et la multipositionnalité. Les femmes multi-positionnées combinent dans leur parcours l’activité académique, ainsi que des activités non-académiques. A partir de cet indicateur, il nous sera possible de voir si la femme professeure dispose de connections de sa carrière professionnelle à l’Unil avec d’autres sphères sociales.
La base de données utilisée nous fournit assez de données pour, comme le font F.Buhlmann, A. Mach, T. David, construire une variable “capital cosmopolite”, qui permet d’analyser l’évolution de l’importance de l’encrage local des élites académiques versus le processus d’internationalisation du corps professoral, qui est observable dans les années huitante [5]. Ce terme fait référence à “experience abroad, international publications and participation in international associations which provide a particular form of reputation” (Welch, 1997; Gingras, 2002). Notre indicateur “capital cosmopolite” inclut l’expérience internationale de la femme professeure, son éventuel parcours à l’étranger (y compris la formation et la carrière professionnelle), les collaborations avec des comités scientifiques internationaux, ainsi que tout simplement le fait d’être d’origine étrangère.
Pour établir s’il y a une corrélation entre le corps étudiant et le corps professoral (en terme de genre), nous avons utilisé les statistiques de l’Unil, accessibles en ligne sur Unisis. Nous avons déterminé trois facultés (droit, SSP et Lettres) dont le nombre d’étudiants et de professeur-e-s assez conséquent permettait une étude statistique. Nous avons écarté la faculté de médecine et biologie, car sa transformation dans les années nonante (de faculté des sciences, à faculté de médecine et biologie) a rendu sa prise en compte sur vingt années complexe. La faculté de théologie était trop petite pour être “testée” statistiquement. Nous ne souhaitons pas représenter toutes les facultés de l’Unil, mais en observer une partie.
Nous avons donc des données pour les étudiants à partir de 1990, et des données sur les professeures à partir de 1995. Nous observons donc la courbe d’évolution des effectifs étudiants de 1990 à 2010 pour ces trois facultés et de 1995 à 2010 pour le personnel. Nous utilisons l’annuaire statistique de 2010-2011, couvrant les années 2000 à 2010 et les statistiques de l’année 2000-2001, sur les étudiants inscrits en hiver et le personnel, couvrant les années 1990 à 2000. L’annuaire statistique de l’année 2013-2014 est utilisé pour les chiffres plus actuels (tous ces documents sont disponibles en ligne en libre accès).
Archives
Nous avons considéré que les discours prononcés à l’occasion du Dies Academicus peuvent être analysés comme le discours officiel que l’Université, car il s’adresse à sa communauté (corps enseignant et étudiants, par le biais de la FAE, Fédération des associations d’étudiant-e-s) ainsi qu’aux autorités cantonales, qui y sont invitées et représentées par le/la chef(fe) de département de la formation et de la jeunesse.
L’analyse des discours du Dies Academicus a été abordée par une recherche systématique des mots clés suivants : femme, femmes professeurs, féminin, égalité, promotion, étudiante, nomination, corps enseignant, et ceci :
- dans tous les discours d’installation des recteurs de 1948 à 1968
- dans les tous les discours des Dies Academicus disponibles de 1970 à 2010.
Ces discours sont disponibles sur le site d’archives “Archivore” de l’Université, en libre accès, sous la rubrique “Discours” et “Discours de l’Université de Lausanne, publications de l’Unil.
Par cette recherche, nous souhaitons observer quel est le discours officiel de l’Université sur la question des femmes et plus particulièrement sur l’arrivée de femmes professeures dans le corps professoral et voir si l’écart entre les deux sexes est problématisé.
Périodisation
Dans leur étude portants sur l’élite académique en Suisse, Mach et ses collaborateurs divise le XXe siècle en cinq dates importantes: 1910, 1937, 1957, 1980 et 2000 [6].
Comme nous étudions la féminisation, nous modifions légèrement cette périodisation, en la rendant plus sensible à la question étudiée. Notre périodisation est la suivante: 1957, 1981, 1992, 2000. Jusqu’à l’arrivée de la première femme à l’Université en 1957 (Erna Hamburger), les années précédentes ne sont pas marquantes. En 1957 Erna était la seule femme professeure à l’université de Lausanne. Son profil est illustré plus bas. L’année 1981 est particulièrement importante: une loi fédérale instaurant l’égalité des sexes est promulguée. En 1992, la Conférence des déléguées à l’égalité et aux questions féminines auprès des universités et hautes écoles suisses (CODEFUHES) est crée, afin de proposer des mesures visant l’égalité des chances entre les femmes et les hommes dans les universités. Au début de la même année, un Règlement de la Commission pour les Questions féminines de l’Université Lausanne est promulgué. Enfin, nous prenons l’année 2000 comme repère, car elle précède la création du BEC, Bureau de l’Egalité des Chances à l’Unil. Les quatre dates choisies marquent des évènements qui ont eu le potentiel d’apporter des changements dans les relations de genre du corps professoral. Mais est-ce que cela a été le cas? Nous analysons donc le profil des femmes qui travaillent à l’université à ces trois dates. Notre échantillon inclut les professeures assistantes, ordinaires, associées et extraordinaires.
Analyse des données statistiques
Ce graphique montre le nombre de femmes dans un total de professeurs universitaires à chaque année de la périodisation. Cette dernière ici est légèrement modifiée, pour montrer l'absence des professeures jusqu'à l'année 1957 et pour bien comparer avec les données disponibles sur les hommes. En général, on voit que le taux des femmes à l'Université est assez bas mail il continue à augmenter au fil du temps.
L'augmentation de la proportion des femmes professeures d'origine étrangère est assez forte et stable. les Suissesses sont les plus nombreuses à chaque année étudiée, mais si la tendance explicitée par le graphique persiste, la situation pourrait changer dans les prochaines décennies.
En ayant les données statistiques sur la nationalité des hommes professeurs (Source: Dictionnaire des professeurs de l'Université de Lausanne dès 1890 / Olivier Robert et Francesco Panese; 2000), on peut la comparer avec celle des femmes. Malheureusement, ce n'est pas possible pour l'année 2000, vu que les auteurs de dictionnaire arrêtent leurs analyses en 1999. On voit que les tendances sont assez similaires, mais le nombre d'étrangères parmi les femmes est toujours plus élevé - (22,22% (f) vs 18,53% (h) pour l'année 1981; 37,50% (f) vs 23, 31%(h) pour l'année 1992).
Les femmes professeures provenant de la Moyenne bourgeoisie restent majoritaires et constantes avec un minimum en 1992. Si on regarde le graphique de tendance générale d'évolution des origines sociales des professeurs de l'unit (cf. origines sociales), on pourrait en tirer la conclusion que: la proportion de femmes issues de la moyenne bourgeoisie est plus élevée que celle du corps professoral en général; les femmes provenant de famille ouvrières sont aussi beaucoup plus rares.
Le statut civil "mariée" est prédominant, mais vu la sensibilité de la question et la protection des données sur la vie privée (surtout pour l'année 2000), de nombreuses données sont manquantes. Cela nous empêche de faire une analyse plus approfondie.
Les femmes occupent des fonctions "hiérarchiquement supérieures". En effet, sur l’échantillon analysée durant la période, plus de deux tiers des femmes sont soit professeures ordinaires, soit professeures associées.Mais il faut bien noter que nous n'avons pas pris en compte les fonctions académiques du début de carrière (tel que les assistantes diplômée et autres)
L'importance du capital cosmopolite augmente au fil du temps, quoique à partir des années 90 la tendance à l'augmentation devient moins forte qu'avant. En tout cas, vers l'année 2000, plus de deux tiers des femmes possèdent un capital cosmopolite, tandis que dans les années 1980 le pourcentage est inverse. Cela pourrait être une signe d'internationalisation du profil sociologue de la femme professeure.
Malgré le fait que la part des femmes professeures multipositionnées est toujours très élevée (65,71%) , il y a une tendance incrémentale à l'augmentation des académiques pures.
Analyse des discours
De 1948 à 1968, aucune mention des femmes n’est faite, hormis pour discuter du “vote des femmes, dans une bonne pinte vaudoise…” [7]. On peut supposer que la question des femmes professeures n’est pas abordée, tout simplement parce que jusqu’en 1968, elle n’a pas d’existence propre à l’Unil, puisqu’aucune femme n’est professeure ordinaire (Erna Hamburger étant la première femme professeure extraordinaire nominée en 1957, puis nominée comme professeure ordinaire en 1968).
Profil d'Erna Hamburger
La nomination d’Erna Hamburger comme professeure ordinaire est annoncé pendant la cérémonie d’installation du recteur en 1968, après 10 années passées en tant que professeure extraordinaire. M. Maurice Cosandey, alors directeur de l’Ecole Polytechnique de Lausanne (encore rattachée à l’Unil), annonce que: “C’est une joie et un grand honneur de promouvoir la première femme professeur de Suisse à Lausanne et que c’est une marque de brillante consécration et une mesure du retard qui caractérise notre pays en ce qui concerne la promotion de la femme”. Erna Hamburger elle-même ne mentionne pas l’aspect extraordinaire de sa nomination lors de son discours.
Le retard de la Suisse en matière d’égalité des sexes est notifié sans être au coeur du discours de présentation de la nouvelle nominée. Cette dernière est présentée sous l’angle de l’exceptionnalité de son parcours: on évoque “l’exploit” de ses deux certificats obtenus à la faculté des Sciences, son travail dans plusieurs commissions techniques, son engagement pendant la 2e Guerre Mondiale, et son intérêt pour le sport (on souligne qu’elle a été présidente du Comité féminin de la Ligue suisse de hockey pendant 10 ans). On se permet cependant de rappeler qu’elle n’est qu’une “simple femme” en évoquant “son nécessaire intérêt pour les activités ménagères” [8] et sa présidence à la Commission technique de l’institut suisse de recherches ménagères. Enfin, on mentionne ses “qualités féminines” que sa carrière dans un milieu masculin n’aurait pas “émoussé”.
Ce portrait de la première femme professeure de l’Unil semble refléter une double position de l’élite universitaire de l’époque: d’une part, on souligne le retard de la Suisse concernant la question des femmes et on présente Erna Hamburger comme une brillante exception de part ses activités et sa carrière, ce qui semble être une des raisons de sa nomination. D’autre part, on rappelle sa position de femme, par ses intérêts qu’on suppose “nécessaires” pour certains domaines (ménager) et sa personnalité qu’on juge féminine (sa sensibilité). Ce portrait contrasté, laissant voir un machisme latent dans les termes utilisés et la mise en avant de l’exception qu’elle représente, semble porter un message sous-jacent: les femmes peuvent devenir professeures, mais dans des cas d’exceptionnelle brillance et dans la mesure où elles ne perdent pas ces “qualités féminines” dans le processus de carrière. Les femmes sont ainsi renvoyées à leur féminité au travail et non pas uniquement à leurs compétences professionnelles (alors qu’on ne parle pas de “qualités masculines” lors de la présentation des autres professeurs cette année-là).
L’exceptionnel parcours d’Erna Hamburger semble démontrer également ce qu’expliquent Bornman, Mutz et Daniel (2007) dans leur étude sur les bourses post-doctorales: les femmes doivent se montrer plus performantes que les hommes pour espérer obtenir un “score de compétence” équivalent, ce qui semble être le cas ici. La présence d’Erna Hamburger dans plusieurs commissions techniques et à la présidence de plusieurs comités s’explique aussi (du moins en partie) par une disponibilité biographique plutôt particulière à cette époque [9] : elle ne se marie jamais et n’aura pas d’enfants. Or, ces commissions représentent un réseau de relations qui peut s’avérer important pour la carrière et dont les femmes bénéficient moins souvent que les hommes (Pigeyre et Valette, 2004). Enfin, les stéréotypes véhiculés dans ce discours de présentation de la première femme professeure de l’Unil renvoient à une autre grande difficulté des femmes pour l’accès au poste de professeure: le jugement de leur compétence par un comité généralement masculin, pouvant être biaisé par des idées reçues, des “…effets implicites des biais de similarité et aux stéréotypes de rôle…” [10].
Entre 1968 et 1992, aucune mention des femmes ou des questions de l’égalité dans le corps professoral n’est faite. Cette absence marquée de discours sur les femmes et leur présence faible au sein du corps enseignant de l’Unil est un élément d’analyse en soi : elle démontre une volonté de ne pas problématiser cette thématique, alors que le canton de Vaud est le premier à accorder le vote aux femmes en 1959.
En 1991, “le Conseil des Etats prévoit, dans les mesures spéciales en faveur de la promotion de la relève académique dans les années 1992–1995, un quota féminin obligatoire : un tiers des postes à créer doit être occupé par des femmes. Le Conseil national se rallie à la décision des Etats” [11]. De plus, les universités devront atteindre un certain pourcentage de femmes chercheuses à certains postes pour pouvoir prétendre à certains soutiens financiers dédiés à la recherche. Cette prise de décision émanant de la sphère politique va avoir pour effet que pratiquement toutes les universités suisses vont créer un bureau de l’égalité ou une commission à l’égalité .
En 1994, M. Stauble, président du Sénat, fait une mention timide du sujet de l’égalité des sexes, qu’il avance être « un sujet actuel aujourd’hui » [12], (en parlant des byzantins de Constantinople qui se demandait de quel sexe étaient les anges).
Dès 1995, les discours du Dies Academicus sont numérisés et disponibles sur le site de l’Unil. L’analyse porte sur les discours des recteurs, du président de sénat,et de la FAE (les discours de honoris causa ne sont pas analysés).
C’est lors de la cérémonie de 1998 que Mme Francine Jeanprêtre, cheffe de département de la formation et de la jeunesse, parle des mesures à prendre pour permettre l’égalité dans les faits entre les femmes et les hommes. Elle soulève qu’il faut agir et montre en exemple le Secrétaire d’Etat de Neuchâtel, qui proposait “l’octroi d’une prime à une Université qui engage une femme professeure” [13], insiste sur les solutions de garde qui devraient être promues et le fait que finalement, on devrait se pencher plus sur la qualité des publications plutôt que sur leur quantité. Ce dernier point renvoie de manière très directe aux normes très genrées qui régulent l’université, des normes très masculines qui souvent écartent des femmes candidates [14]. Mme Jeanprêtre incite donc à repenser la structure de l’université et les normes mêmes, imposées par une majorité masculine.
Lors de la même cérémonie, la conseillère fédérale Ruth Dreyfuss consacre également une partie de son discours à la problématique des femmes dans les universités. En effet, elle appelle à recruter plus de femmes chercheuses, et félicite l’Université de se fixer l’objectif de doubler les effectifs d’ici 2006. Elle relève que l’Université se donne « des moyens de (les) réaliser » cette parité. Ainsi, ce sont des femmes, placées dans le haut de la hiérarchie hors Unil, qui problématise la question des chercheuses et femmes professeures. Le recteur et les autres responsables de l’Université de mentionnent pas cette avancée.
Lors du Dies Academicus de 1999, Mme Francine Jeanprêtre, cheffe de département de la formation et de la jeunesse, souligne la nomination de la première rectrice femme, Maria Wentland Forte (en réalité vice-rectrice) Mme Jeanprêtre souligne à nouveau qu’il faut prendre des mesures pour établir l’égalité et ne pas rester dans les discours.
Lors de la cérémonie de 2000, Mme Francine Jeanprêtre, cheffe de département de la formation et de la jeunesse , insiste sur la nécessité « des incitations concrètes pour encourager la relève féminine et augmenter le nombre d’enseignantes. Le programme fédéral « Egalité des chances », prévoyant un système incitatif pour l’engagement de femmes professeures, des actions de « mentoring » et des structures d’encadrement pour les enfants constitue un premier pas positif. » Mme souligne et soutient dans son discours les progrès en matière d’égalité effectuées par l’Unil.
Ce domaine ne semble pas d’actualité pour les autres responsables hommes de l’Unil. Il n’est pas problématisé dans leurs discours.
Lors de la même cérémonie, Mme Maia Wentland Forte, vice-rectrice, prononce un discours qui traite principalement des idées reçues sur la taille du cerveau féminin et qui les remets en question.
Ainsi, l’année précédant la mise sur pied du Bureau de l’égalité de l’Unil, à la suite de la commission de l’égalité, ce sont à nouveau des femmes qui se félicitent des progrès de l’Université. La question des femmes à l’Unil reste l’apanage des femmes et n’est pas problématisée par d’autres responsables de l’université.
Lors du Dies Academicus de 2001, Mme Francine Jeanprêtre, cheffe de département de la formation et de la jeunesse, évoque encore que « l’encouragement à accéder à des postes à responsabilités pour les femmes sera également une constante non seulement dans la réflexion mais dans les faits ».
Dies Academicus 2006 : certaines allocuations ne sont pas disponibles.
Dies Academicus 2007 : certains documents ne sont pas disponibles. La cérémonie a lieu dans l’auditoire Erna Hamburger.
Lors du Dies Academicus de 2008, qui se déroule dans l’auditoire Erna Hamburger, le recteur D. Arlettaz est le premier recteur depuis au moins 1948 à mentionner les femmes dans son discours adressé à la communauté universitaire. Il rappelle l’histoire des femmes au sein de l’université de Lausanne, leur lente acception comme étudiantes, puis comme professeures, et déplore que la « situation actuelle des femmes au sein du corps professoral est analogue à celle des étudiantes il y a un peu plus d’un siècle » [15]. Il rappelle également que le recteur de l’université de Berne, Hans von Scheel, avait déjà en 1873 fait le plaidoyer de la nécessité des femmes dans les universités.
Le prof. Arlettaz est ainsi le premier recteur à problématiser la place des femmes à l’université, et à se positionner clairement pour une égalité. L’université de Lausanne semble ainsi être marquée par un tournant.
Ainsi, cette question finalement historique de la place des femmes dans les Universités, semble avoir peu touché l’Université de Lausanne tout au long du 20e siècle. Les discours du Dies Academicus ne laissent guère entrevoir les luttes qui avaient lieu dans le pays et au sein même de l’université de Lausanne concernant l’égalité des sexes. L’apparition de discours engagés et appelant à un changement dans les faits semble être le fruit de mesures politiques imposées à l’Unil et d’années de lutte de femmes et d’hommes dans l’ombre.
Etudiantes, doctorantes, professeures?
Nous avons voulu voir l’évolution du pourcentage de femmes dans les divers groupes hiérarchiques de l’Université, et observer dans quelle mesure il y avait une corrélation ou non entre le pourcentage de femmes dans le corps étudiant, dans le corps doctorant et dans le corps professoral, ceci dans les trois facultés sélectionnées: Lettres, Droit et SSP. L’université n’a pas de données statistiques sur son site concernant les étudiants avant 1990. Les données sur le personnel (ici nous avons utilisé les données “doctorants” et “professeurs”) n’indique le sexe qu’à partir de 1995. C’est pourquoi nous avons un tableau sur vingt années, de 1990 à 2010, avec des données uniquement sur les étudiants entre 1990 et 1995. Pour calculer le pourcentage de femmes doctorantes et professeures, nous nous sommes basées sur les chiffres de l’Unil indiqués en EPT (équivalent plein temps), car c’est ainsi qu’ils sont indiqués dans les annuaires statistiques à disposition. Nous nous sommes basées sur l’annuaire statistique 2010-2011, couvrant les années 2000 à 2010 et les statistiques de l’année 2000-2001, sur les étudiants inscrits en hiver et le personnel, couvrant les années 1990 à 2000 (disponible en ligne en libre accès). L’annuaire statistique de l’année 2013-2014 est utilisé pour les chiffres plus actuels.
Sources des données: Unisis, données statistiques de l’Université de Lausanne, disponibles en ligne.
Tout d’abord on peut observer que plus on monte dans la hiérarchie, moins il y a de femmes proportionnellement, dans les trois facultés, ce qui corrobore l’étude de Fave-Bonnet (1999).
Ainsi s’il y a un pourcentage relativement stable des étudiantes en Lettres, une majorité de femmes, (entre 60% et 70%), il y a moins de femmes doctorantes sur la même période (entre 40% et 52%) et encore moins de femmes professeures (entre 28% et 40%). Il n’y a dans ce cas pas de corrélation entre le pourcentage de femmes étudiante et de femmes professeures dans la faculté: il semble plus probable qu’un étudiant homme devienne professeur, alors que les hommes sont une minorité dans le corps étudiant. On observe cependant une lente progression des des femmes dans le corps professoral.
La faculté des SSP présente également une majorité de femmes étudiantes, de manière stable (entre 60% et 70%), avec un de taux de doctorantes fluctuant selon les années (entre 45% et 58%). Le taux de femmes professeures est cependant beaucoup plus bas qu’en Lettres: seul 18% de femmes professeures en 1995, alors que près de 65% d’étudiantes sont des femmes. L’entrée des femmes dans le corp professoral se fait cependant pendant les années nonante et deux mille.
La faculté de droit présente la progression la plus forte pour le corps étudiant : il y a de plus en plus d’étudiantes en droit. Le taux de femme professeure en 1995 (10%), n’a pas beaucoup changé (environ 20%). Il y a une grande fluctuation des doctorantes, allant de 30% à 58%. cette faculté semble être celle où il y ait la plus forte différence de pourcentage de femmes entre les corps hiérarchiques.
Pour conclure, la tendance générale tend vers la féminisation du corps professoral. Il semblerait que les politiques égalitaires instaurées par le Conseil des Etats, à travers notamment le bureau de l’égalité de l’Unil, porte ses fruits, et permet une progression lente du pourentage de femmes professeures. Cependant, nous sommes encore loin d’une égalité dans les faits: en effet, en 2013, les professeures ordinaires et associées représentaient, toutes facultés de l’Unil confondues, 21.9%. L’objectif de 25% de femmes professeures en 2012 n’a pas été réalisé. Nous sommes encore loin du 50%…
Nous avons pu observer une lente arrivée des femmes dans le corps professoral, avec un profil qui évolue pendant la deuxième partie du 20e siècle, mais qui reste relativement élitiste du point de vue de leurs capitaux (capital social, capital cosmopolite), parfois même plus que le profil des professeurs hommes. Cette évolution est accompagnée d’un silence des discours académiques officiels, qui ne problématisent pas la présence des femmes dans le corps enseignant avant 1998.
Ces résultats laissent penser que les femmes, pour avoir accès aux mêmes postes que les hommes, doivent compenser par un capital social et cosmopolite plus élevé. Malgré le fait que la proportion des femmes à l’Unil augmente, et qu’on assiste donc à la féminisation du corps professoral, la démocratisation est moins visible. Par rapport aux données que nous avons, nous avons pu montré l’augmentation des femmes professeures d’origine étrangère; la prédominance de la moyenne bourgeoisie, le grand nombre de femmes qui occupent des hautes fonctions académiques (parmi celles qui sont arrivées à accéder au professorat); l’importance du capital cosmopolite déjà mentionnée; la multipositionnalité dans la carrière des femmes. Par contre, les études supplémentaires sont nécessaires pour tirer des conclusions plus approfondies sur les spécificités du corps professoral féminin. De cette manière, vu que nous avons choisi d’étudier seulement les femmes professeures, avec les comparaisons ponctuelles avec les élites académiques en général, il s’agira d’analyser le profil des hommes professeurs, en vue de trouver les similitudes et les différences genrés.
De même, on voit un décalage entre le pourcentage important et toujours croissant de femmes dans le corps étudiant, le nombre de doctorantes et la faible proportion des femmes professeures dans trois facultés de l’Unil que nous avons analysées (Lettres, Droit et SSP). Nous voyons donc que plus on monte dans la hiérarchie, plus les femmes se font rares. Nous supposons que ce phénomène est en partie dû à une absence de politique de promotion de nomination de femmes jusque dans les années nonante.
Parallèlement, les discours officiels du Dies Academicus ne problématisent jamais cette question des femmes professeures avant 1998 (sauf à la nomination du prof. Erna Hamburger), ce qui peut paraître surprenant au vu de l’évolution de la situation depuis 1957. On notera que l’Université de Lausanne se verra imposer, par des quotas “femmes”, des politiques de promotion de l’égalité par la Confédération. On peut comprendre ce silence académique comme un manque de volonté d’entrée en matière dans la discussion sur la question, (qu’on a pu observer en 1987, lorsqu’un groupe de femmes a organisé une conférence de presse lors des 450 ans de l’Unil, afin de demander des mesures pour promouvoir l’égalité [16]).
Notre travail a pu donc mettre en lumière les décalages existant entre l’arrivée de femmes à l’Unil et le discours officiel, ainsi que rajouter une brique dans la construction du champ qui n’est pas encore entièrement abordé, celui des études sur les élites académiques suisses et plus précisément sur le corps professoral de l’Université de Lausanne et des enjeux associés à cette problématique. En utilisant la question de la féminisation et de la démocratisation du milieu académique nous arrivons à la conclusion que bien que la première est évidente, la deuxième n’est pas toujours aussi visible, comme l’on a vu dans le profil sociologique des femmes étudiées. Ceci est aussi reflété par la longue et flagrante absence de la problématique de genre dans les discours académique, la diversification très lente du corps professoral, par la nécessité de l’imposition de quota féminin par la le Conseil des Etats et par l’impossibilité d’arriver au pourcentage de femmes désiré.
Bibliographie
Sources:
Robert, O., Panese, F. (2000), Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne dès 1890, Lausanne: Université de Lausanne
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