Qu’est-ce donc que Voir et lire l’Afrique contemporaine dans notre monde globalisé où les appartenances culturelles et les identités figées sont contestées par les artistes et mises en cause par la critique internationale? Il importe de prendre acte des catégories de représentation et de leurs enjeux, qu’ils soient portés par un regard sur ou depuis l’Afrique, afin de mettre en perspective des productions et des réceptions diverses. Ce numéro d’Etudes de Lettres consacré à l’Afrique dans le monde associe dans ce but plusieurs champs disciplinaires (littérature, anthropologie, cinéma) et donne la parole à une auteure et une photographe.
SOMMAIRE
Christine Le Quellec Cottier et Irena Wyss - Avant-propos (p. 7-14)
Regards littéraires
Dominique Combe - Sylvie Kandé, le «texte métis» de la poésie (p. 15-30)
L’hybridité, chez Sylvie Kandé, désigne autant la matière que la forme de ses recueils. Cet article éclaire les différentes significations que cette notion prend pour la poète: celle de la diversité de voix convoquées et mêlées (poètes, artistes, historiens et penseurs d’horizons différents); celle du métissage des corps dans Lagon, lagunes; ou celle des gestes quotidiens liés à d’autres mouvements – Gestuaire – appartenant au temps de la colonisation. Entre les continents et les identités, la poésie de Sylvie Kandé navigue telle une pirogue, symbole majeur dans La quête infinie de l’autre rive, épopée en trois chants.
Elara Bertho et Ninon Chavoz - Anacondas et serpents de mer: paradoxes d’un «érotisme noir» chez Yambo Ouologuem et Abdoulaye Mamani (p. 31-56)
Partant des propositions formulées par Joseph Tonda, nous proposons d’examiner le devenir de l’érotisme noir dans les imaginaires médiatiques et littéraires contemporains. Nous interrogerons notamment deux jalons méconnus de la littérature érotique africaine, en revenant sur les textes contemporains de Yambo Ouologuem (Les mille et une bibles du sexe) et d’Abdoulaye Mamani (Shit et Les divagations d’un nègre hippy). L’examen de leur potentiel subversif conduira à suggérer la définition d’une «écriture contre», qui se définirait à la fois par l’opposition à l’horizon d’attente (post)colonial et par un dialogue suivi avec les bibliothèques occidentales.
Isabelle Chariatte - L’autodétermination dans les romans d’In-Koli Jean Bofane – droit de réponse à la violence postcoloniale (p. 57-82)
Si le concept historique et politique de l’autodétermination a surtout été pensé pour la décolonisation, il se prête encore comme instrument de réflexion et d’analyse pour étudier à plusieurs niveaux du récit les romans d’In-Koli Jean Bofane: dans cet article, l’autodétermination sera, d’abord, repensée par rapport aux questions de souveraineté et de bonne gouvernance formant le contexte des intrigues interrogeant sous un nouvel angle les répercussions du passé sur le présent, les implications de la globalisation sur le Congo. Puis, pour les personnages victimes de la violence postcoloniale, l’autodétermination enclenche des stratégies non occidentales leur permettant de s’affranchir d’un pouvoir oppresseur. Enfin, l’autodétermination définit la posture de l’écrivain africain qui recourt à de multiples catégories de pensées et de procédés linguistiques et littéraires bouleversant ainsi les habitudes du lecteur.
Irena Wyss - Métissage mémoriel chez les écrivains de la migritude: Kétala de Fatou Diome et Mémoires de porc-épic d’Alain Mabanckou (p. 83-100)
Cet article propose d’étudier comment Kétala de Fatou Diome et Mémoires de porc-épic d’Alain Mabanckou, deux romans de la «migritude» parus en 2006, mettent en scène la mémoire; par ailleurs, il montrera que l’usage de la prosopopée, commun aux deux oeuvres, permet de donner une voix à des figures muselées et de recourir à différentes traditions littéraires pour proposer un véritable métissage mémoriel.
Boniface Mongo Mboussa - Pour une relecture dynamique de Senghor (p. 101-112)
La réflexion qui suit s’intéresse au cheminement de la pensée de Senghor au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Loin de l’image du colonisé aliéné que certains intellectuels ont véhiculée durant plusieurs décennies, il s’agira de mettre en évidence à quel point les réflexions critiques et esthétiques de Senghor, trop souvent négligées, ont permis la progressive affirmation d’un réalisme africain, détaché du moule esthétique et politique qui imprégnait le discours français à ce moment-là. Il s’agit donc de clarifier un parcours qui s’est achoppé aux concepts antithétiques de la raison et de l’émotion, «gros mots» devenus signes d’une polarité ontologique indéfendable.
Regards d’expériences
Jehanne Denogent - Photographies d’Afrique: déjouer les clichés. Entretien avec Flurina Rothenberger et cahier de photographies (p. 115-144)
Photographe suisse ayant grandi en Côte d’Ivoire, Flurina Rothenberger (*1977) a suivi sa formation à la Haute École d’arts de Zurich et, depuis 2004, travaille en tant qu’indépendante sur des sujets liés au continent africain. En 2004, son premier livre I don’t know where I am going, but I’m on the way, publié aux Éditions Patrick Frey, documente la vie quotidienne de plusieurs Africains établis à Zurich. Sa deuxième publication, I love to dress like I am coming from somewhere and I have a place to go, a été conçue par le bureau de graphisme Hammer et publié par le même éditeur en 2015. Le livre regroupe des photographies prises sur le continent africain entre 2004 et 2014. En 2015, Flurina Rothenberger et sa collègue Franziska Kristensen fondent l’association KLAYM qui propose des formations à des photographes et graphistes de pays africains. Chaque workshop donne lieu à un numéro de NICE, magazine réalisé par les jeunes photographes, écrivains et artistes du lieu de production. F. Rothenberger est lauréate de plusieurs prix, notamment le Swiss Design Award; elle expose régulièrement en Suisse et à l’étranger.
Roberto Zaugg - Travelling and writing between England and Nigeria. An interview with Noo Saro-Wiwa (p. 145-154)
Travelling is at the very heart of Noo Saro-Wiwa’s work as a writer and, in many ways, of her life. Born in Port Harcourt, she grew up in England and studied in London and New York. She has worked as a journalist (The Guardian, The Independent, The Financial Times, The Times Literary Supplement and Prospect magazine…) and as a travel guide author (Lonely Planet, Rough Guide). In her award-winning first book, Looking for Transwonderland. Travels in Nigeria (2013), she offers fascinating insights into the diversity and contradictions of Africa’s most populous country, while narrating a very personal journey through her homeland and her family’s history. On April 6, 2017, she gave a talk at the University of Lausanne, discussing the persistence of biases affecting the representation of Africa in literature and journalism as well as the many challenges one faces when writing about this continent in the 21st century.
Natalie Tarr - The language of justice: when the colonial past is invited into the courtroom (p. 155-172)
Dans les tribunaux au Burkina Faso seule la langue française est admise, tel un héritage du colonialisme. Comme les justiciables, dans leur grande majorité, ne parlent pas cette langue officielle, ils ont besoin d’un interprète. L’interprétariat a une longue histoire en Afrique, mais le rôle de l’interprète n’a jamais été aussi mal défini qu’aujourd’hui. L’emploi du français, qui «s’invite» dans les tribunaux du Burkina, est analysé ici comme une continuation du passé colonial et le retour étonnant d’une célèbre figure littéraire.
Regards cinématographiques
Benoît Turquety - Ici et ailleurs: les productions vidéographiques nigérianes, cultures et techniques en réseaux (p. 175-194)
Cet article s’intéresse aux conditions d’émergence et de diffusion, au début des années 1990, d’une réelle industrie de production de films de fiction au Nigéria marquant une rupture avec la production africaine. En utilisant la vidéo plutôt que la pellicule qui impliquait une forte dépendance vis-à-vis de l’Occident, le centre de production prolifère, mêle différentes cultures et formes et s’émancipe peu à peu.
Anaïs Clerc-Bedouet - Destination paix du Nigérian Ola Balogun pour le CICR: un élargissement des perspectives sur la représentation de l’Afrique (p. 195-218)
Pionnier du cinéma nigérian, le réalisateur Ola Balogun est mandaté en 1988 par le Comité international de la Croix-Rouge pour tourner un documentaire qui prendra le titre Destination paix. Balogun se différencie des autres réalisateurs ayant oeuvré pour le CICR depuis 1921 par ses origines: il n’est pas européen, mais africain, plus exactement nigérian. Destination paix présente les actions du CICR dans différents pays dont le Salvador, la Thaïlande, l’Éthiopie, la Somalie, le Zimbabwe et le Nigéria, son pays natal. À ce dernier, Ola Balogun consacre une séquence de six minutes dont la forme contraste fortement avec le reste du film. Cet article montrera que le réalisateur utilise ces six minutes pour représenter, de manière assez inattendue, tout du moins pour le CICR, une «Afrique telle qu’elle existe réellement», représentative de sa propre vision en tant qu’intellectuel.
Bi Kacou Parfait Diandué - Crise culturelle et figures postcoloniales du religieux dans le cinéma africain (p. 219-234)
Cet article montrera l’instabilité de la figure du religieux dans l’Afrique postcoloniale. Le film Au nom du Christ du réalisateur ivoirien Roger Gnoan M’Bala est le lieu de proclamation d’un faux prophète noir, caricature d’une société en perdition religieuse que l’on dirait abandonnée de ses dieux ancestraux. Lauréat de l’Étalon de Yennenga, Grand Prix du Fespaco en 1993, Au nom du Christ raconte les dérives du colonialisme dans l’exploitation pervertie du christianisme et dans l’implosion des croyances traditionnelles africaines. De là, le religieux postcolonial figure une hétérogénéité étrange, origine d’interprétations loufoques qui créent réinterprétation et surenchère des religions coloniales importées. Le cinéma comme la littérature abordent le syncrétisme culturel des pays dominés comme une forme de résistance à l’invasion totale du colonial. Autant les transformations syncrétiques du culturel sont perceptibles comme une profanation du sacré africain, autant elles se déclinent comme la robustesse des structures anthropologiques des civilisations conquises, plusieurs fois millénaires.
Pour conclure
Christine Le Quellec Cottier - Poétique et histoire littéraire: quand l’éthos donne le ton (p. 237-254)
La réception des fictions proposant un imaginaire associé à une ou des Afriques – continentale ou diasporique – est encore fortement dépendante d’une histoire littéraire marquée par des catégories calquées sur le modèle français et souvent fixées par l’origine d’un auteur. Ces critères doivent se renouveler, car ils ne permettent plus de tisser un lien cohérent entre une production née, dans la cadre de la littérature francophone, au début du XXe siècle, et celle de notre XXIe siècle naissant. La proposition vise à modifier les repères de classification en exploitant la scène énonciative des textes, avant d’envisager un retour à l’axe du temps.