Hélène Cristofari, de formation interdisciplinaire entre écologie et sciences sociales, est Première assistante au sein du CIRM. Sa recherche post-doctorale est réalisée dans le cadre du projet BlueMount, en collaboration avec Christophe Randin du Jardin botanique alpin Flore-Alpe de Champex-Lac et Davnah Urbach du Global Mountain Biodiversity Assessment.
Interview du 21 septembre 2022
Mélanie Clivaz (MC): Qu’est-ce qui t’as amenée à entreprendre une formation de biologiste?
Hélène Cristofari (HC) : Un attachement extrêmement fort aux plantes, aux animaux, à tout paysage un tant soit peu sauvage. J’ai passé une large partie de mon enfance à faire germer des pignons de pins, des graines de tomates, à ramasser du thym, à regarder frémir des feuilles de peupliers, à observer mésanges, tourterelles et chardonnerets. Au moment de commencer des études, c’était donc tout naturel de choisir un domaine qui me permettrait d’en comprendre plus, et simplement d’être au contact de tout cela. Ça donc été un bachelor de biologie moléculaire, avec la fascination pour la génétique comme «clef universelle», puis une envie de plutôt mettre cela en contexte, faire un pas en arrière pour mieux voir les relations, le paysage au sens propre et figuré, et donc un master de biologie évolutive et écologie.
MC : Tu t’es ensuite tournée vers la recherche interdisciplinaire en t’intéressant aux processus d’apprentissage liés aux transformations des pratiques professionnelles, notamment liées aux changements globaux. Peux-tu nous en dire plus ?
HC : Ce n’était clairement pas une trajectoire toute calculée d’avance, mais plutôt le résultat sinueux d’heureuses rencontres et opportunités. Un de ces moments marquants fut une sortie de terrain lors d’un cours de géologie environnementale alors que j’étais étudiante aux Etat-Unis, à visiter un ancien site minier abandonné sur la frontière entre le Kansas et l’Oklahoma. On regarde depuis le haut d’un terril. Un vieil homme explique l’histoire tragique du site, village devenu empoisonné par une gestion catastrophique de l’exploitation. Puis il évoque son propre parcours, passé de fils de mineur dans ce pauvre coin du Mid-West à étudiant boursier d’une prestigieuse université californienne, à professeur de cette même université. Et de loin, depuis sa chaire, il suit ce qui se passe, ce site laissé à l’abandon, les signes «Keep Out» encore peints sur les maisons, l’eau toujours contaminée qui continue de se déverser vers les champs en aval malgré la profusion de rapports scientifiques en bonne et due forme exposant les dangers encourus. Quelques mots sur son retour en sa région natale, le prestige universitaire derrière lui, les banderoles qu’il accroche sur les ponts d’autoroute, la lutte pour tenter de faire entendre le besoin de mettre un terme à la catastrophe écologique et humaine toujours en cours. Il finit son récit les yeux dans le vague, ce n’est plus de science dont il s’agit. Les derniers mots s’échappent «Then you have to fight... to fight dirty».
Je ne suis pas activiste. Mais des moments comme cela ont commencé à me faire comprendre que bien souvent, ce n’est pas le manque de connaissances biologiques qui empêche la protection, la gestion harmonieuse de la nature autour de nous, mais une masse de difficultés politiques, sociales, économiques, psychologiques. Pour moi l’idée de mettre un pied dans les sciences sociales résulte de cela : l’envie de comprendre pourquoi nous n’agissons pas en suivant davantage la profusion de nos connaissances biologiques, et surtout comment changer cela. La «recherche interdisciplinaire sur les processus d’apprentissage liés aux transformations des pratiques professionnelles, notamment liées aux changements globaux», c’est juste une guirlande de mots-clefs telle que le veut notre culture scientifique, pour parler de ceci : comprendre ce qui se passe dans la tête des gens -la mienne y compris !- pour soutenir les changements des façons de faire.
Alors pour cela, j’aime aller chercher aux quatre coins de la littérature, un penchant pour la psychologie cognitive et sociale, mais aussi un peu d’anthropologie, de sociologie, pour trouver des méthodes et des idées qui aident à faire des ponts et soient aussi opérationnels que possibles.
MC : Ta recherche post-doctorale porte sur l’élaboration d’un cadre conceptuel du programme de monitoring socio-écologique de BlueMount. Peux-tu nous en dire plus ?
HC : Comme le sauront les lecteurs assidus de cette newsletter, et en particulier ceux qui auront vu passer l’interview de Christophe Randin en décembre dernier, BlueMount est un projet d’observatoire à long terme des systèmes socio-écologiques de montagne, visant à faciliter le dialogue entre science et acteurs de terrain (politiques notamment), et à promouvoir la recherche interdisciplinaire à long terme. Autrement dit, il s’agit de constituer une plate-forme qui regroupe des données tant écologiques, climatiques, géologiques... que sociales, économiques, psychologiques, sur la façon dont évoluent les environnements de montagne, avec un focus particulier en Valais et Vauddans un premier temps. Pour que cela fasse sens pour tous les utilisateurs potentiels (académiques et non-académiques donc), il faut s’assurer que la façon dont cette plate-forme est conçue ne soit pas en décalage avec les représentations que chacun se fait de la montagne.
Construire un cadre conceptuel pour ce projet revient donc à construire une représentation de ce qu’est un environnement de montagne (concrètement, un simple schéma avec des bulles, des flèches), dans laquelle chacun puisse à peu près se retrouver. Par exemple, il faut s’assurer que le vocabulaire choisi parle à tout le monde, et qu’il ne manque pas un aspect qui serait fondamental pour une certaine catégorie d’acteurs. C’est aussi ce que l’on appelle parfois un «objet frontière» : un «objet» commun, ici le schéma, qui permet à plusieurs acteurs de se mettre autour d’une table et de verbaliser précisément comment ils voient les choses, ce que chacun met personnellement derrière chaque bulle ou flèche du modèle, afin de clarifier leurs convergences, et leurs divergences sur des aspects qui parfois ont tendance à rester implicites. C’est donc en cela que consiste mon travail, mené avec l’orientation et les apports toujours très riches de Davnah Urbach, du Global Mountain Biodiversity Assessment, et Christophe Randin.
MC : Qu’est-ce que le CIRM apporte à ta recherche ?
HC : On parle beaucoup d’interdisciplinarité, un peu partout. Mais dans ma brève expérience, c’est très clairement au CIRM que cela a semblé le plus concret. J’apprécie énormément la possibilité d’échanger tant avec des géomorphologues que des spécialistes de l’alpinisme, de la gestion de l’eau ou de la relation humains-faune sauvage, de pouvoir discuter de méthodes quantitatives, qualitatives, de modélisation et d’entretiens. Et les liens au terrain sont aussi un gros avantage, avec des relations déjà établies avec une grande diversité d’acteurs locaux.
Plus d'infos sur le projet BlueMount : https://www.unil.ch/bluemount/