SOMMAIRE
Représentations de l’espace
Alberto RONCACCIA (éditeur) - Représentations de l’espace dans les sciences humaines (p. 11-16)
Bertrand WESTPHAL - Lecture des espaces en mouvement : géocritique et cartographie (p. 17-32)
Quelles qu’en soient les modalités, la carte géographique est un objet de constante fascination pour les artistes. Pour s’en convaincre, on partira de quatre exemples : les tapisseries murales à sujet cartographique qui ornent le mur de plusieurs intérieurs bourgeois peints par Vermeer ; les spéculations cartographiques que Christopher Marlowe prête au conquérant Tamerlan ; les propos hautement politiques que des géographes militaires britanniques imaginés par le dramaturge Brian Friel échangent avec les habitants d’un petit village irlandais dont les toponymes gaéliques sont destinés à être anglicisés ; et, pour revenir au présent, les oeuvres à mi-chemin entre planches anatomiques et planches d’atlas conçues par Kathy Prendergast, artiste irlandaise. A partir de ces différentes illustrations (au sens fort), on se livrera à une réflexion sur les liens possibles entre cartes, textes et images, dans une dimension géocritique intégrant des excursus postcoloniaux et gender.
Maria Grazia BIANCHI - La description géographique au XVIe siècle : entre histoire et enjeux politiques et religieux (p. 33-52)
La riche collection de manuscrits de Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601), conservée à la Biblioteca Ambrosiana de Milan, possède un très grand nombre de manuscrits relatifs à l’actualité politique de l’Europe dans la seconde moitié du XVIe siècle. Cet article est consacré à l’étude de plusieurs manuscrits qui éclairent la complexité de la vie géopolitique et culturelle en Europe de l’Est au XVIe siècle (avec une attention particulière portée à la situation en Hongrie, en Transylvanie et en Bohême). Les descriptions géographiques et les relations des ambassadeurs vénitiens offrent un point de vue privilégié pour comprendre en quoi l’écriture de ce genre de textes dépend de raisons d’ordre historique, politique et religieux. L’examen des caractéristiques formelles des relazioni geografiche rédigées par les diplomates italiens montre que la représentation de l’espace géographique n’est pas neutre : la description du territoire et des populations est en effet élaborée suivant des règles rhétoriques et de composition bien précises qui sont l’expression d’un système de valeurs culturelles à l’époque du concile de Trente.
Marisa GAZZOTTI - L’espace symbolique : la cour d’Henri III de Paris à Mirandole (p. 53-74)
La cour, lieu symbolique du pouvoir, est un espace à la fois physique et social. A la Renaissance, les rapports des ambassadeurs offrent un cadre utile pour connaître le milieu de la cour et les liaisons entre les Etats. De nouveaux documents, conservés à la Biblioteca Ambrosiana de Milan, révèlent les liens entre la cour française de Valois et le petit Etat italien de la Mirandole. En 1580 et en 1586, le diplomate Sertorio Loschi envoie de Paris des descriptions de la cour d’Henri III à la comtesse Fulvia da Correggio. Il décrit d’abord le roi et les membres de la famille royale, puis la structure même de la cour. Il dépeint les lieux du pouvoir : les Conseils, la maison du roi et la cour des reines, fournissant ainsi un modèle de référence à la cour de la Mirandole.
Guido BELLATTI CECCOLI - La place des Maronites à Livourne (p. 75-90)
L’Eglise maronite, catholique de rite oriental, est née au IVe siècle et s’est développée dans la région syro-libanaise. Beaucoup de Maronites, depuis longtemps arabophones, ont migré à l’étranger pour des raisons commerciales. Certains se sont notamment installés à Livourne, ville marchande. Grâce aux recherches effectuées par l’auteur, on sait que la présence des Maronites dans le port toscan est attestée dès 1734. Des tombes révèlent la présence et le statut des Maronites à Livourne. Les épitaphes mortuaires sont écrites en arabe et en latin ou en arabe et en italien. Dans cet article sont publiées les traductions inédites (en français) de ces textes arabes, poèmes d’une valeur historique et culturelle indiscutable.
Ariane DEVANTHÉRY - Quelles stratégies pour dire l’espace dans un guide de voyage ? L’entrée « Lausanne » dans quelques guides entre 1714 et aujourd’hui (p. 91-108)
Si les récits de voyage racontent un périple particulier, achevé et non exactement duplicable, les guides de voyage doivent dire une multitude de voyages futurs. Les premiers sont ainsi récits du passé, tandis que les seconds sont descriptions de possibles. Quelles ont été les stratégies des auteurs de guides pour décrire une ville ou un trajet en laissant de la place aux futurs voyageurs ? Un guide très subjectif présente-t-il l’espace de manière très différente qu’un guide voulu neutre ? Sachant que l’importance de la présence d’un auteur de guide dans son texte a varié entre le XVIIIe siècle et aujourd’hui, quelle(s) différence(s) constate-t-on dans les manières de dire l’espace ? On cherchera des réponses en lisant l’article consacré à Lausanne dans divers guides d’hier et d’aujourd’hui.
Katarzyna MATUL - La notion d’espace dans l’analyse de la légitimation culturelle de l’affiche : l’exemple de la fondation des Musées de l’Affiche de Paris et de Varsovie (p. 109-128)
L’analyse des discours accompagnant la fondation de Musées de l’Affiche dans deux espaces culturels et politiques différents, à savoir la Pologne sous le régime communiste des années 1960 et la France, sous la pression des agences de publicité des années
1970, illustre les ambiguïtés de la légitimation culturelle de l’affiche. La confusion entre critères « artistiques » et critères politiques s’articule avec la confusion entre valeurs esthétiques et fonctions utilitaires. Il s’avère que les modes de consécration de l’affiche, relativement autonomes et fondés sur des institutions, s’articulent avec une logique plus hétéronome, liée aux objectifs politiques ou de rentabilité. Même si l’affiche a forcé les portes de la « Grande Culture », son statut reste précaire et l’évaluation de sa valeur artistique demeure marquée par l’incertitude.
Tiina TUOMINIEMI - Etude comparative de l’espace représenté : Le Petit Poucet de Charles Perrault (1697) reconfiguré dans l’incipit du roman Seitsemän veljestä (Sept frères) d’Aleksis Kivi (1870) (p. 129-142)
L’article compare les incipits du Petit Poucet de Charles Perrault et de Seitsemän veljestä (Sept frères) d’Aleksis Kivi. Le réseau d’intertextes du roman de Kivi en est ainsi élargi. Dans le roman de Kivi, la reconfiguration de l’histoire d’après le conte de Perrault demontre une réflexion sur les différents statuts du genre « conte ». L’évocation d’une demeure au bord de la forêt renvoie aux contextes et aux discours de l’époque des deux auteurs : Perrault prend une position par rapport à la définition morale du genre, tandis que Kivi s’engage à discuter le statut et l’emploi du genre du conte chez un peuple encore en grande partie illettré.
Federica DIÉMOZ - Langue et patrimoine immatériel. Portrait de l’espace géographique et anthropique (p. 143-166)
Historiquement, la plus grande partie de la Suisse romande, à l’exception du Jura, appartient au domaine linguistique du francoprovençal, langue qui est encore utilisée par la dernière génération de locuteurs fribourgeois (gruériens) et valaisans. Les données de l’Atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan permettent d’observer de quelle manière les dialectes francoprovençaux organisent la description de la réalité topographique alpine, en particulier dans le domaine des expressions spatiales. Ces parlers reflètent également un patrimoine immatériel des connaissances qui témoignent, en Suisse romande comme ailleurs, d’un ancrage très fort au territoire. Un riche corpus de contes, légendes et récits inédits en francoprovençal valaisan illustrera bien l’attachement des habitants à l’espace géographique et anthropique.
Jenny PONZO - Genius loci et identité nationale : représentations de l’espace dans la narration italienne portant sur le Risorgimento (p. 167-182)
A partir de la notion de genius loci, compris comme un lieu qui donne aux hommes leur « prise existentielle » (Norberg-Schulz) et du concept de « lieu de mémoire », élément qui contribue à construire l’identité nationale (Nora, Isnenghi), cet essai analyse la représentation de l’espace et des lieux dans des romans italiens écrits dans les années 1950-1976 et dont l’action se situe durant le Risorgimento. L’analyse se concentre sur Il Gattopardo (Tomasi di Lampedusa), Le armi l’amore (Tadini), Piazza d’Italia (Tabucchi) et Il sorriso dell’ ignoto marinaio (Consolo). La représentation des places, centres de la vie sociale et des dynamiques spatiales, est chargée d’exprimer de façon symbolique le caractère du peuple italien, le système social et l’histoire nationale.
Silvia CALLIGARO - Promenades dans la poésie dialectale contemporaine du nord de l’Italie (p. 183-204)
Cet essai s’articule autour de la description d’un espace régional, voire provincial. Ce choix, pouvant sembler arbitraire, dépend, d’une part, de la fréquence de ce topos descriptif dans les poèmes étudiés et, de l’autre, de son effet sur le signifiant puisqu’il peut soit donner lieu à une réflexion, soit emblématiser une période de la vie du poète. La notion d’espace sera envisagée tant au niveau textuel que topographique, mais toujours en fonction d’un moi lyrique. Il nous sera alors possible d’examiner la manière dont une poésie en devenir – c’est-à-dire, qui suit la logique d’une représentation de l’espace bien définie – se transforme en théâtre en plein air accompagné d’apparitions et de rencontres imprévues. Il en découlera tout naturellement un discours portant non pas sur les pratiques, mais sur les tendances liées à la notion d’espace dans la poésie dialectale contemporaine du nord de l’Italie.
Charlotte BOUCHEZ - Espace et identité culturelle dans la réception de la téléréalité en Suisse romande (p. 205-220)
Cet article expose un aspect particulier de la réception de la téléréalité en Suisse romande qui a trait au rôle des discours de presse dans la construction d’un imaginaire culturel localement déterminé. En proposant des éléments descriptifs et normatifs à propos des premiers programmes français et suisses diffusés dans la région romande, ils participent à cette territorialisation de l’identité culturelle. Plus particulièrement, nous étudions la façon dont la Télévision Suisse Romande (TSR) se positionne comme chaîne publique romande en radicalisant sa distinction avec les chaînes commerciales françaises, la téléréalité fonctionnant comme support de cette revendication.
Visions du paysage
Paola POLITO (éditrice) - Visioni del paesaggio : tra rappresentazione e realtà (p. 223-230)
Jacques FONTANILLE - Paysages : le ciel, la terre et l’eau (p. 231-246)
La définition sémiotique du paysage se joue dans la possibilité d’établir le rapport entre un espace figuratif, tributaire de la perception du sujet qui l’observe (plan de l’expression), et les valeurs qui en émanent (plan du contenu). Dans cette « sémiotique-objet », l’énonciation du paysage est l’acte par lequel expérience et existence se rencontrent pour signifier ensemble. Un paysage, dans notre héritage culturel occidental, a les propriétés d’une physionomie singulière. L’énonciation du paysage est donc aussi un moment d’iconisation et de singularisation où la résolution de toutes les hétérogénéités constitutives aboutit à la reconnaissance d’une identité figurative. Face à un paysage, le regard parcourt toujours à la fois un espace et une durée. Dans une seule énonciation, le paysage conjugue donc deux parcours narratifs : le récit de la morphologie dynamique du paysage, et celui de l’expérience sensible. Cet encadrement théorique du paysage-objet est vérifié, à titre d’exemple, à travers l’analyse de la construction iconique du paysage limousin tel qu’il est mobilisé par un échantillon de photographies représentatives.
David LE BRETON - Le paysage pour le marcheur (p. 247-258)
Le paysage n’est jamais une objectivité déployée devant soi et à déchiffrer avec plus ou moins de finesse. Il est l’émanation d’un corps qui le traduit en termes de perceptions et de sens, l’un n’allant pas sans l’autre. Il est aussi le fruit d’une affectivité en acte pour le voyageur.
Serge LATOUCHE - La décroissance comme projet urbain et paysager (p. 259-274)
Pour comprendre l’approche urbaine et paysagiste de la décroissance, il importe d’abord de saisir comment la société de croissance engendre un désastre territorial, puis de voir les implications architecturales et urbanistiques du projet de la décroissance face à une crise de civilisation. Si la crise est politique, le remède doit l’être aussi. C’est la raison pour laquelle le projet de la décroissance passe nécessairement par une refondation du politique. La ville décroissante devrait être une ville à empreinte écologique réduite, entretenant un rapport étroit avec l’écosystème (une bio-région). La bio-région ou écorégion peut être définie comme une entité spatiale cohérente traduisant une réalité géographique, sociale et historique. Le mouvement des villes en transition est peut-être la forme de construction par le bas de ce qui se rapproche le plus d’une société de décroissance.
Filippo ZANGHI - « Difficile, c’est le mot ». Paysage et métriques géographiques dans Les Passagers du Roissy-Express de François Maspero (p. 275-288)
Associant les éléments d’une théorie du paysage et des notions géographiques telles que la métrique, le capital spatial et la mobilité, cet article s’intéresse à un petit voyage en banlieue parisienne effectué par François Maspero et Anaïk Frantz l’année du bicentenaire de la Révolution française. Les deux amis, le plus souvent, se déplacent à pied. Mais il leur arrive aussi d’emprunter une voiture ou les transports publics. Alors, confrontés à la métropolisation de l’espace urbain et à « la démesure scalaire des infrastructures », ils tâchent de composer avec un certain nombre de lacunes paysagères.
Matteo MESCHIARI - Macchie di crescita (p. 289-292)
L’article problématise la méthaphore de la « lecture » du paysage. Au niveau anthropologique, cette opération précede l’usage de l’écriture et implique une schématisation mentale de l’objet représenté-interprété. De ce point de vue, la réflexion met en évidence la verticalité temporelle, biologique et culturelle, du paysage. Sa perception individuelle et collective passe par la reconnaissance de figures rythmiques qui activent la mémoire d’un schéma psychique et permettent à l’homo sapiens de se voir dans le monde.
Massimo QUAINI - Utopie paesaggistiche : dal paesaggio-angelo al paesaggio-spaventapasseri (p. 293-304)
L’auteur réfléchit sur quelques allégories et métaphores utilisées par des artistes, des philosophes et des écrivains pour interpréter le paysage. Ces images figurées constituent des outils de compréhension souvent plus affutés que ceux qui ont été élaborés par les urbanistes, les historiens et les géographes. Ce constat suggère la nécessité pour les géographes et les urbanistes de retrouver et de consolider leur lien avec l’art et la littérature. Pour la Ligurie, en particulier, l’apport intellectuel d’écrivains comme Calvino et Biamonti est fondamentale.
Luisa ROSSI - La rappresentazione cartografica del paesaggio fra arte e geometria (p. 305-322)
Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la cartographie occidentale inclut la représentation du paysage et en particulier du relief terrestre. Dans les cartes géographiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, la perspective cavalière domine par son adoption « schizophrénique » de deux points de vue : vertical pour les éléments planimétriques et horizontal pour les éléments altimétriques. Le paysage se trouve ainsi au croisement entre représentation artistique et technique, entre imitation naturaliste et abstraction géométrique. Au début du XIXe siècle, suite à l’invention des courbes de niveau, les milieux scientifiques et militaires de la France napoléonienne s’orientent vers l’adoption d’une cartographie exclusivement abstraite. L’article étudie ce moment crucial à partir des documents liés à la réalisation du plan-relief du Golfe de la Spezia, confiée par l’empereur à Pierre-Antoine Clerc, capitaine du Génie, et à sa brigade topographique. Il s’agit d’un vaste corpus qui montre une fusion parfaitement équilibrée entre figuration picturale et rigueur géométrique.
Roberta CEVASCO - Sulla « rugosità » del paesaggio (p. 323-344)
La rugosité du paysage géographique est une métaphore de sa matérialité. Contrairement à l’approche dominante qui pose au centre la perception, la prise en charge de la rugosité permettra d’identifier de nouvelles sources et méthodes pour l’étude historique des paysages ruraux par les traces matérielles. Le centre de la discussion est la contribution de l’écologie historique selon sa formulation dans le contexte italien des années 1990, lorsque on a établi un dialogue avec la microhistoire (dans sa version finale : nouvelle histoire locale). Quelques exemples de microanalyse géographique et historique de paysages ruraux individuels ont été pris à partir du récent Catalogo Nazionale dei Paesaggi Rurali Storici, par des cas d’étude soulignant les processus historiques de biodiversification.
Carlo A. GEMIGNANI - Osservatori del paesaggio. Materiali per la definizione di un percorso comune e operativo (p. 345-358)
L’examen du contexte régional de la Ligurie et de la Toscane permet à l’auteur de faire le point sur un outil de conservation de la mémoire et de la gestion du paysage : l’Observatoire du paysage. La constitution d’un réseau de ces observatoires sera prochainement réalisée en Ligurie. L’exemple de l’Osservatorio apuano del paesaggio favorisera le débat local sur l’efficacité de ces structures explicitement prévues par la Convention Européenne du Paysage, signée à Florence le 20 octobre 2000.
Alberto GABRIELLI - Paesaggio, cosa ? (p. 359-370)
Si le paysage n’est pas exclusivement un décor naturel, mais aussi le résultat d’une action humaine dans laquelle nous pouvons reconnaître nos émotions, notre histoire et notre culture, alors chacun aura une idée personnelle du paysage. Cependant, puisqu’il s’agit d’une valeur collective fondamentale – un bien commun – et que comme tel il doit être défendu et protégé, il est nécessaire d’établir quelques paramètres pour pouvoir l’évaluer, sinon d’une manière objective, du moins non subjective, afin de pouvoir l’offrir au législateur. Au paramètre naturaliste on pourra alors joindre des paramètres historiques et culturels tel que, par exemple, la valeur qui pourrait être attribuée aux fragments de l’archéologie industrielle, aux sédiments de territoire historiquement importants (comme les installations agricoles), ou bien encore aux transformations radicales des écosystèmes (tels les assèchements de marécages), et aussi des instruments plus spécifiquement écologiques, comme la stabilité globale d’un écosystème due à une transformation anthropique ; à partir de ce paramètre dérive en particulier la nécessité de protéger quelques-uns des paysages anthropiques qui caractérisent la plus grande partie des territoires européens.
Adresses des auteurs (p. 371-373)
Planches couleur