265 (2003/3) Poétiques comparées des mythes - En hommage à Claude Calame - Édité par Ute Heidmann

Ce livre propose de comparer des réécritures de mythes émanant de langues, d'époques et de cultures différentes. Plusieurs façons de recourir aux mythes grecs (de Thésée, d'Orphée, d'Aphrodite, de Prométhée, de Pygmalion) et d'en faire usage dans divers genres discursifs sont explorées. Les études réunies portent sur les poétiques antiques d'Homère, de Sappho, de Bacchylide, d'Horace et d'Ovide, mais également sur des poétiques modernes qui vont de Frankenstein de Mary Shelley à des textes de Franz Kafka et de Rose Ausländer. Comme Poétique désigne aussi bien la théorie que la pratique de la création verbale, la parole est donnée à Sylviane Dupuis qui témoigne du surgissement et du détournement de certains mythes grecs dans sa poésie.
Résolument interdisciplinaire, ce livre relève à la fois de la philologie classique et de l'anthropologie, de la linguistique et de la traduction, de la description du contexte culturel de production d'un texte et de l'interprétation littéraire. Il illustre le fait que les récits qu'une catégorie opératoire de la pensée anthropologique nous induit à considérer comme des mythes n'existent que réalisés et intégrés dans des textes poétiques et littéraires ; ils n'existent qu'au travers de pratiques et de formes de discours particulières. La méthode comparative, conçue comme un outil heuristique et employée dans un but de différenciation - et non d'universalisation -, éclaire la multiplicité et la diversité des recours anciens et modernes aux mythes.

SOMMAIRE

Ute HEIDMANN - Préface
 (p. 5-12)


Claude CALAME - Fabrications du genre et identités politiques en comparaison: la création poétique de Thésée par Bacchylide (p. 13-46)

Le Dithyrambe 17 de Bacchylide raconte un épisode original et rare de la vie légendaire de Thésée, le héros national de l'Athènes classique. A travers une analyse des discours sensible non seulement à la dimension pragmatique et institutionnelle de toute création poétique en Grèce ancienne, mais aussi à l'apport d'une étude comparative différentielle, on peut expliciter la relation étiologique qui transforme la visite du jeune Thésée auprès de sa belle-mère Amphitrite, dans la demeure marine de son père divin Poséidon, en une légitimation de la politique d'expansion athénienne dans la mer Egée à l'issue des guerres médiques. Comparées aux processus narratifs et initiatiques de la fabrication de l'homme ou de la femme adultes sur les bords du Sépik, autant la création symbolique du héros dans une figure poétique marquée d'une étonnante ambivalence du point de vue du «gender» que la réalisation cultuelle à Délos d'un chant destiné à Apollon concourent à consacrer l'emprise d'Athènes sur un territoire maritime à définir sur le plan idéologique. 

Ute HEIDMANN - (Ré)écritures anciennes et modernes des mythes: la comparaison pour méthode. L'exemple d'Orphée (p. 47-64)

Cet article explore la pratique poétique de la (ré)écriture des mythes grecs et propose les éléments d'une méthode d'analyse comparative qui se fonde sur les principes de l'analyse des discours. Préconisant le principe d'une comparaison différentielle distinguée d'une comparaison universalisante, il expose la nécessité de construire un axe de comparaison qui mette les textes anciens et modernes sur un plan d'égalité tout en tenant compte de leurs liens intertextuels. Le propos théorique et méthodologique est illustré par l'analyse comparative de deux (ré)écritures du mythe d'Orphée: celle de Virgile à la fin des Géorgiques et celle qu'en donne Rose Ausländer dans un poème de 1979. L'analyse comparée des discours permet d'explorer la part que prennent les poétiques anciennes et modernes dans la constitution des significations attribuées au mythe.

Sylviane DUPUIS - Surgissement / détournement de mythes dans la pratique poétique (p. 65-84)

Même si vouloir reconstituer après coup un processus de création confine à l'impossible, on tente ici de montrer comment des bribes de mythes (antiques) peuvent ressurgir dans une écriture poétique d'aujourd'hui - parfois de manière imprévisible, comme «appelées» par une thématique ou par le travail de la langue -, et comment le mythe s'y transforme. Celui-ci n'existe d'ailleurs, depuis toujours, qu'à travers ses métamorphoses, ses réinterprétations et ses détournements successifs, chaque nouvelle reprise ayant pour effet d'en modifier, voire d'en «retourner» le sens - phénomène qu'illustreront certains poèmes de Figures d'égarées et de Géométrie de l'illimité. Le mythe pourrait ainsi figurer la métaphore du processus de création, la création littéraire se définissant elle-même comme un incessant travail de pillage, de répétition, de décomposition-recomposition et de transformation de formes ou de fictions anciennes en nouvelles, c'est-à-dire de réécriture-subversion de l'héritage en vue d'un inconnu. Le mythe a en outre en commun avec le poème d'inclure la contradiction sans la résoudre et de constituer une forme de pensée paradoxale issue des profondeurs de la psyché.

David BOUVIER - Quand le poète était encore un charpentier... Aux origines du concept de poésie (p. 85-106)

Le nom qui désigne la poésie a une histoire qui remonte à la Grèce classique et qui tient, à première vue, du paradoxe. Conçue, d'après l'Iliade au moins, comme une parole inspirée par les Muses, relevant de la musique, la poésie est d'abord pensée et définie comme un chant. Apparaissant au Ve siècle av. J.-C., le mot poiêsis (d'où seront tirés le latin poesis et le français poésie) est dérivé du verbe poiein qui a le sens de faire, produire. Avant d'exprimer l'activité du poète, ce verbe a surtout désigné l'activité d'artisans comme le charpentier et le tisserand. Comment expliquer l'émergence d'un vocabulaire et de métaphores technologiques pour exprimer une activité également conçue comme un produit de l'inspiration? En s'écartant de l'explication traditionnelle qui parle d'une évolution et d'une transformation radicale de la conception de la poésie à la fin du VIe siècle, la présente étude montre que la poésie homérique connaît déjà une tension entre deux modèles opposés et contradictoires de l'activité poétique: le terme poésie est directement issu de l'un de ces modèles.

Olivier THEVENAZ - Poétiques comparées: De l'Aphrodite de Sappho à la Vénus d'Horace (p. 107-128)

Entre l'Ode à Aphrodite, premier poème de l'édition alexandrine de Sappho, et l'imploration à la pitié de Vénus qui ouvre le quatrième livre des Odes d'Horace, la reprise d'un même thème - celui de l'intervention répétée de la déesse de l'amour dans la vie du je - permet de distinguer grâce à la comparaison quelques moments essentiels d'une tradition «lyrique». La diffusion de la poésie orale de Sappho sous la forme d'un recueil écrit y joue un rôle cardinal: en détachant les déictiques de la situation d'énonciation à laquelle ils se référaient initialement, le livre insère le poème dans un nouveau contexte, et permet par exemple à une prière visant à l'épiphanie rituelle d'Aphrodite d'être lue comme une invocation initiale à l'inspiratrice de la poésie d'amour. Dès lors, la voie est ouverte à la reprise programmatique des textes de la Sappho du canon alexandrin, qui finit par autoriser des poétiques radicalement différentes des pragmatiques originelles de ses poèmes. Horace profite en particulier du thème de la répétition pour soulever la question d'une poétique de la réécriture.

Jacqueline FABRE-SERRIS - La fabrication de l'humain dans les Métamorphoses d'Ovide (p. 129-152)

Les mythes de la fabrication de l'humain ont particulièrement intéressé Ovide: on trouve, dans les Métamorphoses, huit récits qui racontent la création soit d'une race, soit d'un groupe d'hommes, soit d'un individu. Chacun d'eux est conçu de façon à répondre aux trois questions que le lecteur peut spontanément se poser: Qui en est l'auteur? Comment a-t-il procédé? Quel était le but recherché? L'analyse de la narration et plus particulièrement de son contexte montre que s'ajoute, chaque fois, une autre interrogation plus fondamentale: la fabrication de l'humain relève-t-elle de la transgression?

Neil FORSYTH - Le Prométhée de 1816: Frankenstein et ses compagnons littéraires (p. 153-186)

En 1816, trois écrivains anglais qui passent une grande partie de l'été au bord du lac Léman, s'intéressent particulièrement au mythe de Prométhée. Percy Shelley traduit par oral la pièce d'Eschyle et commence à concevoir son Prometheus Unbound, Mary Wollstonecraft Godwin (bientôt Mary Shelley) entame son roman Frankenstein, dont le sous-titre est «or the Modern Prometheus», et Lord Byron écrit un poème qui s'intitule «Prometheus». Pourquoi cet intérêt soudain pour Prométhée? Nous tentons de donner quelques réponses à cette question, et plus particulièrement d'explorer ce qu'entend Mary Shelley par «le Prométhée moderne». On va découvrir que cette expression ne désigne pas seulement le Titan révolté et généreux d'Eschyle, mais cache aussi une critique implicite des proches de l'auteur et des idées qui les agitaient. En explorant ce que ces trois auteurs lisaient et écrivaient pendant ces quelques mois, nous allons voir que Mary Shelley s'inquiétait de ce que devenaient les idées prométhéennes du siècle des Lumières dans ce nouveau mode de pensée qu'est le Romantisme.

Jean-Michel ADAM et Ute HEIDMANN - Du récit au rocher: Prométhée d'après Kafka (p. 187-212)

Dans Poétique du traduire (1999), Henri Meschonnic, qui critique les traductions françaises de l'oeuvre de Kafka, déplore qu'on ne puisse toujours pas vraiment lire ce dernier en français. Avant d'en examiner les traductions, il faut se demander si les textes de Kafka nous sont accessibles en allemand. En effet, l'éditeur de ses oeuvres a pris certaines libertés. Il a, par exemple, modifié la structure d'un récit sans titre qui figure dans un cahier de 1917-1918, en le publiant posthumément, en 1931, dans Beim Bau der Chinesischen Mauer, et en l'intitulant «Prometheus». Appuyée sur des travaux philologiques récents, l'étude qui suit propose une nouvelle traduction qui veut donner accès à un texte qui a la densité et l'économie verbale d'un poème en prose. L'analyse de la lettre de ce texte dégagera une poétique du mythe surprenante et radicalement moderne, qui condense les grandes orientations de l'oeuvre de Kafka. En réunissant le mythe et le rocher, la philo-logie et la narratologie, ce petit texte est un objet idéal d'étude pour un volume d'hommage à Claude Calame

Mondher KILANI - L'art de l'oubli. Construction de la mémoire et narration historique (p. 213-242)

Qu'est-ce qui sépare, ou ne sépare pas, la mémoire et l'oubli, l'histoire et la mémoire, l'histoire et la commémoration, l'histoire et le mythe? Voici des notions qui méritent d'être interrogées dans leurs différents agencements et leurs différentes interrelations. Le souci de ce texte est de parcourir quelques figures qu'empruntent dans la société contemporaine la mémoire et l'oubli et de se pencher sur certaines pratiques sociales qui surgissent d'un tel travail. Il s'agit également de s'interroger sur les pratiques discursives des historiens et des anthropologues qui mettent en récit la mémoire de tel groupe ou de telle société. La notion d'archive, la question du témoignage et de sa relation au «réel», la tension entre l'«homme-témoin» et l'«historiographe», entre le «devoir de mémoire» et le «devoir de connaissance» seront ainsi discutées. Le but étant de mettre en évidence l'engagement du sujet, qu'il soit acteur social ou historien-anthropologue, dans un présent déterminé et son implication dans la mémoire de la communauté idéologique et/ou scientifique à laquelle il appartient.

Jean-Michel ADAM pour le Groupe de Recherche interdisciplinaire en Analyse comparée des discours - Postface (p. 243-256)

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ISBN 978-2-940331-02-4

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