SOMMAIRE
Marta CARAION, Sylvie DURRER - Avant-propos (p. 1-6)
Laurent ADERT - Sur l'épistémologie des études littéraires (p. 7-26)
On souscrit à l’idée que la théorie littéraire est en effet en crise et que cette crise ouvre une carrière à l’éclectisme inconséquent, au dogmatisme saisonnier, et même parfois à l’anti-intellectualisme; on attribue la confusion actuelle dans le champ des études littéraires au défaut d’un travail d’anamnèse critique à l’endroit de l’héritage légué par les formalistes russes et leurs continuateurs français des années 60-80; d’autre part, on soutient que le champ des études littéraires souffre de manière endémique d’un manque de réflexion épistémologique sur le statut du discours de connaissance appliqué à la littérature. On essaie de parer schématiquement à ces manques, en proposant une généalogie de la théorie littéraire (les formalistes russes et leur continuateurs français) et une évaluation de ses apports et de ses limites; on souligne notamment le problème du leadership exercé par la linguistique sur la théorie littéraire, et les effets de confusion que ce leadership a pu engendrer (et engendre encore) quant aux tâches intellectuelles qui nous incombent dans le champ littéraire; on esquisse ensuite le problème épistémologique fondamental, à savoir la question du statut des savoirs appliqués à la littérature; enfin, on cherche à savoir ce que serait une pensée et une connaissance qui échapperaient au cercle qui consiste à découvrir dans les œuvres un savoir que l’on y a préalablement placé.
Danielle CHAPERON - Etre ou ne pas être idiot. Pour une histoire des représentations «singulières» (p. 27-36)
C’est dans le cadre d’un étude consacrée à un astronome populaire de la fin du XIXe siècle, que se sont imposées ces quelques réflexions théoriques sur les rapports entre littérature et savoirs. Plus précisément, c’est l’articulation entre représentations collectives et représentations singulières qu’il a fallu interroger à propos de ce qui n’apparaît d’abord que comme un épiphénomène: à savoir l’énorme importance, dans l’œuvre de Camille Flammarion, qui est accordée à l’énonciation. Dans cette omniprésence du sujet (et de celle, fictive, de son interlocuteur), qui trahit l’investissement personnel des contenus scientifiques présentés, on reconnaîtra un symptôme de littérarité.
Alain CORBELLARI - L'histoire de la critique comme cas limite de l'histoire littéraire (p. 37-50)
La critique littéraire, au sens moderne et universitaire du terme, est maintenant plus que centenaire. Cette communication se propose d’examiner la légitimité d’une approche épistémologique du fait critique, qui s’appuie sur la certitude que le renouvellement de nos perspectives ne saurait faire l’économie d’une réflexion en profondeur sur les précédents de notre discipline.
Noël CORDONIER - Crise et renouvellement critique (p. 51-62)
Assimilons-nous la crise à une phase aiguë débouchant sur un progrès? à un état endémique? à un anachronisme? Cet article cherche d’abord à remonter des a priori liés à la notion de crise aux théories contemporaines de la philosophie des sciences qui pourraient les sous-tendre. Puis, quand un cadre épistémologique convenant à notre génération aura été retenu, on retrouvera le domaine littéraire afin d’examiner les conditions et les limites d’un renouvellement de la critique.
Claire DE RIBAUPIERRE - Postmoderne: généalogie d'un concept en crise (p. 63-78)
Qui choisit de prendre pour champ d’étude le contemporain se heurte inévitablement au concept de postmoderne. Un travail de déconstruction et de clarification de ce terme permet d’en saisir les enjeux et les pièges: signe et expression de la crise, le postmoderne s’inscrit parfaitement dans le débat sur la crise des théories. Comme avènement du retour de l’histoire et du sujet, il accompagne les recherches esthétiques contemporaines basées sur la remémoration – il indique au chercheur les voies d’une mémoire en doute, mélancolique, inscrite dans l’écriture d’une image photographique retrouvée entre les pages oubliées d’un album de famille.
Eric EIGENMANN - Le triangle herméneutique ou les chances de l'interprétation (p. 79-90)
Sur le ton de la méditation plus que de l’exposé doctrinaire, la contribution suivante tente de préciser les traits d’une critique littéraire herméneutique. Fondée sur une conception de la littérature comme énigme, cette critique se montre plus radicalement dialectique que la fameuse «relation» starobinskienne, dont elle réaffirme la modernité; elle dépend étroitement d’une instance tierce, correspondant tour à tour à plusieurs interlocuteurs, à laquelle elle se confronte: les théories de la langue, de la littérature et des sciences humaines, ainsi que la communauté des lecteurs, critiques littéraires compris. Eclectisme? La pertinence de cette notion sera fermement récusée.
Evelyne ENDER - Les lectures d'Emma Bovary: premiers éléments d'une critique féministe (p. 91-104)
Le rôle de la théorie littéraire, définie ici comme mode de distanciation spéculaire par rapport aux représentations, consiste aussi à susciter des vocations de critiques et d’enseignantes universitaires. Cet «exercice» de critique féministe se fonde sur l’analyse du cas d’Emma Bovary, pour qui la lecture, bien qu’étant toujours pourvue d’une dimension existentielle et référentielle, ouvre un espace de désirs et fonde une attitude critique. En effet, alors que les femmes terminant un doctorat en lettres dans les universités romandes restent proportionnellement en minorité, il devient impératif de s’interroger, de l’intérieur, c’est-à-dire en critiquant certains préjugés critiques et en redéfinissant le rôle de la littérature pour la subjectivité, sur ce qui pourrait faire obstacle à ces vocations.
Nicole GOLAY - Le maniérisme: problèmes de définition, problèmes de périodisation (p. 105-114)
Phénomène largement analysé et commenté dès le milieu du XXe siècle, le maniérisme concerne tous les domaines de l’art et de la représentation, en particulier les arts plastiques et la littérature. Comme aucun manifeste, aucune prise de position théorique des artistes n’en présente les règles ou les principes, un nombre important de travaux provenant des différentes branches des sciences humaines se sont attachés à en élaborer une définition. La dénomination, à force d’intégrer des notions nouvelles, a perdu sa pertinence immédiate et seul un parcours à travers les différentes étapes du discours critique, semble à même de redonner un sens à l’appellation «maniériste».
Jean-Paul JACOT - De la littérature considérée comme une anamorphose (p. 115-126)
Sur la base d’une lecture analogique du texte de Leiris intitulé «De la littérature considérée comme une tauromachie» il est soutenu que toute poétique déterminée uniquement par le principe de vérité est insatisfaisante, si elle ne prend pas en compte certains effets de sens, qui fragilisent la cohérence textuelle. Le souci descriptif et l’attention portée aux paradoxes définissent deux points de vue à partir desquels la littérature apparaît comme une anamorphose: son dire excède et modifie son dit.
Claire JAQUIER - La critique en Suisse Romande, ou la haine des théories (p. 127-138)
La littérature romande a été tenue à l’écart des divers courants de la critique contemporaine, jusqu’au début des années 80. C’est qu’elle a été prise en charge, depuis le XIXe siècle, par la seule histoire littéraire romande. A l’exemple de la réédition, en 1988, d’un roman anonyme paru en 1754 – L’Illustre Paysan –, on montre comment le point de vue historique, sur ce texte, a eu pour effet de lui conférer une pertinence strictement vaudoise, et de le soustraire à une approche critique plus large, qu’il requiert pourtant de par son appartenance à un genre bien représenté en France à la même époque: celui du roman oriental.
Brooks LA CHANCE - Richesses et limites de la critique d'identification (p. 139-150)
Je conçois la critique littéraire comme l’équilibre délicat, et toujours à redéfinir, de deux actes simultanés: un acte d’identification par lequel le critique accède intuitivement à l’intention de l’œuvre qu’il étudie, et un acte d’objectivation par lequel il s’efforce de thématiser cette intuition en s’appuyant sur le texte. C’est dans le cadre de cet acte d’objectivation que le recours aux théories s’avère utile; c’est grâce à elles que le chercheur décèle les formes dans lesquelles s’incarne l’intention de l’auteur. Cet article aura pour but d’éclairer cette problématique, sur la base de la correspondance de Georges Poulet et de Marcel Raymond. En outre j’illustrerai mon propos par l’œuvre de Jacques Mercanton. Suffit-il de connaître personnellement un auteur et d’être «habité» par son œuvre, pour rendre compte de ce qu’il a écrit? Est-ce que cette proximité même n’exclut pas le regard critique? Mais d’autre part, le critique doit-il renoncer à tout acte d’identification? Mon article se veut l’apologie d’une critique d’identification consciente de ses limites, équilibrée par un recours pragmatique (éclectique mais hiérarchisé) aux théories.
Philippe MORET - Pour une définition stylistique de la notion de fragment (p. 151-162)
La notion de fragment est des plus problématiques. Dans l’hégémonie théorique qu’elle a prise à partir des romantiques allemands, elle rend impossible une réflexion sur l’évolution des genres brefs et sentencieux, particulièrement sur le destin de la maxime classique. L’objectif de cet article est, en en traçant l’histoire, de faire la critique de cette notion, et de ne lui accorder qu’une validité restreinte, d’ordre stylistique.
Gilles REVAZ - Le cas Racine: les excès de la Nouvelle Critique (p. 163-176)
Dans un premier temps, nous mettons en évidence, à la lumière du pamphlet de Raymond Picard contre l’essai de Roland Barthes sur Racine, les excès de la Nouvelle Critique. Dans un second temps, nous revenons sur le présupposé de la Nouvelle Critique, à savoir l’idée d’«analyse immanente», qui est le seul point sur lequel Picard était d’accord avec Barthes. Comme Bonzon au terme de son bilan sur les tentatives de la Nouvelle Critique sur le théâtre racinien, nous retenons ce concept d’«analyse immanente» pour fonder une nouvelle approche du théâtre de Racine qui tente d’éviter les pièges dans lesquels ont sombré les commentateurs des années soixante. Nous proposons pour terminer une approche pragmatique du théâtre, laquelle aurait l’avantage d’être adaptée à son sujet d’analyse, à savoir une action conduite par le langage. Pour bien démarquer notre méthode d’analyse sociodiscursive des essais de la Nouvelle Critique, nous mettons à l’épreuve la lecture de Phèdre par Barthes et montrons que sa méthode d’analyse a priori l’a conduit à parler du fonctionnement du langage en se servant de Phèdre, alors que, dans notre approche sociolinguistique, nous parlons de la pièce en utilisant la linguistique comme outil.
Michael RINN - L'indicible de l'holocauste: une modélisation problématique (p. 177-188)
Une modélisation de l’indicible de l’Holocauste est problématique à deux niveaux élémentaires: 1. L’indicible, non-lieu de l’humain, n’est abordable que dans une continuité sémantique floue. 2. L’Holocauste, dénotant ça, là-bas, est un non-lieu humain qui ne trouve qu’en lui-même sa signification. Dès lors, toute approche méthodologique concernant l’indicible de ça, là-bas s’effectuera ex negativo. Dans la première partie on dresse l’état des non-lieux de l’historiographie. A partir de là, la deuxième partie localise, paradoxalement, ces non-lieux dans la réalité représentée des récits littéraires. La troisième partie soumet à une réflexion critique différentes méthodes d’analyse linguistique susceptibles de constituer une modélisation de l’indicible de ça, là-bas. Le signe linguistique est conçu, à titre d’hypothèse, comme trace, comme lieu de mémoire.
Michael SCHULZ - Dire l'intelligibilité et le sens des discours littéraires (p. 189-202)
Insistant sur la nécessité d’un va-et-vient constant entre une théorie et une pratique de l’analyse des discours littéraires, cet article esquisse les enjeux d’une pratique d’analyse située dans le cadre de la sémiotique des ensembles signifiants, qui se propose, d’une part, de décrire la spécificité des discours littéraires sur la base d’une théorie et d’une typologie générales des discours, des rationalités et des croires et, d’autre part, de renouveler l’histoire littéraire dans le sens d’une histoire des poétiques.
Christina VOGEL - Vices et vertus des distinctions dans le débat théorique (p. 203-214)
Personne n’en doute: les écoles doctrinaires et les savoirs théoriques institués nous enferment dans des vérités stériles. Pourtant, les analyses littéraires ne s’avèrent fécondes qu’à la condition que nous les conduisions à la lumière de théories cohérentes dont l’élaboration – provisoire et circulaire – nous incombe. Aucune observation, aucune interprétation ne se réalisant en dehors d’une ou de plusieurs théories, il vaut mieux en prendre conscience et essayer de les formuler explicitement. Dans le souci d’échapper à l’emprise de préjugés et de dépasser, toujours à nouveau, les limites des connaissances apprises, nous sommes appelés à accompagner toute pratique des textes d’un travail fondationnel et d’une réflexion sur les outils conceptuels définis, continûment, pour décrire, de la façon la plus exhaustive et la plus homogène possible, les objets étudiés, et pour comprendre l’organisation signifiante qui se dissimule sous les apparences hétérogènes.