Dans la première partie, nous avons souligné la permanence disciplinaire de la biologie qui caractérisait les trajectoires académiques des professeurs de l’institut des neurosciences dans un contexte qui voit, quant à lui, le développement d’un discours institutionnel valorisant la multidisciplinarité. Dans cette deuxième partie, il s’agira de poursuivre le raisonnement, articulant les profils et leur contexte, en abordant successivement deux thématiques. Nous commencerons par discuter du mode de recrutement des professeurs de l’institut, en revenant notamment sur l’émergence du contrat de pré-titularisation (tenure track). Ce faisant, nous devrions être en mesure de dégager trois types de profils caractérisant les professeurs de l’institut et ses administrateurs. Puis en les comparant, nous discuterons de l’importance des origines institutionnelles des professeurs dans leur recrutement, ainsi que de l’internationalité qui caractérise leurs profils.
1. Un mode de recrutement « à la mode » :
Comme l’a montré le précédent travail (cf.), l’émergence des neurosciences à l’EPFL est intimement liée au contexte des années 1990 marqué par la régulation politique accrue des hautes écoles et des universités. C’est en effet au travers de grands projets (notamment la Convention Science-Vie-Société) qu’elles pourront voir le jour au sein de la haute école. Mais au-delà de ces grandes réformes, et comme l’ont montré de récents travaux, ces politiques ont également contribué à la transformation de l’organisation de l’enseignement supérieur, dont nous pouvons considérer que la professionnalisation des carrières académiques des chercheurs est révélatrice (Goastellec & Benninghoff, 2011). La professionnalisation, qui consiste d’abord en une formalisation du mode de recrutement ainsi qu’en une standardisation des critères de sélection pour l’accession à un poste de professeur (Goastellec & Benninghoff, 2011 : 130 ; Musselin 2005 : 27), s’est traduite de manière plus concrète par l’introduction d’un certain nombre de dispositifs dont fait notamment partie le contrat de professeur en pré-titularisation conditionnelle – aussi connu sous le nom de tenure track. Or le recours à ce type de contrat, introduit à l’EPFL dès le début des années 2000, y est plus fréquent que dans les universités suisses (Goastellec & Benninghoff, 2011 : 143 ; Felli et al., 2006 : 31).
L’institut des neurosciences de l’EPFL illustre, nous semble-t-il, ce nouveau « paradigme » du recrutement. En nous penchant sur le tableau V, nous observons en effet que parmi les 16 professeurs qui sont (ou qui furent) directeurs de l’un des laboratoires, 7 professeurs furent engagés en « tenure track », et ce dès la première année qui suivit la création de l’institut. Ils occupent alors le statut de « professeur assistant », tout en prenant la direction de l’un des laboratoires. Le contrat étant d’une durée limitée, il débouche généralement sur la possibilité d’être titularisé. En effet, comme le prévoit le fonctionnement de ce type de contrat, le passage de la « tenure track » à la « tenure » intervient après six ou sept ans à condition que le candidat en question soit parvenu à passer les évaluations intermédiaires de son travail qui, elles, ont lieu en cours de contrat (Musselin, 2005 : 61). Là aussi, nous observons que parmi les 7 professeurs engagés en tant que professeurs assistants, 4 d’entre-eux furent nommés professeurs associés après une période allant de quatre à sept années[7].
Il s’agit donc d’un premier constat, celui de l’existence d’un dispositif de gestion des carrières académiques, et tant que tel ce résultat ne concerne que l’institut des neurosciences. En effet, compte tenu des objectifs de ce travail, nous ne disposons pas des informations qui permettraient une comparaison systématique avec d’autres instituts de l’EPFL. Aussi, ne pouvons-nous pas conclure que cet institut se démarquerait par une plus forte propension à l’utilisation des contrats en pré-titularisation. Mais plutôt de rappeler, sur la base des travaux cités, que l’introduction de ce dispositif provenant des États-Unis au sein des hautes écoles suisses peut être considérée comme une forme de rupture par rapport au système traditionnel des chaires et des pratiques mandarinales qui les caractérisent. En octroyant plus d’autonomie au jeune chercheur, ce dispositif tend en effet à bouleverser les pratiques de recherche, faisant reposer sur les épaules du chercheur le poids de sa responsabilité individuelle et qui, devant faire ses preuves, participe dès lors de son propre gouvernement (Goastellec & Benninghoff, 2011 : 144). En ce sens, l’utilisation précoce de ce type de contrat au sein de l’institut des neurosciences témoigne a priori d’une forme de rupture avec les formes plus traditionnelles du recrutement professoral (bien que nous ne puissions savoir comment cela se traduit dans les pratiques). Finalement, avec un peu moins de la moitié des professeurs engagés en pré-titularisation, l’utilisation accrue de cette forme contractuelle au sein de l’institut des neurosciences est indissociable du contexte des réformes politiques de la fin des années 1990 (cf. premier travail).
2. Trois types profils distincts : les précurseurs, les vedettes et les jeunes prometteurs.
Un premier regard sur ce type spécifique de statut qu’est la tenure track, nous a permis de constater que tous les professeurs de l’institut des neurosciences n’ont pas tous été recrutés selon les mêmes modalités. C’est que le poste de professeur assistant ne s’adresse en général qu’à de jeunes chercheurs ayant récemment achevé une thèse ou étant sur le point de le faire (Musselin, 2005 : 60). Il existe donc a priori d’autres logiques sociales qui sous-tendent leur recrutement au sein de l’institut. C’est ce que nous voudrions suggérer ici, en considérant notamment l’année de naissance des professeurs, leur nationalité de naissance, le lieu d’obtention du doctorat, ainsi que le pays où furent réalisées les études postdoctorales. Nous avons présenté ces informations sous la forme d’un sixième tableau (tableau VI). Il réunit l’ensemble des 18 professeurs de notre échantillon, c’est-à-dire tout à la fois les 16 directeurs des laboratoires et les 2 administrateurs. Ceux-ci ont été classés en trois groupes distincts s’apparentant à trois profils de professeurs différents.
2.1 Présentation des trois profils caractérisant les professeurs de l’institut des neurosciences et ses administrateurs.
Le groupe des jeunes prometteurs, situé dans le bas du tableau, correspond en réalité à celui que nous venons de décrire. En effet, les sept professeurs partagent le fait d’avoir été engagés en tant que professeurs assistants en « tenure track ». Des professeurs plus jeunes donc, qui furent nommés dans une tranche d’âge allant de 31 ans pour Darren Moore à 37 ans pour Patrick Fraering. En outre, il s’agissait du premier poste professoral qu’ils occupaient dans leur carrière. Gages de l’adéquation aux normes dominantes de la carrière académique, la précocité de leur recrutement et l’internationalité de leur trajectoire – dont témoigne la prépondérance des séjours aux Etats-Unis, mais aussi au Japon et au Royaume-Uni – les rapprochent de la figure idéale typique du candidat au poste de professeur assistant (Goastellec & Benninghoff, 2011 : 144). Il existe toutefois deux exceptions à cette « règle ». Il s’agit de Carmen Sandi et de Hilal Lashuel qui occupèrent tous deux des postes de professeur titularisé (tenured) et d’ »instructor » (respectivement à Madrid et à Boston), et qui furent néanmoins engagés en « tenure track » à l’institut des neurosciences.
Le deuxième groupe est constitué de six professeurs que nous avons nommés les vedettes. Contrairement aux jeunes prometteurs, les vedettes n’ont pas été engagées en pré-titularisation. En effet, ces six professeurs ont en commun le fait d’avoir occupé un poste professoral précédemment à leur arrivée à l’EPFL. Une différence qui se traduit aussi par leur âge d’environ dix ans plus âgé que les jeunes prometteurs, à la seule exception de Grégoire Courtine né en 1975. D’autre part, hormis Wulfram Gerstner qui occupa la chaire de neurosciences computationnelles de l’EPFL dès 2001, l’ensemble des professeurs considérés provient d’universités ou de centre de recherche étrangers. C’est par exemple le cas d’Henry Markram[1] qui, à la suite de ses études doctorales en Israël à l’institut Weizman et de ses études postdoctorales aux Etats-Unis et en Allemagne, occupa un poste de « visiting professor » à l’Université de Californie à San Francisco avant d’être engagé à l’EPFL afin d’y créer l’institut des neurosciences (cf. premier travail). Par ailleurs, il est également possible qu’un professeur occupe simultanément des postes dans plusieurs institutions, à l’instar de Miguel Nicolelis[2] nommé professeur à 50% à la chaire en code neural et neuroprothèses financée par la fondation de la famille Sandoz.
Cette première différenciation entre deux profils nous permet de considérer le troisième groupe du tableau VI. Le groupe des précurseurs est constitué de cinq professeurs de nationalité suisse. Outre la proximité de leur année de naissance, ils partagent le fait d’avoir obtenu un titre de docteur en médecine à l’université de Genève, à l’exception de Stefan Catsicas, docteur de l’université de Lausanne en sciences naturelles. Leur parcours postdoctoral est, quant à lui, marqué par un séjour, au cours des années 1980, dans une université ou dans un institut de recherche américain, et dans lesquels ils occuperont généralement un premier poste de professeur assistant, à l’instar de Patrick Aebischer nommé professeur assistant en « tenure track » en 1988 à la Brown University avant d’être titularisé en 1990. A leur retour en Suisse, certains occuperont des postes de professeur, en particulier à l’université de Lausanne. Ainsi, Pierre Magistretti est nommé professeur de physiologie en 1988 et Stefan Catsicas est nommé professeur de biologie cellulaire en 1996. Le parcours de ce dernier se différenciera toutefois des autres précurseurs de par son passage dans un institut de recherche privé, à savoir l’institut Glaxo pour la biologie moléculaire à Genève, où il y occupera notamment le poste de directeur du département de neurobiologie de 1991 à 1996. A la fin des années 1990, au moment où Patrick Aebischer prendra la présidence de l’EPFL, il proposera au conseil des écoles polytechniques fédérales de nommer Stefan Catsicas à la vice-présidence. Puis, dès la création de la faculté des sciences de la vie en 2002, il recrutera Didier Trono qui en prendra la direction. William Pralong sera quant à lui nommé responsable de l’unique section de la faculté (Sciences et technologies du vivant) où il participera au développement de cursus dédiés aux neurosciences. Finalement, Pierre Magistretti prendra la direction de l’un des laboratoires de l’institut des neurosciences, à l’instar de Stefan Catsicas et de Patrick Aebischer.
2.2. Comparaison des trois profils : origines institutionnelles et internationalité des professeurs.
Que pouvons-nous dire de la comparaison de ces trois profils ? Premièrement, et contrairement aux jeunes prometteurs et aux vedettes, le groupe des précurseurs se distingue par l’occupation de fonctions dirigeantes au sein de la faculté des sciences de la vie à laquelle est rattaché l’institut des neurosciences. Leur recrutement par Patrick Aebischer semble donc difficilement dissociable de leurs origines institutionnelles, à savoir celles d’un cursus médical réalisé à l’université de Genève ou d’un cursus en biologie réalisé à l’université de Lausanne (Leresche et al., 2011 : 360). Une importance des origines institutionnelles donc, dont nous pouvons faire l’hypothèse qu’elle s’avère d’autant plus cruciale que l’arrivée de médecins et de biologistes à des postes de direction dans une école originellement vouée aux sciences de l’ingénierie (Pont, 2010) témoigne d’une forme de rupture au regard de son développement (cf. premier travail).
Deuxièmement, si le double positionnement caractérise les précurseurs – cumulant à la fois une position dirigeante et la direction d’un laboratoire au sein de l’institut des neurosciences – force est toutefois de constater qu’ils partagent avec les jeunes prometteurs et les vedettes l’expérience d’un séjour aux Etats-Unis. En effet, sur les 18 professeurs de l’échantillon, 14 se rendirent dans des institutions de recherche américaines dans le cadre de leurs études postdoctorales. Or si le pays d’un séjour à l’étranger peut être considéré comme un indicateur de l’internationalité des professeurs, il ne s’y réduit pas. En considérant notamment la nationalité de naissance des professeurs (cf. tableau VII), nous constatons un haut degré d’internationalité. En effet, sur l’ensemble des 18 professeurs, 4 proviennent de pays extra-européens (dont un seul des Etats-Unis), 9 proviennent de pays européens (dont quatre d’Allemagne) et 6 sont de nationalité suisse. En comparant ces deux indicateurs, le lieu du séjour à l’étranger et la nationalité, nous constatons donc que, pour la majorité des professeurs de l’institut (qui ne sont pas des ressortissants américains) les Etats-Unis apparaissent comme étant une destination de référence pour la formation postdoctorale. Pourrions-nous, dès lors, parler d’une internationalisation « d’excellence » des professeurs de l’institut à l’instar de celle qui a caractérisé les professeurs d’économie à la fin du XXe siècle (Rossier et al., 2015) ?
Rien n’est moins sûr. En effet, nous avons bien considéré les seuls séjours postdoctoraux à l’étranger et non le lieu où fut réalisé le doctorat. Or en nous penchant sur ce dernier (cf. tableau VI), nous constatons que sur les 18 professeurs, 15 professeurs effectuèrent leur doctorat dans leur pays d’origine (qui correspond entre autres à celui où ils effectuèrent leur formation initiale). En ce sens, le profil des professeurs de l’institut des neurosciences, tous groupes confondus, semble témoigner de l’importance des universités nationales – et a fortiori européennes – au sein des champs scientifique et académique des neurosciences, à la différence de la progressive domination des universités anglo-saxonnes dans ceux de l’économie (Rossier et al., 2015). Aussi, pourrions-nous, au regard du nombre de professeurs européens (notamment français et allemands), parler d’une internationalité de « proximité » dans le profil des professeurs de l’institut ? En l’absence de travaux portant sur cette discipline, nous ne pourrons répondre à cette question.