Désormais reliée à la berge du lac Tere-Hol par un ponton de bois, les ruines de l’imposante forteresse de Por-Bajin défient aujourd’hui encore les solitudes sibériennes. Ce puissant ensemble érigé de briques en terre crue, isolé sur son île, s’inscrivait autrefois dans un réseau de fortifications constituant autant de points d’appui aux tribus ouïgoures qui régnaient sur ses immensités aux VIIe et VIIIe siècles de notre ère.
Le site archéologique – dénommé Por-Bajin en touvain, maison d’argile– est depuis l’été 2007 l’objet d’investigations archéologiques sans précédent. C’est à l’initiative d’un ministre du gouvernement fédéral russe, M. Sergueï Shoigou, en charge du Ministère des situations d’urgence de la Fédération de Russie, qu’a été créée la Fondation Por-Bajin.
Les recherches archéologiques entreprises par la Fondation Por-Bajin doivent être suivies de travaux de conservation et de restauration du monument dans le but de créer un véritable centre historico-culturel dans cette région défavorisée de la République de Tuva.
Le projet d’investigations scientifiques engagé à Por-Bajin est mené avec le concours de l’Académie des sciences de la Fédération de Russie ainsi qu’avec la participation d’équipes détachées de musées, d’instituts de recherche et d’universités russes. De nombreux spécialistes issus de domaines connexes à l’archéologie prennent part à cette aventure sibérienne (géologues, hydrologues, pédologues, historiens, restaurateurs, architectes, géophysiciens, etc.) que viennent grossir les contingents d’étudiants des universités de Saint-Pétersbourg, Moscou, Kazan, Krasnoïarsk et Kyzyl.
Les moyens exceptionnels mis à disposition des chercheurs pour étudier et valoriser ce patrimoine font du projet « Por-Bajin » une entreprise unique dans l’histoire de la recherche archéologique russe. La proposition adressée par le ministre S. Shoigou à la Direction pour le développement et la coopération (DDC) de convier étudiants et spécialistes suisses à prendre part à la saison archéologique de 2008 constitue une magnifique opportunité pour la Suisse d’exploiter son savoir-faire dans les domaines du patrimoine historique et d’intensifier ses liens avec la Fédération de Russie.
A l’extrême sud de la Sibérie, la République de Tuva est une république autonome au sein de la Fédération de Russie. Elle fut même épisodiquement indépendante entre 1921 et 1944 sous le nom de Tannou-Touva.
Sa population est composée en majorité de Touvains, peuple d’origine altaïque. Son territoire, parcouru par la chaîne montagneuse de l’Altaï, fait frontière avec la Mongolie. La capitale, Kyzyl, se situe à quelques 4000 km à vol d’oiseau de Moscou; elle passe, à tort, pour être le centre de l’Asie.
La forteresse de Por-Bajin se situe dans le sud-ouest de la République de Tuva (région de Kungurtug). Alors qu’à l’origine, elle avait été bâtie sur la terre ferme, la montée des eaux en a fait une des îles du lac Tere-Khol. Ses constructions occupent une surface de 3,5 ha.
Pascal Burgunder, UNIL – Section d’archéologie et des sciences de l’Antiquité (direction de l’expédition)
Sabina Lutz, Université de Bâle
Federico Sartorio, UNIL – Section d’histoire et d’esthétique du cinéma
Iris Büchel, UNIL – Section d’archéologie et des sciences de l’Antiquité
Jill Gratwohl, Université de Berne
Fanny Sallin, Hochschule der Künste (Berne)
Arnaud Nicod, UNIL – Section de langue et civilisation slaves
Martin Bader, HE Arc (La Chaux-de-Fonds)
Laure Bassin, Université de Neuchâtel
Sarah Réal, UNIL – Section d’archéologie et des sciences de l’Antiquité
Nathalie Blaser, UNIL – Section d’archéologie et des sciences de l’Antiquité
Mélody Regamey, UNIL – Section d’archéologie et des sciences de l’Antiquité
A la torpeur du départ matinal succède l’excitation d’être à Moscou. Nous arrivons à l’aéroport de Domodedovo. Formalités douanières à la queue-leu-leu. Tel un organisme constamment congestionné, l’aéroport vomit ses visiteurs éphémères et pressés en un flot de voitures bruyantes.
Nous sommes reçus par Boris Babitch qui sera notre guide durant quelques heures. Boris travaille à Moscou en « Gastarbeiter » ukrainien. On découvre la Place Rouge, le Kremlin et « Kitaj gorod » au pas de charge, on allume un lumignon dans une église orthodoxe, prémices à un voyage favorable.
Boris est intarissable et accapare Arnaud qui s’improvise traducteur: il évoque à grands traits l’histoire de la Russie médiévale. Une fresque insensée aussi colorée que l’est la vie trépidante de la capitale russe.
Embarqués vers minuit à bord d’un Tupolev défraîchi, nous entamons notre périple vers la Sibérie du sud.
L’arrivée du Premier ministre de la République de Tuva donne lieu à une incroyable agitation. Sitôt l’hélicoptère posé, on quitte la salle de conférence pour rejoindre la délégation qui sera accueillie face au camp, là où est érigée une scène. Le Premier ministre est accompagné du président du parlement, de dignitaires religieux ainsi que de chanteurs touvains en costume traditionnel.
Les discours de remerciement et d’encouragement s’entrecroisent pour se terminer sur les voeux des moines bouddhistes. La scène se libère pour faire place aux chants d’artistes touvains venus de la capitale. Le groupe « Tyva » est bien connu des amateurs de « chants de gorge »: ils se produisent devant un public recueilli pour entonner les chants des ancêtres dans lesquels le cheval joue un rôle central.
Le samedi est jour de travail à Por-Bajin. Nous traversons la passerelle de bois, encore groggy des effluves patriotiques de la veille. Nous nous installons sur nos secteurs respectifs et reprenons la fouille.
Le vent se lève tout à coup et souffle en bourrasques sur les ruines de la forteresse. La poussière tournoie autour de nous et achève de donner aux vestiges majestueux de Por-Bajin des airs de Babylone.
On rabat les visières des casquettes, on ramasse en hâte le matériel de chantier pour se réunir sous des tentes. A midi, le site est évacué – le ciel reste songeur.
Laure, Jill et Martin sont dirigés vers la porte centrale de la forteresse, les autres rejoignent la fouille du bâtiment central.
Sarah et Arnaud s’initient à la fouille des fragments de peinture murale sur un secteur attenant au bâtiment central. Il faut procéder à un nettoyage méticuleux pour dégager des fragments d’enduits peints et des vestiges de charpente calcinée sur la couche.
Nathalie explore un secteur situé au pied de la plateforme sur lequel se dressait le bâtiment central. Les sondages et autres stratigraphies effectués précédemment à cet endroit offrent un aperçu saisissant du mode de construction de la plateforme et révèlent la présence d’une fosse.
Iris s’essaie également à la fouille de vestiges très délicats: les rails en bois d’une cloison peinte, les panneaux peints effondrés face contre terre et les restes carbonisés d’une structure en bois offrent une belle variété d’artefacts conservés souvent dans un état exceptionnel.
Sabina se voit attribuer la fouille d’un enchevêtrement de fragments d’enduits peints et de charpente calcinée. C’est là aussi un défi de patience et de méticulosité qu’elle relève après avoir prêté main forte à Iris. Le bâtiment étudié est relié au bâtiment central par une galerie couverte et en constitue le prolongement.
Les rives du lac Tere-Khol sont comme les gradins du théâtre où les puissances de la nature jouent sans discontinuer. Le spectacle des cieux est en perpétuel mouvement. De jour, c’est un cortège ininterrompu de nuages, de longues barbes défilent négligemment, quelques bedonnants esquissent un maladroit pas de danse pour laisser place à de hautaines altesses vaporeuses.
C’est en général le signal pour un changement tonitruant. On passe à l’acte suivant. Le ciel s’assombrit bien vite, des nuées menaçantes nous plongent dans une obscurité soudaine. La température chute, annonçant un nouveau cortège, bruyant. C’est alors le tintamarre d’un orchestre privé de chef, obéissant au seul caprice des vents et défilant le plus souvent le long des reliefs.
Notre camps reste épargné. Pour cette fois. La nuit offre un autre spectacle, silencieux et sublime. Des étoiles se décrochent de la voûte céleste pour tomber en bouquets. On croirait pouvoir les cueillir à la surface du lac pour les arranger avec des nénuphars.
L’autre soir, les éléments naturels se sont multipliés pour donner au cirque des montagnes le pressentiment de l’apocalypse. Les fumées qui s’émancipaient lentement des cimes ont finalement trahi leur origine. Le feu avait bien pris sur la montagne, transformant en baguettes de cendre les forêts de noueux. Le rouge de la braise ne le cédait en rien à l’éclat violent de l’orage.
Les ruines de la forteresse de Por-Bajin ont livré des parois peintes à foison. Il s’agit le plus souvent de panneaux à fond blanc dépourvus de décor et retrouvés in situ ou juchant le sol. Les prélèvements d’ensembles peints exigent une démarche adaptée et préalablement discutée par l’archéologue et le restaurateur.
Nous avons la chance de pouvoir profiter de l’expérience de Gallina E. Veresotskaja, restauratrice attachée à l’Institut de recherche en restauration de Moscou. Elle est notre interlocutrice pour tous les prélèvements effectués par notre équipe. Les compétences de restauratrice de Fanny sont immédiatement sollicitées: aidée d’Iris et Sabina, elle entreprend le nettoyage d’un panneau peint tombé face contre terre. On procède à la consolidation du mortier épais de 4 à 5 mm avant d’opérer le prélèvement à l’aide d’une scie.
Les investigations archéologiques menées par V.A. Zavialov à l’endroit de la porte d’accès à la forteresse de Por-Bajin sont très complexes. La superstructure de la porte s’est effondrée dans l’incendie qui a ravagé une partie significative de la construction. Les couches d’argile qui la composaient, devenues orangées, témoignent, de la violence de l’incendie. Laure et Jill tentent d’amadouer ce monstre d’argile, aidées de Martin et de Lyndon, un jeune historien australien.
L’heure des premiers départs a déjà sonné: une première équipe de fouilleurs quitte Por-Bajin après une longue nuit de fête. On accompagne les étudiants russes au son de la flûte de Micha. Les bagages sont entassés dans les microbus tandis que nos collègues, émus autant par les adieux que la perspective de rentrer chez eux, se calent dans les grands fourgons de l’armée russe, transformés en véhicule tout terrain de fortune. Le convoi s’ébroue finalement dans un nuage de suie et de poussière. On voit s’éloigner au loin ces bruyants engins semblables à des coléoptères maladroits.
Un oiseau inattendu, lent à se poser sur l’herbe haute: c’est une apparition quasi anecdotique que celle d’un hélicoptère transportant quelques touristes fortunés en mal d’aventures. Survolant d’abord l’île de Por-Bajin, l’engin altier attérit finalement sur l’aire du camps et livre ses passagers à notre curiosité – des touristes russes en route pour le lac Baïkal accompagnés de leurs amis…suisses! La visite de la forteresse aura à peine duré deux heures – nos touristes reprennent les airs pour disparaître à l’horizon.
Nous atteignons vers onze heures les remparts de la forteresse de Por-Bajin guidés par un groupe de géologues. Nous arpentons ce matin-là les remparts de l’édifice, nous arrêtant régulièrement pour quelques explications portant sur la genèse du paysage au sein duquel nous évoluons : un immense plateau situé à 1300 m. d’altitude dans les contreforts de l’Altaï. Il s’agit en fait d’une vallée alluviale parsemée de lacs et de marais.
Du lac Tere-Khol émergent plusieurs îlots, dont l’un a été choisi par les peuplades ouïgoures pour ériger la forteresse de Por-Bajin. A l’instar de nos régions, la Sibérie a connu son âge de glace qui a modelé le paysage, creusant les vallées et comblant les dépressions de sédiments. Au loin, on aperçoit les restes d’une moraine aujourd’hui boisée. Le secteur présente donc certaines similitudes avec nos Alpes, mais pour nous, Suisses habitués au confinement, tout ici est trop vaste. A enviton 2 mètres sous nos pieds débute le permafrost, profond de quelques 200 m (!), comme nous l’affirment les géophysiciens avec pour pièce à conviction des graphiques hauts en couleurs. Par contraste, les sols situés sous le lac ne sont pas gelés : l’eau constitue en effet un excellent isolant thermique.
A mi-parcours de la passerelle qui relie notre camp à l’île de la forteresse, les géomorphologues effectuent
un carottage dans les argiles des sédiments lacustres. L’alternance de couches plus ou moins organiques/carbonatées permet de déduire les variations du niveau des eaux, mais l’aspect le plus intéressant de cette séquence stratigraphique tient dans sa discontinuité avec celle du fort : les sédiments qui composent le sol des îlots présentent les mêmes couches stratigraphiques, mais surélevées de quelques mètres. Deux hypothèses peuvent expliquer cette “anomalie”: le rôle du permafrost et/ou des perturbations dues à l’activité sismique observée dans la région.
1. La couche de sol gelé présente sous l’île de Por-Bajin atteint une vingtaine de mètres de profondeur
pour former une lentille de permafrost comportant elle-même d’importantes zones de glace à l’état pur. Le soulèvement de l’île pourrait ainsi être la conséquence de processus géomorphologiques qui accompagnent la formation du permafrost.
2. Tout au long de l’excursion, notre attention est attirée par de nombreuses anomalies stratigraphiques dans les sédiments du lac comme dans ceux du fort. Celles-ci démontrent que des secousses sismiques sont survenues par le passé de manière répétée.
Notre groupe rejoint ensuite les berges de l’île pour observer un autre processus géomorphologique: l’inexorable détachement de blocs entiers de terrain – terrasse qui se fendille, se fracture, se fragmente et s’effrite pour finalement s’évanouir dans les vases… Ici encore, le permafrost est incriminé et, s’il continue de fondre à une telle cadence, le front d’érosion aura atteint les remparts d’ici à deux siècles.
Laure Bassin et Martin Bader
Le nombre de tuiles retrouvées sur le site de Por-Bajin trahit une production quasi industrielle. Les archéologues les entassent aux alentours des zones fouillées, ce qui permet d’en reconnaître les caractéristiques techniques.
Le processus de fabrication des tuiles, relativement complexe, a certainement été mis au point en Chine où il a perduré jusqu’au milieu du XXe siècle. Les tuiles y étaient réalisées sur le tour du potier. L’argile mêlé de chaux est monte sur une forme légèrement conique. Un cylindre constitué d’un assemblage de lattons de bois dressés à la verticale sert de support au mélange argileux. Il est plaqué d’un tissu dont la trame se lit aujourd’hui encore sur la partie concave des tuiles. L’argile est alors monté au tour. On retire ensuite l’assemblage en bois au moyen d’une lanière pour laisser sécher le cylindre ainsi obtenu. La découpe se fait à l’aide d’un ciseau: le cylindre est entaillé à mi-profondeur sur toute sa longueur. La cuisson au four provoque la dilatation de l’argile qui sépare les deux parties prédécoupées. On obtient ainsi deux tuiles pour un cylindre de diamètre réduit, quatre pour un cylindre de diamètre plus important.
L’assemblage des tuiles en toiture suit un ordre bien défini que l’on a pu restituer : un lit de tuiles peu évasées est recouvert aux jointures par des tuiles au diamètre plus réduit qui assure l’étanchéité de la charpente. La dernière rangée des tuiles de recouvrement reçoit en terminaison une pile estampillée couramment utilisée dans l’art de couvrir chinois.
Fanny Sallin et Pascal Burgunder
Le colloque organisé dans un bungalow de la mission archéologique à Por-Bajin est conçu de sorte de permettre aux participants de discuter différentes problématiques scientifiques sur le site lui-même. Les présentations des spécialistes russes sont suivies de démonstrations sur le terrain. Dans l’après-midi, une nouvelle séance est consacrée aux conférences.
La première journée est dédiée à l’histoire et à l’archéologie des nomades de l’Asie Centrale. La deuxième journée porte sur la conservation et la restauration du patrimoine archéologique. Enfin, la troisième journée porte sur les méthodes employées en « géoarchéologie » (paléoenvironnement, hydrologie, géologie, pédologie, etc).
Trois participants suisses à l’expédition se produisent lors du colloque: