Philippe Vonnard

Philippe Vonnard est chargé de cours à l’Institut des sciences du sport (ISSUL) de la Faculté des sciences sociales et politiques (SSP) de l’UNIL. Ses travaux de recherche portent sur l'histoire des relations internationales sportives, l'histoire des loisirs, des sports et du tourisme en Suisse, ainsi que l'histoire de l'environnement et des paysages montagnards. 

Interview du 16 septembre 2024

 

Jeanne Fournier (JF) : Pouvez-vous revenir sur votre parcours académique et les éléments qui ont influencé votre choix de vous spécialiser dans l'histoire du sport et des loisirs ? Qu'est-ce qui vous a attiré particulièrement dans cette discipline ?

Philippe Vonnard (PV) : Une petite anecdote qui montre un intérêt assez ancien pour les domaines de l’histoire et du sport. Je devais être en 7e année et la conseillère en orientation a demandé ce que nous aimerions faire plus tard. J’avais noté sur la feuille en premier, « historien » et en second, « journaliste sportif ». Cet attrait pour l’histoire ne s’est par la suite pas démenti. Lorsque j’étais étudiant de bachelor en sciences politiques, j’ai pris quasiment tous les cours d’histoire disponibles dans le programme et… finalement j’ai fini par faire une thèse en utilisant une approche et une méthodologie historique. Par contre, si dans ma jeunesse et adolescence, j’ai beaucoup pratiqué de sports (notamment du football, du tennis puis du inline hockey) et aussi passé des heures à suivre des compétitions à la télévision et dans les arènes sportives comme supporter, lors de mon cursus universitaire j’ai eu un progressif « désenchantement » vis-à-vis du domaine, avec une vision de plus en plus critique sur celui-ci. Actuellement, je pratique certes toujours un peu la course à pied - avec une certaine modération, car ce que j’aime c’est surtout marcher - par contre je ne regarde plus beaucoup de sports (je m’informe certes, mais avec un certain détachement). On évoquait peu dans les enseignements la thématique des sports et des loisirs en sciences politiques mais quelques mots, par-ci, par-là dans les cours de sociologie politique et relations internationales m’ont donné l’envie de m’y intéresser davantage et, en 3e année j’ai choisi de suivre l’enseignement à option « Sciences historiques et sport » : ce fut une révélation. J’ai eu la chance de poursuivre dans cette voie grâce au master « Sciences sociales et sport » qui venait d’être créé en 2008, puis par ma thèse de doctorat qui abordait la manière dont l’échelle européenne s’est construite dans le domaine du football entre les années 1930 et les années 1960, et en corollaire qui a également montré combien ce jeu a participé à l’histoire des coopérations européennes (pour reprendre l’expression forgée par Laurent Warlouzet).

L’élargissement de mes recherches sur les thématiques des loisirs et du tourisme, je le dois aux nombreuses discussions/collaborations, tout d’abord avec mon collègue, et ami, Grégory Quin. Puis grâce aux stimulant échanges en compagnie de Laurent Tissot, et plus récemment avec Caterina Franco, Steve Hagimont, Claude Hauser ou encore Gil Mayencourt. Leurs idées et publications m’apportent beaucoup. Outre cette passion personnelle, d’un point de vue sociétal, deux choses me semblent importantes avec l’histoire et m’encouragent dans mes démarches : d’une part, l’histoire permet de mieux comprendre comment nous en sommes arrivés là ; d’autre part elle est aussi un bon moyen de mettre en lumière notre ignorance (et devrait aider à prôner une certaine humilité).

 

JF : Le tourisme sportif a profondément influencé le développement des régions de montagne en Suisse, tant sur le plan économique que social et culturel. Comment cette forme de tourisme a-t-elle évolué au fil du temps, et quel est son impact actuel sur les communautés locales ainsi que sur les écosystèmes de ces régions ?

PV : Tout d’abord, il faudrait préciser de quel type de tourisme parle-t-on ici ? Tourisme estival, tourisme hivernal ? Et de quels touristes : d’un jour, d’une semaine, d’un mois ou plus, sans compter les différences dans les capitaux économiques et culturels. Mais si on évoque le tourisme en montagne de manière générale, voilà ce que je pourrai rapidement dire. Depuis environ 150 ans, ces différents types de tourisme ont un fort impact sur la transformation des paysages de l’espace montagnard par le biais de la construction de chemins de fer et de routes depuis la plaine pour aller dans les vallées, puis de funiculaires et téléphériques ; l’aménagement de nombreux chemins pédestres pour aller tutoyer les sommets et bien sûr l’extension de hameaux-villages en véritables stations de sports d’hiver. Sur ce dernier point, la transposition des standards urbains en montagne nécessite un aménagement conséquent, notamment en matière de gestion de l’eau, des déchets, de l’électricité, etc. La transformation des paysages s’accompagne de transformations socio-économiques majeures, avec l’apparition de nouveaux métiers (comme les guides de montagne, les emplois de service que demandent le tourisme ainsi que des fonctions liées à l’ingénierie), avec dans le même temps la disparition, ou tout au moins la remise en question, d’autres activités plus anciennes (agriculture, pastoralisme). Tout ceci peut créer des inégalités et des visions différentes s’opposent aussi sur le développement à suivre, ou non. Enfin, d’autres changements, peut-être plus imperceptibles ou impensés, s’opèrent notamment au niveau des sonorités de la montagne (nouveaux bruits par l’emploi de l’hélicoptère, perte d’un patrimoine linguistique en raison d’un exode des populations, etc.). Ces transformations sont rapides et massives. Deux chiffres issus du Dictionnaire historique de la Suisse pour les illustrer : Au début des années 1950, on doit compter environs 40 transports par câbles (téléphériques, télécabines, etc.) en Suisse. Quarante ans plus tard, il y a en a plus de 500. Alors qu’on estime que pour l’année 1950, Verbier accueille 5400 nuitées, dans les années 2010, ce nombre est passé à 900'000. Les changements d’échelle sont tout simplement ahurissants et, en toute honnêteté, même si on peut déjà dégager des tendances, je pense qu’on manque encore un peu de recul pour se rendre véritablement compte des impacts que ce processus a entrainé sur les écosystèmes (humains compris). Bien sûr, toutes les régions de montagne n’ont pas été concernées de la même manière et il y a aussi des zones qui n’y ont pas, ou peu, participé. En outre, des infrastructures sont, avec le temps, abandonnées, voire des régions ont connu des vagues de résistance qui ont permis de limiter, durant un temps ou sur le long terme, ces transformations.

Pour ceux et celles qui souhaiteraient creuser ces questions, je ne peux que recommander la synthèse récente de Laurent Tissot, La Suisse se découvre. Et si on veut sortir du cas suisse, et faire une lecture un peu plus détaillée des processus évoqués, il y a l’ouvrage de Steve Hagimont : Pyrénées. Une histoire environnementale du tourisme. Et bien sûr, on pourra se référer aux nombreuses, et excellentes, études qui ont déjà été publiées par les chercheurs et chercheuses du CIRM. A ce titre, j’ai beaucoup aimé la lecture récente d’articles issus du livre Résonances qui a été coordonné par Nelly Valsangiacomo et Laine Chanteloup et qui porte sur la thématique de la sonorité en montagne.

 

JF : Face aux défis posés par le changement climatique, comment envisagez-vous l'avenir des sports et des loisirs en montagne ?

PV : Pour l’historien que je suis, c’est toujours difficile de prévoir car je travaille surtout pour comprendre comment en est-on arrivé là. De plus, en effectuant mes recherches - ce constat est partagé par de nombreux et nombreuses collègues - je me rends compte des multiples chemins qui auraient pu être choisis et il est difficile de savoir exactement ce qui va se produire. Cependant, l’histoire amène des enseignements et de nombreuses études ont par exemple montré que des paris risqués sont réalisés depuis le début du XXe siècle. Des infrastructures ont été construites à des altitudes moyennes où la ressource neige n’était déjà, au départ, pas forcément assurée durant tout l’hiver. Pourtant, la rhétorique du « tout neige » s’est imposée au fil du temps, et se perpétue de nos jours, couplée d’une croyance largement partagée dans les possibilités (parfois illusoires) offertes par la technologie d’offrir des solutions à tous les problèmes. Cela va donc être difficile de dépasser cette croyance. Il y a une forte Path Dependency - pour utiliser un concept de sciences politiques - et ce d’autant plus que changer implique de prendre des risques. Si on change, il va y avoir des perdants et probablement des difficultés pour certains lieux durant quelques années. C’est pour éviter de devoir agir dans l’urgence et de limiter l’impact négatif du changement, qu’il apparait nécessaire de prendre des mesures drastiques, avant qu’il ne soit trop tard, et ce afin d’engager une véritable transition en lien bien évidemment avec les personnes et les organisations concernées. Dans ce cadre, l’abandon progressif du ski de descente dans certaines régions où le manque de neige est patent me parait inéluctable. Mais bien sûr c’est plus facile à dire qu’à faire, puisqu’outre les intérêts matériels, il y a aussi tout un cadre émotionnel derrière ces décisions politiques (difficiles) à prendre. Mais la force des sciences historiques, et l’espoir qu’elles apportent, c’est de rappeler que si on est arrivé à cette situation, c’est aussi en raison du fait que durant quelques décennies un travail massif a été conduit (par les pouvoirs publics, les investisseurs privés, la presse, etc.) pour imposer ce modèle. L’autre jour j’écoutais une série d’émissions de France culture réalisée en 1968 intitulée « La montagne m’a dit ». C’est un bon témoignage de cet intense travail qui a été fait. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer que cela soit possible d’engager un travail dans l’autre sens ?

 

JF : Comment vos recherches bénéficient-elles de l’approche interdisciplinaire promue par le CIRM ? Pouvez-vous nous donner un exemple de collaboration interdisciplinaire qui a profondément influencé votre travail ?

PV : Cela ne fait pas très longtemps que j’ai la chance d’être rattaché au CIRM mais je crois déjà pouvoir dire que c’est une belle maison au niveau de l’interdisciplinarité. Ce terme est en effet souvent mis en avant dans le monde académique, mais finalement rarement concrétisé. Au CIRM, je vois que cette dynamique est vraiment souhaitée (et donc encouragée par sa direction), ne serait-ce que par les projets qui sont conduits et qui convoquent des chercheurs et chercheuses de différentes disciplines (comme le projet Val d’Hérens 1950/2050). Bien sûr, l’interdisciplinarité est complexe et elle a ses limites. Mais au niveau des connaissances et des échanges, si tout le monde joue le jeu, alors c’est une aventure magnifique. J’ai le souvenir d’une soirée (justement du projet Val d’Hérens) au théâtre de la Grange de l’UNIL, avec la présence de chercheurs et chercheuses issu·e·s de différentes sciences et qui plus est dialoguaient avec le public et des artistes. C’était une configuration propice à la réflexion et au partage !

Avec des collègues spécialisés en sciences politiques (Christophe Clivaz), géographie (Anouk Bonnemains) et en histoire de l’architecture (Caterina Franco), en février dernier on a mis sur pied une journée d’étude sur l’exploitation de la montagne dans le cadre du développement des sports d’hiver à l’Institut de géographie et de durabilité (IGD) à Sion. La collaboration a permis d’inviter des collègues de sciences différentes ainsi que la présence d’un public varié, ce qui a entraîné de riches échanges. Si j’avais mis sur pied cette conférence uniquement avec des collègues historiens et historiennes, cela aurait bien sûr été très intéressant mais il n’y aurait pas forcément eu cette richesse de points de vue. A ce titre, comme je m’intéresse actuellement à la prise en compte de la gestion des déchets en montagne, il faudrait peut-être que je me tourne vers des collègues spécialisés en sciences naturelles des montagnes pour davantage comprendre les impacts sur l’écosystème de l’emploi, de plus en plus important, du plastique (par exemple).

 

JF : Sur quels projets travaillez-vous actuellement, et comment envisagez-vous de traduire vos résultats de recherche en applications concrètes au sein de la société ?

PV : Je travaille actuellement sur la protection de la nature dans l’espace alpin avec deux angles de recherches complémentaires : l’émergence de la problématique environnementale au sein des milieux ascensionnistes transnationaux (par exemple : l’Union internationale des associations d’alpinisme - UIAA, Union internationale des guides de montagne - UIAGM, Mountain Wilderness international, etc.) ; une « autre histoire » des grandes compétitions sportives internationales en me focalisant sur les différents enjeux environnementaux de leur organisation, ainsi qu’aux résistances des mouvements écologistes vis-à-vis de leur tenue. Ces deux axes de recherches sont conduits dans le cadre d’une Habilitation que je prépare au Département d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg, où je collabore au projet FNS « La mondialisation des Alpes. Du paysage à l’environnement ». Un troisième axe est développé dans ce travail et porte sur la conquête du territoire suisse par les loisirs du XIXe au XXIe siècle. Il poursuit/enrichit mes recherches sur la socio-histoire des sports, des loisirs et du tourisme en Suisse que j’ai pu mener depuis quelques années à l’UNIL. A ce titre, je viens de terminer un article sur les premiers pas institutionnels de la randonnée en Suisse et qui aborde la manière dont le territoire a été investi (physiquement et mentalement) par et pour cette pratique. De manière surprenante, tant la randonnée est pratiquée en Suisse, les enjeux de la mise en place de nos fameux panneaux jaunes n’ont jusqu’ici pas fait l’objet d’une étude historique…

Je suis un peu sceptique sur la question de l’application. Les études en sciences historiques demandent en effet du temps et leurs résultats proposent souvent des remises en question, et surtout, soulèvent les limites de nos connaissances du passé. On est passablement ignorant. Or, l’ignorance devrait être un moteur positif du changement car comme le dit l’historien Christophe Charle, « le problème n’est pas d’être ignorant, mais de ne pas le savoir ». Ce que je constate c’est que les acteurs privés, et aussi les collectivités publiques, sont pris dans une autre temporalité, celle de la vitesse des décisions, sans compter les multiples enjeux (notamment économiques) qui pèsent sur leur décision. Cette situation fait que s’ils peuvent trouver intéressants les travaux historiques, on ne va pas forcément ensuite leur donner beaucoup de crédit en matière d’applicabilité. Dans le même temps, et il y a un paradoxe ici, nos sociétés ayant un besoin constant de mémoire. Dans ce cadre les acteurs et actrices (individuelles et collectifs) de la société ne peuvent faire sans un recours à l’histoire. Mais souvent, c’est une histoire simplifiée, voire idéalisée et/ou mythifiée qu’ils/elles souhaitent/suggèrent. Ce qui est dommage dans cette manière de procéder, c’est que ces acteurs et actrices (pris dans leur contrainte quotidienne et aussi par des enjeux économiques, personnels, politiques etc..) ne se rendent pas forcément compte combien donner du poids/crédit à la science historique est un gage de la bonne tenue du débat démocratique, et in fine du maintien du système démocratique lui-même ! Mais bon, avec le temps, je me suis fait avec ce contexte a priori peu favorable. Il ne faut pas se décourager, continuer ses recherches et les démarches, notamment en allant vers les gens, avec enthousiasme et humilité. Il y a parfois de belles surprises/rencontres. Et surtout, comme déjà dit plus haut, la force de l’histoire c’est de mettre en lumière les processus qui ont conduit à ce que nous vivons, en tenant aussi compte des échecs, ratés ou autres résistances. En ce sens, c’est aussi un bon moyen de cultiver une certaine utopie qui aide à avancer.

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