300 (2016/1-2) Appel à témoins. Ecrits personnels et pratiques socioculturelles (XVIe-XXe s.) - Edité par Danièle Tosato-Rigo

Ce volume explore les perspectives d’approche historique de la littérature de témoignage « ordinaire » (journaux personnels, récits de vie, livres de raison ou correspondances) : un matériau, rarement destiné à la publication et disséminé dans les archives privées et publiques, qui suscite un intérêt croissant auprès des chercheurs. Prenant acte de la critique à l’encontre du tournant culturaliste (linguistic turn), qui a montré ces dernières années le danger qu’il y avait à détacher de telles sources de leur ancrage social, il entend tisser des liens entre ces « egodocuments » et l’analyse historique des pratiques socioculturelles (mémorielles, identitaires, scripturaires, éducatives, religieuses, de santé, de lecture…), en nourrissant le débat méthodologique. Au fil d’études de cas et d’articles de synthèse dans lesquels douze auteur-e-s de divers pays se renvoient la question de savoir comment mettre en lien l’individu et la (plus) grande histoire, en convoquant notamment la microhistoire, la transculturalité, la performativité de l’écrit personnel ou sa capacité à représenter l’espace social, c’est dans l’atelier de l’historien-ne que le lecteur, la lectrice est convié-e.

SOMMAIRE

Danièle TOSATO-RIGO — Avant-propos (p. 7-16)

Sylvie MOUYSSET — Quand écrire, c’est faire : de la performativité des écritures de soi (Europe, XVIe-XVIIIe s.) (p. 17-38)

A quels titres les écritures de soi, du livre de raison au journal intime, participent-elles à l’action dont elles portent le récit ? Le premier enjeu de cette réflexion regarde le lien entre écriture et événement. Le deuxième concerne l’auteur – l’acte écrit n’étant opératoire que si son auteur est identifié et légitime dans l’événement qu’il rapporte – tandis que le troisième invite à évaluer l’impact de l’action au-delà du moment de son inscription, grâce à la médiatisation offerte par la trace écrite. Livres de raison et mémoires constituent la source principale de l’enquête. Leur capacité à structurer l’ordre domestique de leurs auteurs, le statut de l’auteur comme témoin et certains de ses choix de mise en mémoire sont tour à tour examinés pour tenter d’évaluer les qualités performatives des écritures de soi comme « monument familial total ».

Kaspar VON GREYERZ — Ecriture de soi et lecture religieuse chez les protestants du monde germanophone en perspective confessionnelle (p. 39-62)

Partant de l’expérience d’un projet de recherche (« Les écrits personnels, sources d’histoire des mentalités ») et d’une base de données répertoriant des écrits personnels de l’époque moderne, l’auteur puise dans ce corpus pour proposer une lecture renouvelée des liens très discutés entre protestantisme et écriture personnelle. Il analyse quelques aspects importants des textes protestants – histoire du salut, martyre, providentialisme – avant de s’arrêter sur la question de la lecture religieuse, et de sa présence inégale chez des auteur-e-s catholiques et protestant-e-s. Ce faisant, il met en avant les difficultés d’interprétation que posent les egodocuments, soulignant le côté réducteur de tout fonctionnalisme face à un protestantisme pluriel et à la diversité des langages autobiographiques.

Philip RIEDER — Parcours de praticien et savoir historique : quelles histoires pour un médecin polygraphe ? (p. 63-86)

En partant de fonds d’archives laissés par un médecin actif à la fin de l’Ancien Régime, l’objectif de cet article est d’explorer les pistes de recherche et les apports heuristiques d’une analyse de type biographique de ces fonds. Des problématiques quant au statut de la médecine, à l’économie de la pratique, à la relation thérapeutique et au rapport entretenu par le praticien avec le savoir médical seront abordées. Au cours du travail, des questions méthodologiques émergent. Quelle est la spécificité des données issues de la confrontation des données individuelles avec un contexte spécifique ? Est-il possible, à partir du cas singulier, de penser autrement l’histoire du groupe social dont il fait partie ? Quelles autres réalités historiques sont accessibles à partir de l’histoire d’un sujet ?

Sylvie MORET PETRINI — La plume : instrument d’affirmation de la mère-éducatrice (p. 87-112)

Sur la base d’un corpus de sept journaux d’éducation rédigés entre 1790 et 1820 par des mères dont les origines sociales vont du pastorat à la haute bourgeoisie et à la noblesse, cet article vise à discuter l’aspect performatif de cette forme d’écriture. Il évalue son impact sur la relation éducative mère-enfant. Il rend compte de l’importance de la thématique de la santé et de la volonté des mères d’affirmer leur prééminence sur les soins à dispenser aux jeunes enfants. Enfin, il s’interroge sur les influences et les facteurs qui ont permis le développement, vers la fin du XVIIIe siècle, de journaux d’éducation, véritables chroniques d’observation du développement de l’enfant.

Nahema HANAFI — Transmissions féminines au siècle des Lumières. Pratiques épistolaires et agency (p. 113-134)

Les échanges épistolaires féminins du siècle des Lumières sont souvent l’occasion d’une transmission de savoirs. En mêlant une méthodologie – l’étude de cas – et un concept – l’agency –, les enjeux de pouvoir et postures sociales qui sous-tendent l’acte de transmission apparaissent, ainsi que l’incidence de l’épistolarité sur sa nature et ses modalités. Il s’agit d’interroger les rapports dynamiques entre une pratique – l’échange de connaissances – et son support – le cadre épistolaire –, en soulignant la dimension performative de l’écriture en tant que pouvoir de représentation et d’action. Les lettres reflètent les manières de voir les rôles féminins et masculins, comme elles servent à l’affirmation du positionnement social assumé par les scriptrices (mère, soignante, savante…).

Miriam NICOLI — Les religieuses et leur rôle éducatif au Tessin à l’aune des écrits conventuels (Ancien Régime-début du XIXe s.) (p. 135-156)

Depuis quelques années, l’étude des écritures conventuelles a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la culture écrite au féminin. Cette typologie particulière de sources s’est notamment révélée du plus haut intérêt pour comprendre le rôle important joué par les monastères féminins au sein de la société laïque d’Ancien Régime, notamment par le biais de l’engagement constant des religieuses en matière éducative. C’est de ce domaine, dans lequel elles parvinrent à s’assurer une large marge de manœuvres, que traite cette contribution. Elle se concentre sur les couvents de l’actuel Tessin : une région tampon entre l’Italie et les cantons suisses – majoritairement protestants – au nord des Alpes où la réforme catholique bénéficia d’un fort impact grâce au travail de Charles et Frédéric Borromée.

Marina ROGGERO — Des enfants et des livres. Remarques sur des souvenirs d’enfance du monde anglo-saxon (p. 157-182)

Cet article se penche au travers de sources autobiographiques sur la question des lectures d’enfants et d’adolescents dans les communautés puritaines et celles des dissenters (Angleterre et colonies américaines). Comment des lecteurs peu expérimentés se familiarisaient-ils avec les livres à l’époque moderne, et comment s’orientaient-ils dans leur choix de lectures ? Peu étudié jusqu’ici, ce cheminement se révélait loin d’être simple, même dans des milieux protestants qui entretenaient un rapport vital, voire quasi obsessif avec les textes religieux et les Saintes Ecritures en particulier. A la différence d’autres sources, littéraires ou normatives, les egodocuments permettent de reconstituer une gamme de comportements individuels et d’appréhender la mémoire de la réalité vécue : celle d’un rapport entre enfants et livres plus diversifié et plus aventureux que ne le font penser les règles du genre et le canon officiel relatif aux premières lectures prescrites au « bon chrétien ».

Roberto ZAUGG — Les siècles des Oettinger : écrits et mémoires d’une famille allemande au fil des générations (1682-1936) (p. 183-216)

Cet article présente les écrits du for privé rédigés sur un intervalle de 250 ans – entre les années 1680 et le début de la dictature national-socialiste – par quatre membres d’une famille d’artisans et de militaires, les Oettinger. Il met en évidence les rapports que ces récits entretiennent avec une multiplicité de genres textuels ainsi que les échanges entre écriture autobiographique, mémoire familiale et cultures mémorielles publiques. Attentif aux pratiques d’appropriation intergénérationnelles dont ces manuscrits font l’objet, il se penche, dans son dernier volet, sur la dimension genrée de la mémoire écrite de la lignée.

Claudia ULBRICH, Hans MEDICK, Angelika SCHASER — Ecrits autobiographiques et personne : perspectives transculturelles (p. 217-242)

Cet article est la version retravaillée d’une introduction des auteur-e-s au volume Selbstzeugnis und Person. Transkulturelle Perspektiven, synthèse des travaux du groupe de recherche « Selbstzeugnisse in transkultureller Perspektive » soutenu entre 2004 et 2012 par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). De nouveaux concepts de la recherche sur les écrits personnels propres à visibiliser la multiplicité et la diversité de l’écriture de soi dans différentes cultures y sont discutés. Dans un premier temps, les auteur-e-s interprètent les pratiques scripturaires et mémorielles en tant qu’acte performatif, tout en opposant une critique fondée sur l’historiographie aux concepts d’individu, d’autobiographie et de modernisation. Puis ils montrent que la construction transculturelle de soi et l’appartenance culturelle multiple constituent des catégories utiles aussi à l’analyse de textes de la première modernité. Un plaidoyer en faveur de l’incorporation des écrits autobiographiques dans une histoire globale orientée de façon microhistorique clôt leur exposé.

François-Joseph RUGGIU — L’écriture de l’espace social dans les écrits personnels (p. 243-268)

Cette contribution évalue le potentiel heuristique des écrits personnels pour la compréhension de l’espace social au sein desquels évoluaient leurs auteurs. Son terrain est la France des XVIIe et XVIIIe siècles ainsi que le début du XIXe siècle. Elle se situe dans le sillage des renouvellements historiographiques des années 1990, qui ont essayé de promouvoir une histoire des expériences et des pratiques des acteurs sociaux, mais qui n’ont pas tenu toutes leurs promesses. Différents des sources administratives ou des discours savants scrutés dans les années 2000, les écrits personnels permettent une analyse fine des représentations sociales d’une grande variété d’acteurs, surtout des hommes, mais situés à des places différentes de l’ordre social. Après avoir posé les bases méthodologiques de cette enquête, l’article explore le vocabulaire social des scripteurs, étudie la manière dont ils utilisent des marqueurs discursifs pour signifier des différences sociales, et analyse l’évolution de leurs capacités à dire le monde social.

Sandro GUZZI-HEEB — Egodocuments, biographie et microhistoire en perspective. Une histoire d’amour ? (p. 269-304)

Depuis les années 1980, la microhistoire a porté une attention renouvelée à la biographie ; elle semblait donc prédestinée à se réapproprier les egodocuments. Dans la réalité, le rapport a été plus compliqué et les microhistorien-ne-s ont longtemps privilégié d’autres types de sources. En revenant sur ce rapport complexe, cet article montre que, malgré les difficultés, plusieurs terrains de rencontre entre microhistoire et egodocuments ont été défrichés ces dernières années, à l’instar de l’analyse de réseaux, de l’étude des trajectoires individuelles ou des études d’histoire transnationale. Même en histoire politique, plusieurs historien-ne-s proches de la microhistoire se sont penchés sur des sources du for privé, en proposant de nouvelles voies de lecture « dense ». Le rapport entre microhistoire et egodocuments n’a pas dit son dernier mot.

Danièle TOSATO-RIGO — Nine questions for James S. Amelang (p. 305-316)

Adresses des auteurs (p. 317-318)

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ISBN 978-2-940331-48-2

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