Dans les Propos de Table, le plaisir ne s’oppose pas à l’idée de « bataille » conviviale. Au contraire, l’objectif d’un banquet idéal est de rendre possible une relation qui pourrait, à première vue, paraître oxymorique, celle justement du plaisir au banquet et de la bataille bien rangée. Dans un banquet idéal, la seconde devient la condition pour l’expression du premier.
Dans la deuxième discussion du deuxième livre des Propos de Table, la place des convives au un banquet est discutée (615C-‐619A) : « Si celui qui reçoit doit lui-même placer les convives ou s’il doit les laisser choisir ». On y trouve un champ lexical relatif à la formation de combat : taxis, eutaxia, kosmos, tattô, phalagx, machimos ainsi qu’une citation de l’Iliade relative à Ménesthée (2, 554), qui crée une analogie entre le rangement des chars et des guerriers d’un côté, l’emplacement des convives, de l’autre :
κοσμῆσαι ἵππους τε καὶ ἀνέρας ἀσπιδιώτας
Ranger les chars et les hommes d’armes…
On évoque aussi Paul-Emile qui organisait des banquets après sa victoire sur Persée de Macédoine et qui :
...κόσμωι τε θαυμαστῶι περὶ πάντα καὶ περιττῆι τάξει χρώμενον εἰπεῖν ὅτι τοῦ αὐτοῦ ἀνδρὸς ἐστι καὶ φάλλαγγα συστῆσαι φοβερωτάτην καὶ συμπόσιον ἥδιστον, ἀμφὀτερα γὰρ εὐταξίας εἶναι.
…(il) voulait que tout fût admirablement ordonné et soigneusement réglé, disant que le même homme devait aussi bien savoir donner au front de bataille sa forme la plus redoutable et au banquet sa forme la plus agréable.
En fait, la bataille dont il est métaphoriquement question dans le cadre du banquet n’est pas une confrontation sanguinaire qui vise à anéantir l’autre mais plutôt une confrontation argumentée grâce à laquelle on chasse l’inimitié, la raillerie mal placée et la jalousie pour donner place à une koinônia et au plaisir partagé.
Cela dit, la question que l’on pourrait légitimement soulever ici est la suivante : pourquoi, lorsqu’on parle du placement des convives et de la mise en forme du banquet, on se réfère surtout à une formation de bataille et essentiellement à celle de type homérique ? Devrions-nous percevoir dans les Propos de Table la volonté d’accentuer l’importance de l’homme qui « arrange », prince ou hôte au banquet ? Au banquet, qu’il s’agisse du service du vin, du placement des convives, du choix des divertissements, de l’interruption d’une raillerie, on a toujours à faire à la figure éclairée de l’archôn, du sumposiarchos ou de l’hupodechomenos. Au combat, on est en présence d’un chef éclairé comme Paul-Emile justement ou encore Ménesthée, dont la singularité est mentionné dans le passage de l’Iliade (2, 554) cité plus haut. Ce passage vante justement les mérites exceptionnels de Ménesthée d’Athènes :
Τῷ δ᾽ οὔ πώ τις ὁμοῖος ἐπιχθόνιος γένετ᾽ ἀνὴρ
κοσμῆσαι ἵππους τε καὶ ἀνέρας ἀσπιδιώτας·
Νέστωρ οἶος ἔριζεν· …
…Personne jusqu'ici, sur la terre,
ne le valut pour ranger les chevaux et les hommes
à bouclier. Nestor seul rivalisait avec lui, car il était, plus âgé.
Dans cette perspective, le succès du banquet, comme le succès de la bataille, ne serait pas uniquement dû à l’effort collectif mais aussi, et surtout, à la perspicacité et au mérite de la figure du « chef ». On le sait, Plutarque accorde une importance particulière aux vertus et aux capacités du souverain, chef militaire, chef politique ou symposiarque, qui guide, arrange et modère par son comportement celui des membres du groupe dont il a la charge. Insister autant sur le rôle du chef, de l’hôte ou du président du banquet, c’est aussi une façon de faire comprendre qu’une collectivité d’amis ou une armée a besoin d’un guide éclairé, capable d’amortir les mauvais coups grâce à sa bonne disposition et capable aussi de structurer l’expression du plaisir et de la jouissance. Plutarque se tournerait là vers un idéal aristocratique adapté à ses propres partis pris idéologiques.