En janvier 2011, Laura Bernardi a terminé une vaste étude menée au sein du projet européen REPRO** - un projet mené en réseau avec d’autres chercheurs sur tout le continent - et qui visait à comprendre les raisons de la baisse de la fécondité en Europe et à la contrer.
«Tout a été une question de hasard dans ma vie». C’est par ces mots que débute notre conversation dans l’atmosphère à la fois bruyante et studieuse de la cafétéria de l’Internef. Laura Bernardi naît à Rome. Son baccalauréat en poche et avec l’inconscience de la jeunesse, elle décide d’étudier ce qui lui plaît. Elle choisit donc la philosophie à l’Università La Sapienza, dans la Ville éternelle. Mais au moment de passer sa licence, les premières questions surgissent quant à son avenir: «Je me suis demandé comment j’allais bien pouvoir gagner ma vie avec ça». Alors, pour trouver sa voie et se forger une expérience concrète, elle part à Liège, en Belgique, dans le cadre du Service civil international.
Bien lui en a pris, car durant cette mission, elle a une sorte de révélation. «J’ai plongé dans des réalités nouvelles, raconte-t-elle. Je m’occupais de femmes migrantes en situation de détresse et de de leurs enfants. Avec des questions très concrètes. Comment leur donner les moyens de participer à la vie sociale en Belgique? Comment soutenir leurs enfants à l’école? C’était fort et intéressant.» A Liège, Laura Bernardi fait la connaissance d’une démographe éthiopienne, qui lui suggère d’effectuer un master dans cette discipline: «Elle m’a dit: tu es curieuse, active et intéressée par le thème des migrations. Ce sont des études faites pour toi.»
Elle commence donc un DEA de démographie à l’Université de Louvain La Neuve, puis elle obtient une bourse de doctorat et décide de rentrer en Italie. Mais elle n’y reste que six mois. « A l’Université de Rome, les conditions de travail étaient difficiles, avec trop d’étudiants pour trop peu de places, explique-t-elle. Je m’étais habituée à un rapport différent entre professeurs et relève». Forte de sa bourse, elle contacte un chercheur du Max Planck Institut pour la recherche démographique à Rostock, et lui demande s’il accepterait de superviser sa thèse, intitulée Personal Relationships and Reproductive Choices: Evidence from a Low Fertility Context, et qui portait sur les réseaux sociaux et la fécondité. «Il m’a accueillie à bras ouverts et offert la possibilité de participer à un travail de terrain qu’il menait en collaboration avec une Université américaine au Kenya, pour étudier les réseaux sociaux et leurs effets sur les comportements démographiques».
Au Kenya, pour sa recherche, elle rencontre les enquêtés. Elle parle avec ces femmes et ces hommes de leur réalité et approfondit les thématiques traitées. Et là, elle se met à aimer le métier de chercheuse. «Un vrai coup de foudre. Quand j’étais enfant, j’adorais poser des questions, ce qui énervait tout le monde, mes parents, mes maîtres d’école, sourit-elle. Et là, soudain, j’avais la possibilité de faire un métier de cette manie. Je pouvais poser la quantité de questions que je voulais. Et ensuite rentrer chez moi, me poser d’autres questions encore avec les réponses obtenues et en faire quelques chose.» Pour Laura Bernardi, qui a besoin de la systématicité de la recherche et de l’échange, ce métier est rassurant. Il permet d’aller en profondeur et de construire sur la base de sa propre curiosité envers les autres.
Son doctorat en poche, elle part faire un post-doc aux États-Unis et en profite pour suivre des études d’anthropologie. «Cette discipline observe la réalité sous différents angles de vue, relève-t-elle. La démographie utilise essentiellement les bases de données chiffrées disponibles. La sociologie et l’anthropologie y ajoutent des entretiens qualitatifs menés auprès des personnes qui font partie des échantillons concernés. Ces entretiens sont indispensables pour comprendre les éventuelles incohérences apparentes dans les données chiffrées. En tant que démographe, l’anthropologie m’a aidée à construire une méthodologie plus complète, plus à 360°.» C’est ainsi que Laura Bernardi élabore une approche inédite chez les démographes et qui allie les deux méthodes de travail, quantitative et qualitative. «Cette approche permet de réconcilier deux mondes, celui des démographes et celui des anthropologues, qui ne parlent pas le même langage et qui, pourtant, étudient le même objet: les populations», explique la chercheuse.
De retour en Europe, l’Institut Max Planck lui propose de diriger un groupe indépendant de recherche pour poursuivre son travail sur la fécondité. Une aubaine. «Les groupes de recherche indépendants financés par la Max Planck Gesellschaft travaillent de manière véritablement autonome par rapport aux directeurs des centres de recherche concernés, souligne Laura Bernardi. C’est pourquoi, j’ai postulé avec enthousiasme et obtenu cette bourse d’une durée de cinq ans.» Résultat, une recherche intitulée The Culture of reproduction publiée en 2004 et portant sur les facteurs socioculturels du comportement reproductif en Europe en relation avec le déclin de la fécondité et l’élévation de l’âge de la maternité.
A l’époque, Laura Bernardi enchaîne les fonds de recherche, puisqu’en 2008 elle obtient le subside européen REPRO en collaboration avec un important réseau de chercheurs et de démographes du continent. Sa contribution porte sur le thème suivant : Intention d’avoir un enfant et comportement: une approche comparative qualitative**. La chercheuse et son équipe essaient d’expliquer comment hommes et femmes forment leurs projets de fécondité. Dans quelle mesure sont-ils stables dans leur propos? Les obstacles perçus à la réalisation du projet sont-ils liés à des motifs économiques? Psychologiques? Relationnels? «L’enjeu était de proposer les politiques à mettre en place pour enrayer la baisse de la natalité en Europe», explique-t-elle.
Elle a tout juste 36 ans quand l’Université de Lausanne l’engage pour remplacer le professeur de sociologie Eric Widmer, qui part à Genève. A peine en poste, elle s’engage avec ses collègues dans une requête de fonds pour créer un pôle national de recherche sous l’égide du Fonds national suisse de la recherche scientifique. La requête est acceptée en avril 2010! Intitulé LIVES – surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie*, ce pôle est hébergé par l’Université de Lausanne en collaboration avec Genève. Il étudie les conséquences de l’économie et de la société postindustrielle sur les situations de vulnérabilité et sur les moyens de la surmonter. Et ce, sur la base des trajectoires biographiques de 25'000 personnes. Laura Bernardi en est vice-directrice. «Cette proposition tombait à pic. C’était génial, dit-elle. C’était le seul pôle suisse en sciences sociales financé parmi une cinquantaine proposés.» Dans le même temps, elle poursuit sa recherche européenne initiée à Rostock et qu’elle a transférée avec elle à Lausanne.
Mère d’un enfant d’un an à peine, elle attend son deuxième bébé au moment de notre rencontre. Et elle aimerait faire passer un message de la part des femmes professeures et chercheuses. «Souvent, les jeunes doctorantes me disent : «Mais alors, si je veux faire une carrière académique, je ne peux pas avoir d’enfants ou pas tout de suite?» C’est très embarrassant et je ne sais guère que répondre. Ici, en Suisse, il est malheureusement difficile de concilier la recherche et la famille. Il n’y a pas d’aide pour les jeunes familles et souvent il revient aux femmes elles-mêmes de compenser cette lacune en dépit de leur engagement professionnel. Nous devons nous débrouiller seules avec les moyens du bord, et j’en sais quelque chose, moi qui attends une place en crèche depuis 18 mois! »
* LIVES Overcoming Vulnerability in the Life Course www.nccr-lives.ch
** Titre du livre publié en réseau: Reproductive decision-making in a macro-micro perspective. Dans ce cadre, Laura Bernardi a écrit le chapitre 5, intitulé: Fertility intentions and behavior in context : a comparative qualitative approach.
Fabienne Bogadi