Indicateur 2: Les chaires
Le graphique ci-dessous illustre l’évolution du nombre de chaires à l’école HEC entre 1921 et 1998, classées en fonction des 5 domaines des sciences économiques que nous avons identifiés, ainsi que – comme pour les autres indicateurs – une forte croissance à partir des années 1970. Nous pouvons également constater à partir de cette période la prédominance de trois domaines : la gestion d’entreprise, l’économie politique et les sciences actuarielles. De même que pour l’indicateur 3 sur les enseignements, ces trois domaines représentent les fers de lance des sciences économiques et les spécialisations les plus courues à l’école HEC de Lausanne. Ce constat est cohérent avec l’évolution dans les universités suisses décrite dans la littérature et résumée dans la partie consacrée au contexte. Seules les domaines d’études les plus valorisés et les plus légitimes bénéficient en effet d’une chaire consacrée. Le graphique 2.1 révèle en outre que l’informatique de gestion fait formellement son apparition en tant que discipline autonome en 1990, lorsqu’elle obtient une chaire dédiée à cette discipline. Il est qui plus est intéressant de noter la quasi-absence de chaire dédiée au droit. Seule une chaire de droit commercial et de droit des obligations est recensée entre 1975 et 1981. Ceci illustre le relation particulière de HEC avec la discipline juridique. En effet, si un nombre relativement important d’enseignements en droit sont proposés aux étudiants dans le cadre d’un cursus à l’école HEC, les professeurs sont dans la majorité des cas engagés de l’extérieur par l’école (voir indicateur suivant) et n’ont donc pas de chaires dédiées. Une chaire en droit apparaît toutefois entre 1970 et 1980 et nous pouvons présumer que cette apparition participe du mouvement d’autonomisation de l’école HEC au sein de la Faculté de droit, puisqu’elle est créée durant la dernière décennie avant la transformation de l’école en faculté (1978).
Alors qu’il n’y a que des chaires en gestion d’entreprise jusqu’en 1940, ce qui correspond bien au fait qu’il s’agit, tout du moins au début, d’une école de commerce. En 1950, cette discipline ne dispose toutefois plus d’aucune chaire, alors qu’apparaissent deux nouvelles chaires, une dédiée à l’économie politique et l’autre aux sciences actuarielles. Cependant, il s’agit bien sûr de tendances enregistrées tous les dix ans, il ne faut donc pas présumer que l’absence de chaire en gestion dure la totalité de la décennie. En outre, les domaines des finances et assurances prennent en 1960 une place importante dans l’école HEC en s’accaparant 40% des chaires. L’apparition des chaires en mathématiques et statistiques peut correspondre à un mouvement de « scientisation », évoqué dans le contexte, des disciplines économiques durant les années 1970 et 1980, ce qui accompagne également le mouvement d’américanisation des business schools évoqué dans le contexte.
Pendant l’entre-deux guerre, le développement des sciences commerciales en Suisse stagne après sa belle expansion des débuts, certaines chaires sont même renommés et tombent dans les mains d’économistes et de juristes. L’évolution est similaire à l’école HEC de Lausanne, puisque nous pouvons constater qu’il n’existe en 1940 plus qu’une seule chaire, en gestion d’entreprise. Durant cette période, les chaires dédiées à la gestion d’entreprises restantes dans les universités de Suisse romande sont relativement stables, les professeurs y restent plusieurs décennies et certaines sont même transmises de père en fils, comme à Neuchâtel ou à Genève (Burren 2010, p.88). A partir des décennies 1960 et 1970, nous pouvons constater un développement institutionnel croissant de l’école HEC, révélé par le nombre croissant de chaires, ainsi qu’une différenciation interne entre les chaires et les instituts (Burren 2007, p. 16). Partout en Suisse, le nombre de chaires augmentent. Alors que le nombre total de chaires des universités de Genève, Lausanne, Fribourg, Berne, Zurich, Bâle et St-Gall s’était stabilisé dans les années 1960 à une dizaine, ce nombre double durant la décennie suivante. Cette expansion marquée continue puisque puisque ces sept universités compteront 30 ans plus tard 65 chaires au total (Burren 2010, p.105)
Graphique 2.1: Evolution du nombre de chaires à l’école HEC entre 1921 et 1998, N= 2 (1921), 3 (1930), 1 (1940), 2 (1950), 5 (1960), 4 (1970), 15 (1980), 22 (1990), 27 (1998). Source: propres données, d’après le Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne dès 1890
Indicateur 3, premier axe: Branches enseignées
Les données récoltées permettent, avant une analyse plus détaillée en fonction des enseignements délivrés par l’école HEC ou à l’externe, quelques constatations plus générales sur l’évolution de l’enseignement des différentes domaines. Alors qu’elle était déjà une des principales branches enseignée jusque-là, la gestion d’entreprise poursuit, après 1970, une croissance extrêmement forte pour devenir, et de loin, la branche la plus importante. En ce qui concerne l’économie politique, même si elle a moins d’importance que la gestion d’entreprise au début, elle suit la même dynamique de forte croissance à partir de 1950 (déjà) pour devenir la deuxième catégorie à partir de 1980, après avoir été la plus importante en 1970. Pour ce qui est des mathématiques & statistiques, nous pouvons observer la stabilité relative de cette branche. Elle conserve plus ou moins toujours la même importance relative aux autres branches durant le siècle. Nous interprétons cela comme étant le signe qu’il s’agit d’une « discipline de base », nécessaire à la poursuite de la formation en général mais qui ne constitue pas un domaine de spécialisation des sciences économiques. Dans le domaine de la finance & assurances, la branche suit la tendance générale, excepté en 1990 où l’on observe une diminution. Ce retard étant cependant largement rattrapé en 1998. Il faut cependant conserver à l’esprit que cette branche subit très certainement des changements « à l’interne » que nous ne pouvons étudier à l’aide de nos données agrégées. Jusqu’en 1960 en effet, la majorité des enseignements concernent les assurances et seuls quelques uns sont des cours de base financière. Puis après l’évolution va dans le sens d’une prise d’importance de la finance (mathématiques financières, business finance). En 1990, la finance prend le pas sur l’assurance. Le droit subit quant à lui une relativement forte diminution entre 1940 et 1950, le nombre de cours étant divisé par deux (de 13 à 6). Puis, ce chiffre remonte jusqu’en 1980 pour se stabiliser, à la hauteur des mathématiques & statistiques. De la même façon que ces derniers, il s’agit d’un cours de base nécessaire à la formation mais pas dans lequel l’école se spécialise. Il est intéressant de noter que dans les années 1920, 1930, 1940, il s’agissait de la principale catégorie d’enseignements alors qu’en 1998 il s’agit de la plus faible (et de loin si l’on considère l’explosion du nombre de cours dans les autres catégories). On peut se demander dans quelle mesure cela répond à une modification du profil de diplômés « souhaité », modification du rôle socio-économique des diplômés, modification économie. En effet, alors qu’il s’agissait au début du siècle de former des gestionnaires pour la région, dans le cadre national, l’internationalisation de l’économie et des cursus académiques peut pousser à penser que le droit, très ancré régionalement, devient moins important dans la formation de gestionnaires. L’informatique de gestion, quant à lui, émerge très probablement durant les années 1960, pour n’apparaître sur le graphique qu’en 1970. Nous observons une bonne croissance jusqu’à rattraper la catégorie mathématiques & statistiques en 1998. Notre hypothèse est qu’il s’agit davantage d’une spécialisation, à l’inverse de mathématiques & statistiques. La diminution observée de la catégorie « autres » s’explique par la disparition des sciences (chimie, hygiène, physique, etc.) ainsi que de la correspondance commerciale (enseignées dans différentes langues). Il ne reste alors plus que la géographie économique. La hausse observée par la suite est la conséquence de l’introduction des cours en sociologie, politique et des branches médicales (pour le MBA en santé notamment). À noter enfin que l’écart proportionnel entre les trois plus importantes branches en 1998 (gestion d’entreprise, économie politique et finance & assurances) reste plus ou moins le même durant les trois dernières décennies.
En ce qui concerne plus spécifiquement les enseignements délivrés par l’école HEC elle-même, les données brutes récoltées permettent de constater la même tendance que pour les autres indicateurs , avec un fort développement à partir des années 1970 – le nombre de cours proposé passant de 44 en 1970 à 88 en 1980 – pour ensuite continuer à augmenter de manière importante (97 cours en 1990 et 159 en 1998). L’enseignement de la finance est, quant à lui, particulièrement important tout au long du siècle, excepté en 1990 où cette branche passe à la quatrième place en terme d’importance. En ce qui concerne la gestion d’entreprise, nous observons une explosion du nombre de cours à partir de 1970. L’enseignement des mathématiques quant à lui fluctue passablement mais connaît, à partir des années 1960, une croissance marquée. C’est en effet à cette période que débute l’influence du management à l’américaine, qui va introduire de nouveaux paradigmes (Burren 2010, p.95). Désormais, on optimise et on essaie de résoudre les problèmes de manière mathématique, comme le révèle les nouveaux intitulés de cours tels que les méthodes quantitatives d’aide à la gestion. A partir de cette même décennie 1960, la gestion d’entreprise se reconceptualise en tant que science sociale et du comportement, afin de répondre à des problèmes pratiques. C’est l’émergence des théories de la décision et du comportement (Burren 2010, p.98). Le Management en tant que discipline phare des sciences commerciales fait désormais sa place dans les universités suisses, entrainant une séparation encore plus nette de l’économie politique et contribuant sans doute à l’autonomisation croissance de la discipline commerciale. De façon générale, nous pouvons observer grâce à une comparaison avec le prochain indicateur que l’école HEC était relativement spécialisée dans certains domaines jusqu’en 1960 (gestion d’entreprise et finance & assurance) et qu’elle « externalisait » passablement les autres domaines. Il faut se souvenir que le nombre de professeurs ne dépasse pas 7 jusqu’en 1960, limitant de facto les capacités de diversification de l’école HEC. Il est intéressant en outre de relever, bien que cela ne soit pas visible sur le graphique, qu’à partir de la décennie 1990, les libellés d’un nombre croissant de cours sont désormais en anglais, reflétant ainsi l’influence croissante, évoquée dans le contexte international, des business schools américaines sur la gestion d’entreprise – discipline appelée désormais management. En Europe, de nombreux professeurs proviennent des États-Unis dès les années 1960 et publications américaines s’établissent à cette époque déjà comme les plus prestigieuses et les plus importantes. En Suisse toutefois, cette influence arrive plus tard, puisque ce n’est qu’à partir des années 1980 que la discipline s’internationalise véritablement (Burren 2010, p.198-199).
Concernant la distribution des enseignements entre les différents domaines (graphique 3.1), nous pouvons constater l’importance prépondérante des domaines de la gestion d’entreprise et de la finance & assurance jusqu’en 1960 et dans une moindre mesure de l’économie politique. Nous observons également de manière très nette la disparition du droit dans les branches enseignées durant environ 30 ans et qui ne revient que de façon marginale (maximum de sept branches enseignées en 1998). Cette externalisation de l’enseignement du droit par l’école de HEC peut refléter une certaine autonomisation et donc une séparation avec la faculté de droit. Au vu du graphique 3.3, nous pouvons constater que le développement de l’informatique de gestion est très largement pris en charge par l’école HEC. En se rappelant la façon dont l’économie a émergé dans la faculté de droit, il serait intéressant d’évaluer dans quelle mesure le schéma se reproduit avec l’informatique de gestion. Vu l’expansion de cette branche et son importance dans la société, il ne serait pas très étonnant de le voir s’autonomiser au fil des ans.
Graphique 3.1: Enseignements de l’école HEC classés par domaines, en % du total des enseignements à l’école HEC. N= 39 (1921), 31 (1930), 34 (1940), 34 (1950), 36 (1960), 44 (1970), 88 (1980), 97 (1990), 159 (1998). Source: programmes des cours de l’Université de Lausanne
En ce qui concerne le nombre moyen d’enseignements délivrés par chaque professeur à l’école HEC, nous pouvons observer une certaine évolution. Après dix ans d’existence, le nombre de cours assumés en moyenne par les professeurs est très élevé, entre sept et huit. Cela indique l’importance de l’enseignement, il s’agissait alors vraiment d’une école de commerce. A ses débuts, la formation en sciences commerciales est particulièrement généraliste: il s’agit de former une élite, des dirigeants qui savent également prendre en compte certains aspects sociaux, notamment en période de risque d’augmentation de la lutte de classes (Burren 2010, p.66-67). C’est pour cette raison qu’à côté des enseignement en comptabilité et mathématique, les étudiants suivent des cours d’économie politique, de droit, de géographie, de langue, d' »hygiène » et de sciences humaines. L’apparition de l’enseignement commercial académique en Suisse correspondait à une volonté d’inculquer aux étudiants, en plus de l’utilité pratique d’une formation commerciale, une pensée réflexive et des valeurs morales, dans la logique d’un idéal universitaire humaniste (Burren 2010, p.68). En ce sens, les sciences commerciales avaient parfaitement leur place à l’université, puisqu’il ne s’agissait pas uniquement de s’intéresser aux besoins et intérêts particuliers des entreprises mais également d’une science orientée vers le bien commun. L’enseignement commercial supérieur n’a donc, à sa création, pas uniquement le but de procurer des commerçants à la hauteur de la complexité grandissante de l’économie, mais également « des hommes d’affaire cultivés, aux idées larges, plus accessibles à des considérations d’ordre général, plus disposés à discuter les grands problèmes de la vie économie et sociale en y voyant autre chose que leur intérêt immédiat » (Burren 2010, p.69). L’élargissement de l’enseignement en sciences commerciales vers 1905-1915 n’était ainsi pas uniquement destiné à offrir une formation académique aux professionnels et techniciens actifs dans le commerce, mais était également ouvert aux étudiants en droit et d’autres matières. Mais la tendance est orientée, de manière générale, vers une baisse du nombre d’enseignements assumés par les professeurs. Une explication possible à serait que la recherche prend une part de plus en plus importante dans les activités des professeurs, ayant dès lors moins de temps pour assumer des enseignements. Une autre explication serait la spécialisation au fil du développement de l’école HEC des professeurs dans des domaines de plus en plus spécifiques. En effet, à la création de l’école HEC, les enseignements sont très généraux et sont principalement enseignées les bases des sciences commerciales, avec des cours tels que techniques commerciales, comptabilité publique, sciences financières, économie politique, etc. En 1998, le nombre de cours dispensés par l’école HEC est multiplié par quatre et, outre les cours de base, recouvre des domaines très spécifiques. Les intitulés des enseignements sont désormais par exemple compétitivité des entreprises, audit externe, macroeconomic aspects of european integration, éthique en management, économie et gestion de l’énergie, etc. L’expansion du nombre de chaires à partir de la décennie 1970 s’est en effet accompagnée d’une explosion du nombre de professeurs, rendant possible une dynamique de différentiation de la discipline de la gestion d’entreprise et de spécialisation selon les différents courants, les différents domaines (banque, industrie, assurance) et sous-disciplines (comptabilité, management, marketing, ressources humaines, informatique, etc). Cette évolution reflète les changements que connaissent à cette époque les structures dirigeantes des entreprises. Depuis le début du siècle et plus encore pendant les trente glorieuses, l’économie s’est développée, les domaines d’activités et les structures des entreprises se sont complexifiées. Il est difficile désormais pour un petit groupe de dirigeants « généralistes » de diriger une entreprise. Les entreprises familiales disparaissent progressivement au profit de sociétés anonymes dirigés par des « managers » qui ne possèdent plus de parts de l’entreprise. Les entreprises sont divisées en fonctions et en départements, dans lesquels règnent désormais des experts (Burren 2010, p.105). Les universités doivent donc s’adapter et proposer des formations adéquates pour ces nouveaux profils de dirigeants.
Graphique 3.2: Nombre d’enseignements par professeurs à l’école HEC. Sources: propres calculs
Indicateur 3, deuxième axe: Branches disponibles à l’extérieur de l’école HEC
Le graphique 3.3 montre l’évolution de l’offre des enseignements disponibles à l’extérieur de l’école HEC, classés selon les 5 domaines déjà cités. Nous pouvons observer que les mathématiques et le droit constituent la part la plus importante des cours pris à l’extérieur. À noter que l’école HEC n’externalisait, entre 1950 et 1960, plus aucun cours pour le domaine de la finance & assurances et que lorsque cette discipline reparait, le nombre de cours pris à l’extérieur ne reste que minime. Nous supposons, sur la base de ces résultats, que jusqu’en 1960, la gestion d’entreprise était le « cœur de métier » de l’école HEC, qui prenait elle-même en charge son enseignement. Ceci constitue, selon nous, une rupture. En effet, le fait que l’école HEC commence, en 1970, à externaliser l’enseignement de sa discipline phare dénote qu’elle ne craint plus d’être concurrencée dans le champ qui a permis son éclosion et son développement. Par la suite, les cours dans ce domaine deviennent de plus en plus spécialisés (management science, marketing international, sales force management), ce qui nécessite sans doute l’expertise de spécialistes. C’est pourquoi nous présumons, en lien avec le fait que les professeurs donnent de moins en moins de cours, qu’il s’agit de professionnels du domaine qui viennent donner un seul cours dans leur champ d’activité. Concernant l’informatique de gestion, nous constatons encore une fois pratiquement la totalité de son enseignement est géré directement par l’école HEC. La catégorie « autres » fluctue, sans pourvoir en tirer des conclusions pertinentes. De manière générale, cette catégorie contenait tout d’abord de nombreux cours de science (chimie, biologie, physique etc.), pour ensuite faire place à des cours de sociologie, santé, science politique.
Graphique 3.3: Enseignements délivrés hors de l’école HEC classés par domaines, en % du total des enseignements hors école HEC, N= 21 (1921), 24 (1930), 26 (1940), 9 (1950), 15 (1960), 28 (1970), 20 (1980), 24 (1990), 82 (1998). Source: Programme des cours de l’Université de Lausanne