Valentina Ponzetto, Jennifer Ruimi — Introduction (p. 7-22)
Texte intégral disponible sur OpenEdition Journals
Réseaux
Guy Spielmann — Théâtre « en » société ou « de » société ? Pistes microsociologiques (p. 25-44)
Qu’est-ce que cette « société » où l’on pratiqua si assidument l’art dramatique au XVIIIe siècle ? À part sa situation hors de l’espace public, ses caractéristiques restent vagues ; on propose ici de les préciser grâce à la microsociologie et l’anthropologie. La taxinomie de Gurvitch (1958) permet ainsi de distinguer entre quinze types de microsociétés ; on constate que le théâtre se pratique dans des groupements structurellement et fonctionnellement très divers, ce qui remet en cause la vision d’un « théâtre de société » en tant qu’objet d’étude unitaire et en tant que genre. Parlons plutôt de « théâtre en société » pour désigner un type d’activité reflétant les contraintes d’un type particulier de microsociété. Les activités théâtrales répondent au modèle de Turner de relation dialectique entre une société fortement hiérarchisée et la communitas, groupement par affinité, dont les membres s’autonomisent de la macro-structure sans pour autant la remettre en cause.
Flora Mele — Justine Favart autrice et interprète : rôle d’une artiste polyvalente en « société » (p. 45-66)
Les théâtres de société furent des lieux d’expérimentation et de liberté d’expression où, en s’échappant de la censure et des contraintes des théâtres officiels, on favorisait l’épanouissement des interprètes féminines et des femmes auteurs. Justine Favart, artiste polyvalente, autrice brillante et femme du dramaturge Charles-Simon Favart, fut omniprésente et toujours en première ligne dans la création et l’interprétation des spectacles du couple qui se tinrent à Bagatelle, chez Madame de Monconseil. Grâce à l’impulsion et aux amitiés de son premier mécène, le roi Stanislas Lesczynski, elle développa un réseau bien étendu autour de cette puissante aristocrate. À travers les manuscrits de ces nombreuses fêtes, cet article montre le rôle de Justine dans l’organisation de ces évènements qui eurent lieu dans un contexte féminin d’exception, permettant à l’artiste de mieux affirmer son statut d’autrice et d’interprète.
Béatrice Lovis — Autour de la Vaudoise Catherine de Sévery, « la Clairon de ce pays-là » (p. 67-86)
L’étude des écrits du for privé, dont les archives vaudoises abondent, éclaire sous un nouveau jour la pratique du théâtre de société en terre romande dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Correspondances et journaux personnels révèlent à la fois le rôle prépondérant des femmes et la fonction éminemment sociale que revêt le théâtre. L’exemple de Catherine de Charrière de Sévery permet de mieux comprendre comment les femmes issues de la noblesse lausannoise se sont appropriées ce divertissement, qui connaît un succès sans précédent dans le Pays de Vaud depuis l’arrivée de Voltaire sur les rives du Léman.
Fonctions
Jennifer Ruimi — Spécificités et enjeux des théâtres de société de Voltaire (p. 89-104)
Si l’histoire littéraire a retenu de Voltaire l’image d’un des plus grands dramaturges de son siècle, elle a peu mentionné le fait qu’il pratiquait le théâtre de société. Or cette pratique n’a rien d’anecdotique ; à la dimension ludique d’un tel dispositif s’ajoutent d’autres fonctions : le théâtre de société voltairien est en effet le lieu d’une réflexion esthétique, il permet à l’auteur de retravailler ses pièces, mais aussi de proposer des innovations dramaturgiques ou scénographiques. Ses théâtres de société sont, en outre, un espace où Voltaire s’affirme en tant qu’auteur libre, dominant le jeu de rapports de forces qui existe dans le monde du théâtre. Pour toutes ces raisons, les théâtres de société voltairiens disent quelque chose du rapport entre le dramaturge et la société.
Blandine Poirier — Le théâtre de société de Germaine de Staël : une forme d’engagement ? (p. 105-124)
Entre 1808 et 1811, en exil, Germaine de Staël compose trois pièces comiques, destinées à un théâtre de société. Auguste de Staël, qui les publie de manière posthume en 1820-1821, leur dénie toute importance, argumentant qu’elles ne sont que des divertissements légers. Or leur contexte particulier de production nous engage à interroger la dimension critique de ces pièces. Railler une volonté de suprématie française et l’omniprésence de l’esprit militaire, n’est-ce pas viser, même implicitement et de manière diffuse, la puissance hégémonique de l’Empire napoléonien ? Le théâtre de société, par la fantaisie qu’il permet, serait alors un espace de liberté formidable, et permettrait la mise à mal de deux piliers de la société impériale française.
Piotr Olkusz — Les théâtres de société et les réformes de la Pologne au XVIIIe siècle (p. 125-142)
Contrairement à d’autres pays européens, le théâtre national polonais (fondé en 1765), premier théâtre public et professionnel non éphémère du pays, doit beaucoup aux théâtres de société en termes de répertoire, de tradition de jeu et même de comédiens. Comme les théâtres de société, il reflète le goût de son organisateur, le roi, et des membres de son parti, engagés à définir son esthétique et ses thématiques. Il a d’ailleurs été créé comme un outil politique, dans le but de promouvoir les idées des Lumières et de nouvelles formes de sociabilité. Cette vocation politique et sociale lie le théâtre public aux milieux réformateurs et en fait parfois une scène progressiste, souvent en conflit avec ses spectateurs, mais représentant les intérêts d’une société proche du roi Poniatowski.
Veronika Studer-Kovacs — Le plaisir de l’Autre. Identités nationales au miroir d’une fête francophone des Habsbourg à Tyrnau (p. 143-168)
En 1765, le Collège académique jésuite de Tyrnau (aujourd’hui Trnava en Slovaquie, en hongrois, Nagyszombat) célébra une fête pour le mariage du futur Joseph II. À cette occasion, la comédie-ballet Le Plaisir de l’Abbé Marchadier (1747) fut retravaillée et mise en scène par le directeur du collège, Matthias Geiger. Le théâtre de Geiger et de ses élèves aristocrates, qui transpose la comédie dans un contexte politique austro-hongrois en gardant la langue originale, balance entre l’espace privé et l’espace public. L’article attire l’attention sur la complexité de la forme théâtrale qui est liée d’une part au mélange des discours exhibé par le texte adapté et, de l’autre, à l’hybridité de l’espace socio-culturel du collège de Tyrnau et du Royaume de Hongrie, état multiethnique et multilingue.
Images de la société
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval — Du socialement correct au politiquement incorrect : pour une typologie de l’« application » (p. 171-192)
L’application, ce glissement vers un élément personnel, est partie prenante de l’écriture et de la performance du théâtre de société en raison de la forte présence du destinataire et des spectateurs. Notre hypothèse est de montrer à travers des textes et des représentations de la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’application, encomiastique ou dénonciatrice, est révélatrice de la société à laquelle elle s’adresse ou qu’elle peint. Elle y prend un tour particulier dû au mélange entre scène et salle, entre auteur, acteur et spectateur. À tous égards, elle semble une piste féconde pour étudier « ce que dit le théâtre de la société » et les relations complexes entre pratique et restitution par les textes mémoriels ou testimoniaux.
Valentina Ponzetto — Représentation de la société dans les proverbes de société (p. 193-216)
Une tradition critique qui accompagne les proverbes de Carmontelle et de Théodore Leclercq depuis leur parution, respectivement dans les années 1770 et 1820, s’accorde pour reconnaître dans ces ouvrages un « miroir » de la société contemporaine. À la lumière de ces témoignages et de leur réception par la critique moderne sur les théâtres de société, mais aussi des acquis de la sociocritique contemporaine, cet article examine la représentation de la société dans ce corpus de proverbes pour en dégager les intentions de leurs auteurs et, en définitive, la valeur sociale des proverbes de société et leur importance pour une histoire culturelle des spectacles entre XVIIIe et XIXe siècle.
Paola Perazzolo — « J’ai mis en manière de comédies moi-même, presque toutes mes idées » : la (petite) société des comédies d’Isabelle de Charrière (1793-1794) (p. 217-230)
Isabelle de Charrière, aristocrate hollandaise résidant près de Neuchâtel, consacre à l’actualité historico-politique plusieurs ouvrages de nature différente – romans, pamphlets, textes dramatiques. Parmi ceux-ci figurent L’Émigré, L’Inconsolable et La Parfaite Liberté ou les vous et les toi, trois comédies composées entre l’automne 1793 et le printemps 1794. Aucune d’entre elles n’a joui d’une représentation publique ou privée, l’auteur ne disposant pas des moyens financiers nécessaires à une pratique, celle du théâtre de société, à l’égard de laquelle elle se montrait par ailleurs fort critique. Les deux premières pièces, axées sur la peinture d’une cohabitation heureuse sur le sol helvétique entre émigrés et autochtones, offrent pourtant à un public-cible de lecteurs-personnages une représentation purement réflexive des dynamiques de son milieu, auquel la dame du Pontet propose en même temps un modèle de conduite. Cette proposition acquiert une valeur d’autant plus politique qu’elle s’oppose au modèle de la propagande montagnarde, dont la violence idéologique lui apparaît comme dangereuse en termes de dissolution du tissu social, et que la valeur performative de la (re)présentation de cette (petite) société suisse idéale est accrue par l’assimilation partielle entre personnages et destinataires-cible.
Représentations
Jeanne-Marie Hostiou — Les théâtres de société « mis en pièces » sur la scène française (1680-1746) (p. 233-250)
La pratique des théâtres de société fait le sujet de nombreuses pièces de théâtre jouées à la Comédie-Française au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Pourquoi mettre en abyme ces petits théâtres amateurs sur la grande scène professionnelle des Comédiens du Roi ? S’agit-il simplement d’imiter une mode qui offre de nouveaux sujets aux comédies de moeurs ? S’agit-il de dénigrer une pratique qui constitue une cible facile pour la satire et la parodie ? Cet article, fondé sur l’étude de seize pièces créées entre 1680 et 1746, montre, plus fondamentalement, comment la mise en pièces des théâtres de société autorise le travestissement d’un théâtre professionnel qui cherche à faire évoluer ses propres pratiques : elle offre un moyen détourné pour mieux se positionner au sein d’un champ théâtral en pleine mutation et conquérir de nouveaux publics.
Ilaria Lepore — Le théâtre de société à l’épreuve de la scène officielle. Les Trois spectacles de Jean Dumas d’Aigueberre à la Comédie Française (p. 251-268)
Les Trois Spectacles, pièce que Jean Dumas d’Aigueberre écrit pour le Théâtre de Sceaux de la Duchesse du Maine, débute à la Comédie-Française en 1729. Dans le prologue de la pièce, on voit sur la scène officielle du Théâtre-Français un groupe d’amateurs de théâtre, réunis dans une maison de campagne et qui s’amusent en jouant de petites pièces. La scène s’ouvre donc sur un théâtre de société : les personnages se préparent à recevoir la visite des voisins. Ce prologue peut être considéré comme un véritable « laboratoire expérimental » où s’élaborent et se testent de nouvelles théories esthétiques. Le théâtre de société se pose donc en position de dialogue avec le théâtre officiel et avec le goût du temps.
Valérie Cossy — Jeu théâtral et vie en société selon Mansfield Park (1814) de Jane Austen (p. 269-290)
Mansfield Park consacre plusieurs chapitres à la mise sur pied d’un théâtre de société par ses personnages et à la manière dont le projet est interrompu par la figure du patriarche. Alors que l’épisode a longtemps fait l’objet d’interprétations simplistes, j’en appelle à la critique récente, mais aussi à Judith Butler pour éclairer la richesse de la référence au jeu dramatique chez Austen, qu’elle interroge en récusant toute forme de binarité entre le vrai et le faux, la vie et la scène, le tragique et le comique. Au sein d’un monde social moderne caractérisé par une performance du consentement, Austen met en abyme le jeu du pouvoir et la condition des femmes grâce au dialogue tissé entre représentation théâtrale et représentation romanesque réaliste.