SOMMAIRE
Claude REICHLER - Introduction. Représentation et médiation symbolique dans la littérature de voyage (p. 1-12)
Frank LESTRINGANT - Le Roi Soleil de la Floride, de Théodore de Bry à Bernard Picart (p. 13-30)
Lorsque les Lumières reprennent à leur compte le matériel ethnographique du Nouveau Monde élaboré par la Renaissance, le réemploi ne va pas sans distorsions et contresens, ceci d’autant plus que textes et images ne subissent pas une évolution parallèle. Il en est ainsi des gravures de Théodore de Bry, abondamment reprises par les auteurs du XVIIIe siècle. Mais transformations et déplacements sémantiques peuvent parfois être à l’origine d'interprétations heureuses. C'est le cas de la représentation du sacrifice des enfants chez les Indiens Timucua de la Floride, dont le destin iconographique est particulièrement riche et digne d’être examiné en détail.
Réal OUELLET - Le discours des gravures dans les Voyages de Lahontan (1702-1703) (p. 31-48)
Si les relations de voyage en Amérique au XVIIe siècle ne parviennent pas toujours à combiner avec bonheur récit d’aventures, inventaire géographique et commentaire, le voyageur Lahontan contourne la difficulté en consacrant un volume à chacune des trois dominantes. Les problèmes de cohérence textuelle ainsi résolus, demeure la question de la fonction des planches. Aux côtés des cartes (qui mélangent informations spatiales et récits individuels), et des planches ethnographiques (juxtaposition d’instantanés de la vie quotidienne), l’attention du lecteur est retenue par une figure rébus et par le frontispice dont le caractère polémique mérite d’être interrogé.
Pierre BERTHIAUME - Locus amoenus: Lacus inamoenus (p. 49-58)
Dans la gravure «Des Castors», qui orne une de ses cartes de l’Amérique (1698), Nicolas de Fer illustre l’érection de la «chaussée» des castors en montrant les différentes phases de sa construction, des travaux préliminaires d’abattage des arbres et de préparation du mortier au maçonnage des parois de l’ouvrage. Grâce à l’organisation du dessin, il crée un sentiment d’intense activité, en fait d’activité humaine, les «castors» ressemblant étrangement à des êtres humains. Aussi est-ce une utopie qu’invente de Fer, mais une utopie qui est l’inversion même du locus amoenus des Anciens et qui s’achève en un lacus inamoenus.
Claude REICHLER - La cité sauvage. La figure du cercle dans les images des Mœurs des sauvages américains de Lafitau (p. 59-80)
Après avoir classé les planches de l’ouvrage de Lafitau selon une perspective iconographique, cet article analyse une configuration spatiale récurrente: la figure circulaire. On montre son importance dans la représentation des pratiques indiennes, et l’on cherche les significations que Lafitau accorde à la circularité dans la vie sauvage. Se dégage ainsi la conception d’une étroite cohésion sociale, assurée par la constante imbrication de l’individuel et du collectif, qui constitue un apport essentiel de Lafitau à l’anthropologie moderne. Pour conclure, on interroge l’historicité propre à l’ouvrage de Lafitau: quelles relations entretient cette représentation du monde sauvage avec certaines questions culturelles, religieuses et politiques, posées en France à la fin du premier quart du XVIIIe siècle?
Sylviane ALBERTAN-COPPOLA - Les images dans l'Histoire générale des Voyages de l'abbé Prévost (p. 81-98)
En passant du récit isolé à la collection de voyages, les images se trouvent intégrées ipso facto à un projet éditorial. Dans la collection Prévost, la projection sous les yeux du lecteur des richesses du monde colonial concourt à exalter la présence française Outre-mer. Mais on peut déceler aussi dans la volonté du collecteur de rassembler et d’unifier les sources, tant verbales que graphiques, qui lui sont offertes en une visée encyclopédique, caractéristique du siècle des Lumières. Ce double objectif fait de l’Histoire générale des Voyages une œuvre en pleine gestation. Avec Prévost, nous assistons en direct non seulement à l’histoire en train de se faire, mais également au savoir en cours de constitution.
Jean-Paul DUVIOLS - Les dessins du Jésuite Florian Paucke en Amérique méridionale (p. 99-120)
Les documents graphiques que l’on peut voir dans l’œuvre de Florian Paucke, tant par leur conception que par leur réalisation, sont aux antipodes d’une illustration d’agrément n’ayant que de lointains rapports avec le texte, telle qu’on la trouve fréquemment dans les livres illustrés du XVIIIe siècle. Ils révèlent, par leur souci d’authenticité, par leur précision et par leur contenu documentaire, une intention didactique. Par ailleurs leur naïveté bien maîtrisée, leur confèrent un charme rare. On peut dire que les illustrations ethnographiques du «codex de Zwettl» annoncent celles des grands voyages scientifiques du début du XIXe siècle. Elles leur sont même supérieures, non pas par la technique du dessin, mais par leur diversité encyclopédique, parce que l’observateur a été «immergé» dans son sujet pendant de longues années, et enfin parce qu’il s’agit d’un testament original d’une expérience unique. Un tel ensemble ethnographique n’a pas d’équivalent au XVIIIe siècle, du moins pour ce qui concerne l’Amérique.
Madeleine PINAULT SØRENSEN - Les illustrations des Voyages pittoresques (p. 121-134)
A la fin du XVIIIe siècle, plusieurs ouvrages de langue française, tous de grand format et illustrés de planches, paraissent sous le titre de Voyages pittoresques ou Tableaux topographiques. Ils sont consacrés à la description de plusieurs pays: l’Italie et la Sicile, la Suisse, la France, la Grèce, la Dalmatie et l’Istrie ainsi que de contrées plus éloignées comme la Syrie, la Phénicie, la Palestine et la Basse-Egypte. Tous les aspects de ces pays sont décrits dans des planches, très proches dans leur esprit des peintures contemporaines et dues à des artistes de talents divers, peintres ou architectes. Se retrouvent ainsi les sujets de préoccupation de l’homme des Lumières: les divers aspects des villes, l’archéologie antique et les monuments romans ou gothiques alors «redécouverts» et que l’on appelle les «antiquités nationales», les curiosités naturelles parmi lesquelles les phénomènes volcaniques et les montagnes occupent une place de choix, la mer. Les artistes retiennent une image stéréotypée de l’homme à travers son costume et ses fêtes.
Marta CARAION - Un objet photogénique entre science et rêverie: la ruine (p. 135-148)
Nombreux ont été les fantasmes que les esprits du XIXe siècle ont élaborés autour de la photographie: peu d’objets en effet ont réussi comme elle à assouvir aussi bien la soif de connaissance que le désir de laisser voguer l’imagination. Et lorsque le photographe pointe son objectif sur les ruines des civilisations disparues, cette double appartenance à la science et au rêve s’en trouve renforcée. Ruines des archéologues et ruines des poètes une fois photographiées parviennent à dépasser les antagonismes. Si les photographies de ruines – telles les images de Jérusalem réalisées par Auguste Salzmann en 1853 – rendent d’inestimables services à l’archéologie, elles provoquent aussi, peut-être malgré elles, d’étranges fictions archéologiques.
Danielle CHAPERON - Le ballon, comme un œil bizarre... Voyage aérien et vulgarisation chez Camille Flammarion (p. 149-178)
En commençant par inverser le titre d’une célèbre lithographie de Redon, cet article se propose de mesurer l’impact de l’invention de l’aérostat sur la description de certains phénomènes naturels. Il analyse pour cela l’œuvre de Camille Flammarion, grand «astronome populaire» de la seconde moitié du XIXe siècle. Le voyage en ballon a de multiples conséquences – scientifiques, politiques, esthétiques et narratives – qui toutes permettent à Flammarion d’accentuer, en même temps que de revendiquer, certains traits génériques du discours vulgarisateur.
Alexandre DAUGE - Photos, fantômes, fantasmes. Michel Leiris et les clichés de L'Afrique fantôme (p. 179-194)
L’Afrique fantôme est le titre du journal que Michel Leiris a tenu tout au long de la Mission Dakar-Djibouti, du 19 mai 1931 au 16 février 1933. Au cours de cette expédition ethnographique, outre les nombreux objets amassés de façon pour le moins cavalière, les films et enregistrements réalisés, six milles clichés furent pris. Trente-deux figurent dans les éditions de 1934, 1951 et 1981, alors que celle de 1988 en compte trente-six. Toutes ces photographies appartiennent à la «Collection Musée de l’Homme – Clichés M. Griaule». Quelle est leur raison d’être dans L’Afrique fantôme? Illustrations des faits marquants induisant une perception événementielle du voyage? Documents ethnographiques conférant à la fois au journal un cachet de scientificité et d’exotisme? Signes privilégiés d’un imaginaire personnel mettant en jeu un rapport au monde et à soi? Répondre à ces questions demande que soient mis en évidence les liens qui existent entre le journal de Leiris et les clichés qu’il a retenus. La démarche est ici double: analyser, d’un côté, le genre et le projet dans lesquels ces images prennent place et sens et, de l’autre, cerner l’apport de ces clichés dans L’Afrique fantôme.