Appartenir à des origines sociales élevées ou plus précisément à une « famille académique » sont des paramètres de nomination tout au long du XXe siècle. Toutefois, dans ce rapport entre continuité et rupture, notre groupe discute de l’effectivité de la démocratisation des études en analysant l’origine sociale des professeurs de l’Université de Lausanne (UNIL) et de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) sur l’ensemble du XXe siècle. Y a-t-il vraiment eut un tel processus permettant aux enfants de classe ouvrière et salariée d’avoir autant de chance d’accéder à un poste de professeur que les enfants de la Moyenne ou Grande bourgeoisie ? Notre groupe de travail a donc étudié les ruptures et continuités des origines sociales des professeurs en regardant tout autant cette évolution dans le temps qu’en cherchant à observer des différences par faculté. Nous pouvons donc résumer notre démarche à une seule question : y a-t-il rupture ou continuité dans l’origine sociale des professeurs de l’UNIL et de l’EPFL?
Cadre théorique : la reproduction sociale des élites
D’un point de vue théorique, nous nous sommes rapprochés des perspectives des élites défendues par Michael Hartmann dans son étude sur le recrutement des dirigeants d’entreprises en Allemagne (Hartmann : 2005, 83-100). S’inspirant d’une sociologie proche de Pierre Bourdieu et de son concept d’habitus, elle relève que celui-ci s’accorde avec trois autres avantages qu’un milieu social élevé apporte. D’une part elle nous invite à considérer que les attentes explicites de la famille issue du patronat ou d’un procureur général a de facto des objectifs différents des familles ouvrières ou petites bourgeoises. Dans un second temps, les enfants de la bourgeoisie ont à leur avantage les informations qu’ils peuvent retirer de leur entourage. Ce qui leur permet de s’en servir pour construire leur carrière académique pouvant obtenir des données plus précises et pertinentes par les relations et les contacts liés à leur entourage. Dans un dernier temps, ils peuvent prendre une plus grande marge de risque en ce sens qu’une carrière académique est souvent longue et fastidieuse, et nécessite un grand nombre de ressources surtout pour les périodes où les politiques de formations sont peu développées.
Albert(-Eugène-Emile) BARRAUD, retouches par Elisabeth Holm
Hartmann poursuit son travail avec le constat que bien qu’il y aie une prédominance de la bourgeoisie dans l’économie, la donne est différente dans le domaine de la politique, la justice et les sciences où elle relève surtout que les enfants des classes ouvrières et classes moyennes qui ont obtenu un doctorat ont une meilleure réussite dans le champ scientifique. Car comme elle le relève : « Pour être nommé professeur, il faut avoir auparavant passé par les étapes très formalisées d’une procédure de désignation, dans lesquelles, malgré la majorité assurée juridiquement aux professeurs, tous les autres groupes de l’université ont également des possibilités d’influence. Ensuite, il ne faut pas sous-estimer les influences politiques. (…) Avec l’instauration d’une université où le pouvoir est mieux partagé entre ses différentes composantes, cette tendance s’est sensiblement modifiée. De plus, il n’y a pas dans les universités d’habitus prédominant qui favoriserait les enfants de la bourgeoisie aussi fortement que dans l’économie. L’habitus propre au monde scientifique orienté vers le savoir et la culture correspond de toute façon mieux aux enfants des milieux modestes que celui de l’acteur sûr de lui qui prédomine dans les directions d’entreprises » (Hartmann : 2005, 96). Puis l’auteur poursuit avec l’idée que : « Les postes du domaine politique juridique et scientifique donnent plus de chances aux catégories inférieures à celle de la grande bourgeoisie car les procédés de recrutement y sont plus démocratiques et plus formalisés et parce que les enfants de la bourgeoisie s’intéressent moins aux postes de direction dans ces domaines. Elles peuvent aussi passer d’un secteur à l’autre si les perspectives de carrière se détériorèrent sensiblement. Les autres classes se contentent du reste » (Hartmann : 2005, 99).
Les travaux de Philipp Sarasin (Sarasin : 1998) sur la bourgeoisie bâloise, en particulier sur la fin du XIXe siècle tendent à corroborer nos travaux en mettant en exergue une forme de continuité historique sur cette question de reproduction sociale qu’il classe dans la bourgeoisie intellectuelle. Il relève en effet un taux de reproduction des professeurs d’environs 73% (Sarasin : 1998, 107), entendu comme le fils reprenant la même profession que le père. Ce qui le laisse dire que : « Cependant, en raison du caractère transmissible des moyens de production et du capital commercial, liés à la famille, voire de la transmission d’un capital intellectuel dans les ménages d’universitaires, le modèle socioculturel prédominant dans l’ancienne Europe selon lequel « le fils reprend la profession et les possessions du père » perdura même dans des circonstances où un rapport véritable entre production et exploitation familiale avait été dissout de longue date.» (Sarasin : 1998, 107-108). Ce rapport nous semble que peu changer au regard des résultats obtenus dans nos travaux. Le principal facteur explicatif donné par Sarrasin qui nous semble lui aussi toujours valable aujourd’hui, serait que : « Le principal facteur – comme cela ressort nettement des présentes données – qui déterminait la position sociale des individus était la socialisation familiale et, partant, la chance ainsi induite de bénéficier d’un bon départ dans la vie, en raison de lien étroit existant entre le capital de production, le savoir-faire et la famille. (…) la thèse que je défends ne consiste-t-elle pas à affirmer que, outre l’instauration d’une inégalité sociale découlant d’une disparité des chances professionnelles et la consolidation entre génération de cette inégalité dans le confinement de la cellule familiale, il existait bien d’autres règles et types de comportement – certes, étroitement liés – qui entravaient fortement l’ascension sociale de la couche urbaine inférieure ou celle des immigrants. Le tout, non sans imprimer à toute la société le sceau hégémonique d’une élite « patricienne ». Ces supposées stratégies « patriciennes » n’ont pas pu être corroborées dans la dimension du « choix de la profession » ; elles doivent donc se retrouver dans la dimension du « mariage ». Le rôle socialisateur d’une famille appartenant à la bourgeoisie intellectuelle comme expliqué davantage par Hartmann, qui en plus de transférer un capital patrimoniale, intègre un ethos (savoir-être distingué et intellectuel, maîtrise des discours écrits-oraux, nécessité d’être en relative aisance économique pour représenter par excellence le scientifique détaché et coupé du monde) qui établit et correspond au final en grande partie aux exigences du champ académique ainsi qu’au profil de professeur. Une analyse de réseaux qui prendrait en considération le nom des directeurs de thèses des professeurs permettrait grandement d’affiner notre travail.
Comme nous l’avons vu avec Hartmann pour qui les emplois du domaine scientifique permettent l’intégration de classes inférieures de manière plus large, comment peut-on expliquer que des enfants de la moyenne et grande bourgeoisie n’ayant pas de parents professeurs choisissent d’embrasser cette carrière alors que l’on peut supposer qu’elle n’est pas prestigieuse? Nous devons tout d’abord ne pas oublier qu’elle demeure une fonction intégrante de la bourgeoisie comme Sarrasin le montre en intégrant les professeurs dans ce qui est appelé la bourgeoisie intellectuelle. Qui, par le fait d’être rattaché à cette classe, conserve tout de même une certaine valeur. Il est ici à rappeler que la bourgeoisie n’est pas homogène par la pluralité des fonctions économiques que peuvent occuper des personnes issues de cette même classe dans les processus économiques (industriel, banquier, hautes sphères de l’armée, marchand d’art, professeur etc.). Elle conserve des qualités propres et commune à cette catégorie, et une sphère d’influence politique qui peut être plus ou moins grande selon la fonction occupée. La zone d’influence et politique d’un cadre dirigeant bancaire du Crédit Suisse par exemple laisse penser qu’elle serait plus grande que celle d’un professeur d’Université et par conséquent, plus prestigieuse. Il n’en demeure pas moins que les professeurs restent constitutifs de cette classe en fonction de la famille à laquelle ils appartiennent. Bien qu’il peut être à la fin du XXe siècle un poste médiocre pour cette classe sociale, nous pouvons penser qu’elle peut jouer le rôle de refuge pour les bourgeois les moins « solides » à reprendre les affaires familiales dans le secteur industriel, bancaire ou commercial où la concurrence intrabourgeoise peut être plus rude que dans les milieux académiques. Un autre élément du choix de faire une carrière académique de professeur peut être dépendante des conjonctures économiques qui en tant que fonctionnaire, avec l’indépendance que le statut confère, permet de constituer une source de revenu alimentant le capital personnel de manière stable tout en étant « hors-marché », et qui demeure au sommet de la grille salariale publique tout en ayant dans l’idéal d’ordres à recevoir de personne. C’est-à-dire qui permet de conserver une marge de manœuvre similaire voire plus grande à celle des professions libérales qui ont la nécessité d’entretenir une clientèle. Une étude plus poussée sur l’âge de leur nomination afin de voir s’ils occupent dans l’intervalle à leur nomination une place dans le privé permettrait d’affiner notre analyse.
Bien que ne traitant pas des professeurs d’université mais des étudiants en général, nous vous invitons, ici, également à visionner ci-dessous l’émission « Tremplin » réalisée par la Télévision Suisse Romande le 05 juin 1974. Il y a près de quarante ans, celle-ci présente de manière très frappante le lien causal entre l’appartenance de classe et la reproduction des élites socio-économiques en suivant et confrontant une apprentie issue d’une classe d’Ouvriers/Employés et une collégienne issue d’une classe aisée. Nous nous apercevons à travers ces deux portraits que l’appartenance sociale a des influences sur la formation et le choix de la carrière professionnelle. Provenir d’une classe aisée favorise l’accès à l’instruction grâce à un environnement stimulant l’apprentissage et la découverte, et assurant aussi le financement des études. Faire des études est d’ailleurs compris comme une tradition de ce milieu, si nous pouvons le dire ainsi. Malgré une démocratisation des études en place depuis les années 1930 avec un système de bourse d’études attribuées au mérite aux élèves, puis en 1965 aux élèves des « couches sociales moins fortunées » (CDIP : 1997, 18), nous remarquons que le financement n’est pas le seul facteur invitant à poursuivre des études et entreprendre une carrière universitaire, mais bien le milieu social d’où on n’est issu, qui nous stimule sur cette voie ou non.