Au XIXe siècle, les objets ont envahi la littérature. L’industrie les produit, de plus en plus nombreux et accessibles, le roman les décrit, tout aussi abondants. Il faudra plus d’un siècle pour que leur présence en littérature apparaisse comme une imposture. Vers la fin des années 1950 en France, le Nouveau Roman, dans son combat contre les catégories du récit réaliste, revendiquera une séparation entre les choses et les âmes afin de dégager la littérature de l’enduit psychologisant que le XIXe siècle a minutieusement appliqué sur les personnages et leur environnement. La fin de cet attachement, saisie par les nouveaux romanciers, n’a de sens que si on lui suppose un début et une histoire. Car c’est au moment où la relation entre les êtres humains et les objets devient problématique et compliquée, soit au début du XIXe siècle, que ceux-ci viennent saturer la prose romanesque. L’apparition des objets dans les textes romanesques est un fait littéraire, mais aussi un phénomène culturel au sens plus large, englobant des données sociales, historiques, économiques et esthétiques qu’il s’agira d’interroger dans le cadre de ce colloque.
De manière schématique on peut montrer que le courant réaliste fait apparaître avec force l’objet en littérature et qu'il y apparaît par le biais de la description. C'est parce que la description acquiert un statut littéraire nouveau dans le roman du XIXe siècle, que deviennent visibles tous les accessoires que possèdent les personnages. Des bottines aux maisons, tout ce qui peut donner aux héros des contours de personnes réelles, campées dans un milieu défini, mérite d’être détaillé. Les objets s’installent en littérature dans le confort bourgeois que le réalisme a pour but de restituer. Leur première fonction – la plus visible et la plus durable – sera de construire un univers référentiel. Les personnages gagnent des généalogies, il sont dotés d’histoires familiales, et ils possèdent, convoitent, acquièrent des choses. Celles-ci, par un phénomène d’échange symbolique, vont les représenter, en signifier le milieu, le niveau socio-culturel et économique, puis, de manière plus intime, certains traits de caractère, le jeu des désirs et des répulsions, les secrets penchants. A une relation d’équivalence entre l’objet littéraire et l’objet réel se superposera une signification sociologique, psychologique, structurelle. Ou, plus simplement, les objets se contenteront de faire vrai, de produire un «effet de réel», n’ayant dès lors d'autre fonction que d'être les instruments propres à rendre crédible la fiction, les pièces à conviction qui vont sceller un pacte de vérité, en-dehors de toute signification intrinsèque. La réalité s’exhibe au travers de ces choses sans finalité qui apparaissent comme des excroissances inutiles mais authentiques, proches de ces détails qui, dans la même période, fascinent les amateurs de la photographie. Nombre de critiques, dans les années 1840-1850, s’enthousiasment pour tel brin d’herbe ou telle anodine présence qui dans l’arrière-plan d’une photographie atteste incontestablement que l’image non seulement imite la réalité, mais la dédouble jusque dans ses imperfections. De semblable manière, le roman s’emplit d’objets témoins chargés de fabriquer chez les lecteurs une réaction similaire d’allégeance au réel.
Or, précisément, le réel change. En prenant le problème à rebours, disons qu’au niveau socio-historique l’objet suit un même processus de valorisation et de transformation sémiologique qu’en littérature. La rencontre bourgeoisie-industrie s’incarne de manière hyperbolique dans le triomphe de l’objet (Marx dirait de la marchandise, Baudrillard parlera de consommation). Les objets se multiplient, cessent d’être uniques pour devenir toujours plus reproductibles: si la relation affective paraît plus difficile, la pulsion de possession peut en revanche être plus intense. Les objets donnent une légitimité à une bourgeoisie qui manque de fondement historique et culturel, et l’accumulation compulsive apparaît comme une déviance nouvelle. Avec la construction des grands magasins, s’exprime aussi une autre relation au monde : le désir – sentiment diffus et permanent de manque – devient un moteur socio-économique qui réglemente non seulement le rapport aux choses, mais aussi les rapports aux hommes. Quelle est la quantité d’héroïnes dépensières qui mènent leurs amants à la ruine dans la littérature du siècle? Le décompte serait inquiétant. C’est bien plus qu’un topos, c’est une véritable hantise collective exprimée par ce canevas récurrent.
Le mouvement d’expansion ne touche pas seulement le nombre d’objets disponibles et leurs modes de présentation. Un processus sans précédent de création d’objets nouveaux s’institue. L’époque est aux inventions: objets fantasmatiquement riches (la chambre noire, la locomotive, le téléphone, le phonographe…), qui réalisent de vieux rêves, fixer l’éphémère, arrêter le temps, franchir les distances; machines de plus en plus sophistiquées et spécialisées (objets servant quelquefois à en produire d’autres, dans un mécanisme paradoxal d’auto-génération); diversification des accessoires. Tous ces objets – des machines aux curiosités de la décoration – seront un bon terrain de prospection pour les artistes avides de renouvellement. Simultanément, sur le plan théorique, apparaissent des débats autour du bien-fondé d’une collaboration entre les arts, l’industrie et les sciences. Dans la pratique, des artistes, et non des moindres, s’emparent des sciences et de leurs instruments, de l’industrie et de ses machines pour prospecter des voies esthétiques et des sujets nouveaux. Le phénomène va s’accentuant de Jules Verne aux surréalistes.
On observe alors un phénomène paradoxal d’autonomisation de l’objet. Face à l’omniprésence indistincte des choses qui envahissent la société, on élabore des stratégies de mise en valeur. Les objets s’exposent, et pas seulement les objets d’art; on décontextualise pour exhiber. Parallèlement à la démarche patrimoniale qui incite à la conservation et à la présentation d’objets d’art et de mémoire dans des musées de plus en plus nombreux, les Expositions Universelles, fastueuses manifestations à la gloire des produits de l’industrie, deviennent des institutions-vitrines du siècle. Voilà l’objet industriel (réputé reproductible) présenté tel un objet d’art (par définition unique). L’exposition se déploie à tous les niveaux: bibelots dont la bourgeoisie décore ses intérieurs, brocantes, collections, musées, Salons et autres magasins, on s’occupe de tout montrer, au risque de ne rien voir. En découle un certain brouillage des valeurs que les artistes ressentent comme un danger: à l’Exposition Universelle de 1855, moment de grand ébranlement idéologique qui éveille parmi les intellectuels des polémiques sur le rôle et le statut de l’art, la halle de machines est bien plus fréquentée et admirée que la section de peinture.
Forte de tous ces changements, la création littéraire et artistique va décliner l’ensemble des possibilités et combinatoires du rapport entre la société industrielle bourgeoise, le progrès matériel et scientifique, la position précaire de l’artiste et le problème des objets.
Simultanément à un mouvement de surcharge descriptive, dont la fonction est factuelle et informative (qu’il s’agisse de littérature, de peinture, de musées, de patrimoine), on observe un mouvement déviant de récupération transgressive de l’objet (pensons à la littérature fantastique, à l’art surréaliste, aux théories futuristes, à certains objets décadents, à la fascination du bric-à-brac, et jusqu’à l’art brut). Le délitement des frontières de l’art menacé par le monde scientifico-industriel, redouté par les intellectuels du milieu du XIXe siècle, se traduit dans une fascination de l’hybride (dans une inquiétante perméabilité entre les attributs – inanimé/animé, chose/humain, tout/partie…). La définition même de ce qu’est un objet devient problématique, en art comme en littérature.
Le colloque vise à croiser des études d’histoire littéraire avec des interrogations d’histoire sociale, histoire des représentations, sociologie, histoire de l’art, histoire des sciences et des techniques. Seront privilégiées les études qui permettront de dresser le panorama d’une période ou de problématiser une question à perspective large, plutôt que les études ponctuelles et ciblées sur une œuvre particulière à intérêt exclusivement monographique.