Stéfanie Braendly: Pour commencer, évoquons ton parcours : qu’est-ce qui t’a amené à devenir traductrice ?
Camille Logoz: L’amour de la littérature (un peu banal, mais vrai), le désir de travailler avec des textes et du texte, le fait que j’ai été inspirée par les meilleur·es (merci et bravo le Centre de traduction littéraire1), et le plaisir de pouvoir organiser mon quotidien relativement librement.
Comment faut-il s’imaginer le quotidien d’une jeune traductrice littéraire ? Parviens-tu à vivre de ton travail de traduction ?
Pas tout à fait, ne serait-ce que parce qu’il y a trop de contingences à prendre en compte : la variabilité des revenus, la difficulté à anticiper, etc. Je complète avec de l’enseignement et des mandats en médiation littéraire (modérations, coordination…), ce qui est loin d’être strictement alimentaire : ce sont autant d’occasions de travailler dans des configurations plus dynamiques, en groupe ou sur des projets plus brefs, ce qui compense certains aspects de la traduction littéraire.
Je passe la majorité de mon temps dans mon bureau, à l’Hyperespace, à Renens. Je m’efforce de prioriser la traduction et d’en faire au moins un peu tous les jours. J’effectue mes autres tâches quand j’ai des baisses de concentration, souvent l’après-midi. Je n’ai pas de routine prédéfinie à vrai dire. J’essaie de faire des résidences de traduction aussi souvent que je peux, c’est toujours là que j’avance le mieux.
Tu viens de publier ta première traduction, Jusqu’au bout des rêves de Wilfried Meichtry, parue aux éditions Cabédita2. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
J’ai été contactée par l’éditeur pour réaliser cette traduction en mentorat avec Isabelle Rüf. J’ai énormément appris au cours de ce travail. C’est la première fois que je me retrouvais face à un livre entier à traduire, j’ai découvert comment je procédais, quels objectifs je pouvais me fixer. Des conseils d’Isabelle, j’ai surtout retiré ceci : ne jamais croire qu’on a vraiment compris, en tout cas pas trop vite, toujours cultiver une forme de doute, cela permet de fouiller le sens en profondeur et de se poser les bonnes questions. Elle m’a aussi aidée à insuffler plus d’élégance à mes tournures de phrases. Enfin, j’ai eu la chance d’avoir une belle collaboration avec l’auteur, Wilfried Meichtry, qui s’est montré enthousiaste pour mon travail et qui m’a toujours répondu avec générosité.
Ce livre, qui retrace la relation de Freddy Drilhon et Katharina von Arx, est issu d’un genre moins répandu en français qu’en allemand, celui de la biographie romancée. Est-ce que la traduction de ce genre de texte présente des difficultés ou des défis particuliers ?
En français, c’est effectivement un genre encore peu répandu ; mais c’est surtout un genre que Meichtry a fait sien et auquel il donne une teinte personnelle. Dans ma traduction, il me tenait à cœur de poursuivre son geste, qui pour moi se réalise principalement à travers deux axes : d’une part, la rigueur scientifique et l’exigence de ses recherches ; d’autre part, la fluidité de l’écriture, entraînante et visuelle, qui rappelle à plusieurs égards son travail de réalisateur. Pour moi, il était important de faire preuve de la même précision dans le choix des mots et dans la transmission des informations, et de restituer ce plaisir de lecture.
C’est également une traduction qui est en lien avec mon projet actuel. En effet, Wilfried Meichtry a lui aussi travaillé sur Iris von Roten et s’est impliqué pour que Frauen im Laufgitter voie le jour en français3. Dans Jusqu’au bout des rêves, Meichtry a également intégré de nombreux extraits de lettres ou de reportages, de sorte que j’ai dû traduire non seulement sa voix, mais également celle de ses protagonistes, Freddy et Katharina. Et il se trouve que le ton de Katharina von Arx me rappelle un peu celui d’Iris von Roten : ironique, volontaire, incisif, avec elle aussi un sens de l’humour acerbe auquel il importe de rendre justice.
Justement, tu te consacres actuellement à la traduction de Frauen im Laufgitter, œuvre clé du féminisme en Suisse, depuis ton confinement en résidence à Rarogne (VS). Comment as-tu découvert le travail d’Iris von Roten et comment ce projet de traduction a-t-il émergé ?
J’ai découvert l’existence de cette œuvre et la vie d’Iris von Roten à l’Université de Lausanne, en suivant des cours en gender studies. Comme d’autres, j’ai été étonnée d’apprendre que son texte visiblement fondateur n’existait pas en français, et cette surprise a grandi à mesure que j’ai pris conscience de l’importance de son travail et de la place qu’elle occupe dans l’histoire féministe suisse. J’ai tout de suite eu envie de la traduire, de me plonger dans sa pensée, de travailler avec sa langue et de la faire connaître. Ça a mis un peu de temps, non seulement pour que le projet de traduction se concrétise et se mette en place, mais aussi pour que je murisse et acquière un peu d’expérience. Au final, cela m’aura permis de passer plusieurs années avec elle et de l’aborder de différentes manières (dans des séminaires, des articles…) avant de véritablement la traduire, ce qui, vu la complexité de son texte, n’a pu être que bénéfique.
L’original est très long et dense, et compte près de six-cent pages. As-tu trouvé un éditeur prêt à publier ce texte particulier, au croisement entre le traité théorique, le manifeste, et l’essai, dans son intégralité ?
Je pense qu’Antipodes, la maison d’édition qui va publier Iris von Roten en français, est idéale pour porter et accompagner ce texte. Il s’agit d’une maison spécialisée dans les textes socio-politiques, avec une affinité pour les textes littéraires, et un catalogue important en matière d’études féministes. La décision a été prise de ne pas éditer le texte dans son intégralité, notamment pour rendre cette publication accessible à un plus large public. Avec Hortensia von Roten, la fille d’Iris, et Elizabeth Keller, spécialiste de l’œuvre, nous avons choisi des extraits dont le volume correspond plus ou moins à la moitié du texte original, ce qui reste considérable. Nous avons eu soin de faire en sorte que cette sélection soit représentative de l’ensemble de l’œuvre.
Qu’est-ce qui te plaît particulièrement dans l’écriture d’Iris von Roten ? Pourquoi, à ton sens, est-il important et pertinent de traduire et de lire Iris von Roten aujourd’hui ?
Iris von Roten est une figure majeure du féminisme suisse par ses prises de position publiques et surtout par son œuvre : elle propose un tour d’horizon très complet de la « condition féminine » de son époque, pour reprendre ses termes, et s’interroge sur les révolutions possibles. Elle produit une réflexion très poussée sur les formes de domination et leurs imbrications. Mais la publication du livre a fait scandale, l’autrice a été malmenée, puis oubliée. Si aujourd’hui, plusieurs chercheur·euses s’y sont intéressé·es et ont permis de rétablir son importance historique et de lui redonner une visibilité, notamment grâce au travail biographique d’Yvonne Köchli4 et de Wilfried Meichtry, elle n’a encore que rarement fait l’objet d’études critiques (à l’exception d’un colloque5) et elle n’est pas vraiment considérée comme une intellectuelle ayant contribué de façon significative à la pensée politique en Suisse.
À mon sens, la traduction permet ces deux choses : la mettre en avant et la faire lire, ainsi qu’une réelle confrontation avec le texte et donc son travail. Mais j’aimerais aussi me distancier de cette démarche réparatrice et la donner à lire comme une autrice d’aujourd’hui. Non pas dans une perspective linéaire, qui viserait simplement à démontrer que de nombreuses questions qu’elle soulève n’ont toujours pas été réglées, mais plutôt pour nous permettre de nous inspirer de la radicalité de sa pensée, qui pour moi dépasse les problématiques de temporalité. Iris von Roten nous force d’ailleurs à remettre en question cet idéal de progrès régulier : sa description des tâches chronophages et cycliques des femmes au foyer qui font tout elles-mêmes pour se montrer astucieuses et économes n’est pas sans rappeler des pratiques auxquelles nous revenons aujourd’hui pour des raisons écologiques, les féministes en tête. Mais au-delà de ses thèses et de la lecture contrastante qu’on peut en faire aujourd’hui, j’ai surtout envie de transmettre cet élan, cette force de la pensée qu’elle a su mettre en mots avec intelligence, humour, complexité et acuité.
Pour finir, qu’est-ce qui te plaît le plus dans le métier de traductrice ?
J’aime que cela se rapproche à la fois de l’artisanat (façonner des phrases, déplacer les composants, imbriquer) et d’une activité intellectuelle (étude du sens, considérations linguistiques, travail de recherche). J’aime aussi la distorsion du temps que cette activité amène : un temps long, lent, qui permet de produire très peu (en tout cas en ce qui me concerne – c’est d’ailleurs aussi une source d’angoisse). Et j’aime que cela permette de renouveler constamment la réflexion autour de questions finalement essentielles : quels sont les mots justes ? comment dire telle ou telle chose ?
1 Le Centre de traduction littéraire (CTL), créé en 1989 à l’Université de Lausanne, fait la promotion de la traduction littéraire par le biais d’un programme d’évènements destinés au grand public, et par un volet de formation. Il offre notamment un programme de spécialisation en traduction littéraire au niveau des études de Master. www.unil.ch/ctl
2 Wilfried Meichtry, Jusqu’au bout des rêves, trad. Camille Logoz, Bière, Cabédita, 2020. www.cabedita.ch
3 Frauen im Laufgitter, initialement publié en 1958, a bénéficié d’un regain de popularité en Suisse alémanique suite à la parution en 2012 d’un livre de Wilfried Meichtry consacré à la relation entre Iris et Peter von Roten, intitulé Amours ennemies. (Wilfried Meichtry, Amours ennemies, trad. Delphine Hagelbuch et Johan Rochel, Sierre, Monographic, 2014)
4 Yvonne-Denise Köchli: Eine Frau kommt zu früh. Das Leben von Iris von Roten. Weltwoche-ABC, Zürich 1992. Réédition : Yvonne-Denise Köchli, Anne-Sophie Keller, Iris von Roten. Eine Frau kommt zu früh – noch immer ? Xanthippe, Zürich, 2017.
5 Olympe. Feministische Arbeitshefte zur Politik, « Offene Worte. Zur Aktualität von Iris von Rotens ‘Frauen im Laufgitter’ », no 28, février 2009. https://frauenarchivostschweiz.ch/files/olympe/olympe_28.pdf