Le présent volume, pluridisciplinaire, permet de cerner la figure de l’un des plus intéressants prélats ayant occupé le siège épiscopal lausannois, entre Moyen Âge et Renaissance : Aymon de Montfalcon. Par sa carrière de diplomate, ses fonctions de prince d’Empire et ses préoccupations pastorales, mais aussi en raison de ses intérêts littéraires et artistiques, le prince-évêque se profile comme un représentant privilégié de son temps. Sa carrière curiale au service de la Maison de Savoie le met en contact avec les grands centres ; en littérature, il s’approprie des textes issus des cours de France (Alain Chartier) et de Bourgogne (George Chastelain), qu’il fait transcrire sur les murs du château Saint-Maire. Secondé par son chapelain, le rhétoriqueur Antitus, profitant aussi de ses liens familiaux, Aymon favorise une production originale qui place Lausanne à la confluence des courants artistiques. Si le prélat doit faire face au mécontentement des chanoines, le prince sait faire rayonner sa petite cour au cœur de l’Europe : le portail gothique de la cathédrale, sa chapelle funéraire, les peintures dans le château Saint-Maire en gardent le souvenir.
SOMMAIRE
Bernard Andenmatten, Dave Lüthi, Jean-Claude Mühlethaler, Brigitte Pradervand – Introduction (p. 7-20)
Texte intrégral disponible sur OpenEdition Journals
Le prélat et le diplomate
Bernard Andenmatten – Aymon de Montfalcon : être évêque vers 1500 (p. 23-46)
Entre Moyen Âge et Renaissance, la carrière d’Aymon de Montfalcon présente les caractéristiques, parfois ambivalentes, du parcours d’un prélat issu d’une moyenne aristocratie ambitieuse, qui parvint, grâce à la protection de la Maison de Savoie, à caser l’un de ses rejetons à l’évêché de Lausanne, doté alors d’importants pouvoirs temporels. Cumulard de bénéfices mais très cultivé et attaché à ses origines monastiques, Aymon dirigea fermement sa petite principauté épiscopale et fut attentif aussi bien à ses prérogatives temporelles qu’à ses fonctions d’ordinaire diocésain. S’il est difficile de pénétrer au coeur de sa spiritualité personnelle, on peut relever qu’il afficha avec ostentation son origine aristocratique et l’attachement à la grandeur de son lignage, en multipliant les insignes héraldiques et en opérant plusieurs fondations funéraires dédiées à saint Maurice et aux martyrs thébains.
Stéphanie Vocanson-Manzi – Aymon de Montfalcon et l’Observance : la fondation controversée des couvents de Savigny, de Sainte-Catherine du Jorat et de Morges (p. 47-62)
Attaché à l’Observance, tendance acquise vraisemblablement au contact de sa région d’origine, la Savoie, Aymon de Montfalcon va entreprendre la fondation de deux couvents dans le Pays de Vaud durant son épiscopat : les carmes de Sainte-Catherine du Jorat et les franciscains observants de Morges. Il mena à son terme également un projet de fondation laissé en suspens par son prédécesseur, l’établissement du Tiers-Ordre franciscain de Savigny. Bien qu’appartenant tous trois à des ordres différents, ils ont néanmoins comme point commun d’être issus de la mouvance observante.
Katrin Utz Tremp – La défense d’une cause perdue. Le rôle de l’évêque Aymon de Montfalcon dans les procès Jetzer (Berne, 1507-1509) (p. 63-84)
Cet article se penche sur le rôle joué par l’évêque Aymon de Montfalcon dans les trois procès Jetzer, menés dans les années 1507-1509 à Lausanne et à Berne et concernant des apparitions de la Vierge Marie survenues dans la première moitié de 1507 dans le couvent des dominicains de Berne. L’accusé fut d’abord un jeune frère convers du nom de Hans Jetzer qui avait vu les apparitions, puis ce fut le tour des supérieurs du couvent, suspectés d’être leurs instigateurs. Aymon de Montfalcon essaya de rendre justice aux deux parties. Il voulut d’abord préserver le frère convers d’un traitement trop dur de la part de la ville de Berne ; il voulut ensuite épargner les supérieurs du couvent de la condamnation au bûcher, même s’il les considérait probablement comme coupables, entre autres, du crime de profanation d’hostie qui semble l’avoir particulièrement préoccupé. Dans les deux cas, l’évêque de Lausanne défendait une cause perdue, peut-être aussi parce que, politiquement, il se situait du côté du roi de France qui était en train de perdre, à ce moment-là, la confiance – et les mercenaires – des Confédérés et de la ville de Berne.
Eva Pibiri – Aymon de Montfalcon, ambassadeur de la cour de Savoie et du roi de France : un spécialiste de la négociation (p. 85-106)
Aymon de Montfalcon servit la Maison de Savoie lors de nombreuses ambassades entre 1471 et 1509 environ. Il fut envoyé de manière récurrente auprès des évêques de Sion au sujet des contestations pour les lieux et châteaux du Bas-Valais occupés par les Valaisans et revendiqués par la Savoie, ainsi que vers les Confédérés pour le renouvellement des ligues. Son rapport privilégié avec les Suisses fut également exploité par le roi Louis XII, afin de les engager à accepter l’alliance avec la France. L’évêque de Lausanne peut ainsi être considéré comme un véritable spécialiste des affaires diplomatiques, bénéficiant d’un double ancrage qui fut utilisé avec profit par les ducs savoyards.
Grégoire Oguey – La « petite Renaissance » d’Aymon de Montfalcon. Le goût de l’évêque et des milieux canoniaux pour l’Italie et les monuments (p. 107-128)
En 1494, Aymon de Montfalcon s’émerveille devant les ruines d’Aventicum. Ce goût précoce pour l’Antiquité, il l’a cultivé bien avant de devenir évêque. Ses ambassades à Rome lui ont assurément fait voir les vestiges de nombreux monuments. Beaucoup de chanoines de la cathédrale entretiennent également des liens avec la capitale de la Chrétienté, dont l’attrait se mesure tout au long de l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon. Ces contacts personnels ont favorisé le passage au nord des Alpes des idées et des goûts de l’humanisme, un rapport rénové au passé et de nouvelles lettres dans les inscriptions : les capitales romaines. Apposées sur des monuments gothiques, mêlées à d’autres graphies, elles se trouvent au carrefour d’une forme de syncrétisme caractéristique de l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon.
Un prince lettré en son château
Karen Straub – Les peintures murales du château Saint-Maire. Autour des modèles allégoriques du prince-évêque (p. 131-150)
Dans le corridor de l’ancien palais épiscopal de Lausanne, on peut encore admirer l’ensemble de peintures murales allégoriques qui fut commandé par le prince-évêque Aymon de Montfalcon au début du XVIe siècle. La source de ce décor peint est à chercher dans les poèmes allégoriques des Douze Dames de Rhétorique de George Chastelain et du Bréviaire des nobles d’Alain Chartier, transposés dans le média de la peinture monumentale. Des comparaisons avec les manuscrits enluminés éclairent la représentation voulue par l’évêque. Se posent aussi la question du choix des textes et celle, corollaire, de leur transmission ; en y répondant, il nous sera possible d’avancer des hypothèses concernant les intentions présumées du commanditaire.
Jean-Claude Mühlethaler – Sagesse proverbiale à l’usage d’une cour : le cheval de Jeunesse, le rocher de Fortune (p. 151-174)
Dans la salle dite « des conférences » du château Saint-Maire se trouve une peinture qui n’a guère retenu l’attention des spécialistes. On y voit une femme nue, les cheveux au vent, assise sur un cheval fou en train de galoper vers le rocher de Fortune, ainsi que le précise le quatrain qui accompagne la représentation. Or, un dessin du magnifique recueil (BnF, fr. 24461) commandité par la puissante famille des Robertet, dont les membres ont servi les ducs de Bourbon et le roi de France, offre le pendant exact de la peinture voulue par Aymon de Montfalcon. Une lecture croisée des deux témoins permet d’en dégager les enjeux idéologiques convergents et d’établir, en élargissant l’enquête, des liens que le prince-évêque de Lausanne entretenait avec d’autres foyers culturels. Un esprit d’époque, celui d’une élite entre Moyen Âge et Renaissance, flotte au château Saint-Maire de Lausanne.
Estelle Doudet – Maître Antitus orateur (p. 175-194)
Antitus est un auteur longtemps resté méconnu, en partie à cause de sa mobilité : chapelain bourguignon et traducteur d’œuvres de divertissement, il devient vers 1500 un écrivain engagé au service d’Aymon de Montfalcon. Pourtant, Antitus a toujours revendiqué une posture d’auteur cohérente, celle de l’orateur. L’article vise à montrer que les différentes facettes de sa carrière illustrent cette forme d’auctorialité prestigieuse, mais aussi qu’Antitus a construit son statut d’orateur en interaction avec son destinataire, Aymon de Montfalcon. Leur relation privilégiée incite à mettre à l’essai la notion de comparution entre auteur et lecteur pour cerner les spécificités de la communication littéraire en moyen français.
Philippe Frieden – Du temple au portail : variations poétiques sur une image architecturale (p. 195-216)
Cet article voudrait tout d’abord mettre en évidence les liens qui unissent deux oeuvres : le Temple de Bocace de George Chastelain et le Portail du temple Bocace d’Antitus, qui lui fait écho. Par ailleurs, on le voit dès leur titre, ces textes s’appuient sur une image architecturale, procédé courant à l’époque de leur composition. Ce qui l’est moins, c’est l’usage qu’ils font de cette image, qu’ils instrumentalisent au profit d’une pratique qui ressortit à l’imitation. Deux voies semblent se dessiner : d’un côté, celui de Chastelain, l’imitation est envisagée comme un détournement, voire un vol, de l’autre, elle se fait plus ludique, plus visuelle aussi, et confère au Portail une grande cohérence au sein du corpus auquel il appartient.
Un évêque flamboyant et sa mémoire
Karina Queijo – Quelle voix au chapitre pour l’évêque ? Commande artistique et aspects dévotionnels du portail occidental de la cathédrale de Lausanne (env. 1499-1536) (p. 219-240)
Les armes d’Aymon de Montfalcon présentes sur le portail occidental de la cathédrale de Lausanne témoignent de l’implication de l’évêque dans cette entreprise architecturale. L’analyse des sources textuelles documentant la genèse du portail, comme l’étude de son programme iconographique permettent de préciser l’étendue et les limites du pouvoir épiscopal dans ce projet, notamment face aux volontés du chapitre, traditionnellement en charge de l’entretien de la cathédrale, et dont le rôle, ici, ne doit pas être minimisé.
Kérim Berclaz – La chapelle Montfalcon à la cathédrale de Lausanne (p. 241-258)
En 1504, Aymon de Montfalcon fonde une fastueuse chapelle sous la tour nord du massif occidental de la cathédrale. Les sources conservées montrent les moyens déployés par l’évêque dans sa fondation privée pour assurer sa mémoire (sépulture, legs et messes commémoratives), ainsi que la position stratégique qu’occupe cette chapelle au sein de l’espace ecclésial suite à d’importants travaux.
Marcel Grandjean – L’évêque Aymon de Montfalcon, un constructeur novateur (p. 259-290)
Le portail de la cathédrale de Lausanne et les cheminées des châteaux de l’évêque Aymon de Montfalcon, bien que fort différents de style, offrent le même problème de sources et de modèles. Leurs auteurs, ou mieux leurs « concepteurs », certainement étrangers, restent inconnus. Le premier dériverait apparemment d’une tradition venue du Val de Loire, comme nous l’avons rappelé récemment, et les secondes paraissent un cas rare du décor flamboyant final. Nous aimerions, dans un cadre recentré sur l’étonnante personnalité d’Aymon de Montfalcon, essayer de mieux situer ces oeuvres et de leur donner un contexte plus élargi, sans pouvoir malheureusement lever toutes les incertitudes.
Dave Lüthi – Le portail occidental de la cathédrale de Lausanne : tradition et modernité d’un grand chantier gothique (p. 291-310)
Les modifications apportées au massif occidental de la cathédrale de Lausanne sous l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon bouleversent profondément l’aspect et le fonctionnement liturgique de l’édifice. En dépit de leur nouveauté formelle, les parties ajoutées par l’évêque se placent dans une certaine forme de continuité dont on peut interroger le sens. Visiblement intéressé par le recours à l’histoire, sans doute dans la perspective d’asseoir son pouvoir, le prélat fait oeuvre d’archéologue avant l’heure. Mais ce n’est peut-être pas son seul but : imprimer sa marque personnelle dans l’édifice dissimule sans doute des intentions restées sans lendemain, comme celle de fonder une collégiale privée.
Brigitte Pradervand – Devises, armoiries et portraits d’Aymon de Montfalcon : un évêque en représentation (p. 311-334)
Aymon de Montfalcon, mécène, prince et évêque, a laissé dans la région lausannoise un héritage artistique très conséquent. Un des grands intérêts de ce patrimoine réside, comme le montrent les différentes contributions réunies ici, dans la diversité à la fois des oeuvres conservées, mais aussi des supports qui ont accueilli ces commandes. Peintres, enlumineurs, écrivains, verriers, sculpteurs, menuisiers, tailleurs de pierre, architectes se sont mis au service de ce prélat hors du commun, créant ainsi un réseau artistique complexe entre le Bugey, la région de France voisine d’où est originaire la famille de l’évêque, la Bourgogne, la Loire et la capitale du pays de Vaud, Lausanne.