Allocutions de
Prix de l'Université de Lausanne
Doctorats honoris causa
Dies academicus 2007: Ivan Strenski honoré par la Faculté de théologie et de sciences des religions
Un penseur dans son contexte
Professeur Strenski, vous allez recevoir un Doctorat honoris causa de l'UNIL. Que représente cette distinction sur un plan personnel?
Ivan Strenski: Le travail des universitaires s'apparente à une vocation, au sens des moines fondateurs de nos universités européennes il y a bien des siècles. Nous sommes happés par les lourdes exigences de notre enseignement et de nos écrits, et nous attachons dès lors peu d'importance aux honneurs ou à une quelconque reconnaissance. En fait, celle-ci est si rare que peu d'entre nous persisteraient si notre vocation dépendait d'une approbation extérieure. Pour tout vous dire, je suis donc très surpris par ce généreux geste de reconnaissance de l'Université de Lausanne. Et pour ne pas limiter la portée de votre question, j'aimerais rappeler ici la sagesse de votre compatriote Jean-Jacques Rousseau, qui soulignait à quel point la vie d'un homme est enrichie par la reconnaissance. Outre le fait que cette distinction témoigne de l'importance reconnue aux sciences des religions, je dois dire que je suis très touché par cet honneur, d'autant plus motivant qu'il provient d'une université européenne. Cela re-double ma détermination et j'ai l'impression d'aller dans la bonne direction en réfléchissant de manière comparative sur la notion de laïcité.
On considère comme acquis que la laïcité a le même sens partout, et tout le temps. En outre, on attache à celle-ci une signification négative, la laïcité signifiant alors simplement la négation de ce que pourrait être un point de vue religieux sur les relations entre société et religion, ou politique et religion. Nous savons ainsi que le nationalisme catholique romain de la fin du 19ème et des débuts du 20ème siècle postulait des lois françaises en conformité avec la doctrine catholique romaine. A cette époque, la laïcité se présentait largement comme une négation ou un rejet de ces propositions intégristes. Je me demande si le concept de laïcité s'épuise dans la négation, ou si la laïcité peut aussi exprimer un certain nombre de valeurs positives définies indépendamment de cette opposition aux valeurs religieuses? Cette réflexion s'impose pour la France, mais doit s'élargir à la conception de la laïcité en Turquie. Enfin, une étude comparative de cette question devrait comprendre à mon avis les cas de l'Inde et des Etats-Unis.
En quoi votre discipline peut-elle nous aider à comprendre notre société contemporaine et notre époque?
Je ne crois pas que la religion ait toujours, et dans tous les cas, une influence ou une place privilégiée dans les affaires humaines, du moins pas si nous l'envisageons au sens des traditions établies du bouddhisme, de la chrétienté, de l'hindouisme, de l'islam, du judaïsme... Nous savons que les traditions peuvent avoir une influence, mais celle-ci n'est pas toujours primordiale. L'impact de ces traditions sur les affaires humaines doit être clairement défini et c'est à mes yeux une partie importante de notre travail. C'est particulièrement évident si l'on songe aux polémiques suscitées en France par la fameuse "affaire des foulards", et plus généralement à la question de l'islam en Europe, à l'adhésion de la Turquie ou encore à l'identité chrétienne de l'Europe récemment exprimée par le pape Benoît XVI. Si nous considérons la religion comme une vision du monde (au sens de "Weltanschauung"), il me semble en revanche qu'elle peut faire la différence aujourd'hui, et son étude devient d'autant plus nécessaire pour répondre aux questions soulevées par le monde moderne, au côté des autres sciences humaines et sociales. Nous pouvons notamment apporter notre expertise sur la manière d'aborder les problématiques interculturelles et l'histoire comparée.
J'aimerais souligner à quel point nombre d'événements présents font appel à des notions fondamentales pour les sciences des religions, comme le sacré et le profane dans la violation des lieux saints en Irak, ou dans la création d'un mémorial sur le site new yorkais de l'ancien World Trade Center. Voyez aussi comment les notions de pureté et d'impureté déterminent les comportements relatifs à "l'honneur des femmes" dans certaines sociétés musulmanes, ou comment l'Ouest protestant fuit la notion de sacrifice alors que Al Qaeda, par exemple, épouse cette idée. Vous pouvez également penser à d'autres notions religieuses comme les rituels, les prophéties, les guerres saintes, la justice divine et bien d'autres dimensions et d'autres domaines où l'étude des religions s'est illustrée avec des travaux de grande qualité.
La religion ne guide plus notre vie quotidienne mais nombre de politiciens y font encore référence. Que dire aujourd'hui des relations, dangereuses ou fécondes, entre politique et religion?
Cette relation est certainement dangereuse, mais cependant inévitable. Je ne crois pas qu'un ordre politique et social viable puisse s'épanouir sans une sorte de base commune ancrée sur des principes fondamentaux définissant le «vivre ensemble». La religion traditionnelle a long-temps joué ce rôle et nous assistons à plusieurs tentatives dans le monde musulman d'instaurer dans les arrangements sociaux et politiques modernes les fondements islamiques. La question est ouverte de savoir si ces sociétés vont évoluer d'une façon traditionnelle ou novatrice, toujours est-il qu'elles sont travaillées par cet appel aux croyances et traditions islamiques. En ce sens, le contenu de votre question (le fait que la religion ne guiderait plus notre vie quotidienne) témoigne à mon sens de la propension extraordinaire de l'Europe de l'Ouest à ne pas voir en quoi la religion guide effectivement notre vie quotidienne, ici aussi, sans même parler des Etats-Unis. Enfin, les citoyens de la grande démocratie indienne se-raient-ils d'accord de dire que la religion ne guide plus notre vie quotidienne?
De surcroît, nous pouvons considérer la laïcité comme une vision du monde, c'est à dire comme une sorte de religion, même si le terme ne plaira pas à certains. Car en affirmant la primauté de la laïci-té, on déclare son allégeance à un ensemble de valeurs tenues pour sacrées. En outre, la pré-sence d'un islam fort en Europe oblige précisément les citoyens plutôt irréligieux et laïques à réexaminer leur propre identité et, sur le long terme, à reconnaître ce qui pour cette identité européenne est fondateur et sacré. Selon moi, le problème n'est pas de savoir si la religion guide notre vie quotidienne, mais comment articuler le lien entre religion et vie quotidienne. Les citoyens ont besoin d'une base spirituelle dans leurs engagements politiques, mais si cette spiritualité prend la forme d'un Dieu trop précisément identifié ou d'une tradition religieuse spécifique, on peut s'attendre à des résistances. Quand les forces religieuses envahissent la politique, elles menacent les facteurs spirituels et religieux qui ont motivé l'apparition de ces forces dans le domaine de la politique.
Si vous deviez souligner quelque chose dans votre oeuvre, ce serait?
Disons que dès mon premier livre "Four Theories of Myth in Twentieth-Century History: Cas-sirer, Eliade, Levi-Strauss and Malinowski", j'ai ancré la pensée théorique dans des contextes historiques et sociaux concrets. J'ai voulu démontrer les liens entre texte et contexte, et com-ment l'étude de l'un peut éclairer la compréhension de l'autre. Mon engagement à poursuivre cette exploration peut-être obsessionnelle du contexte ne s'est jamais démenti depuis, et je revendique une grande rigueur dans cet exercice où je ne suis pourtant pas le seul à m'aventurer: localiser un penseur dans son contexte.
Dies academicus 2007: Christine Delphy honorée par la Faculté des sciences sociales et politiques
« La science est toujours politique »
Christine Delphy, vous allez recevoir le Doctorat honoris causa de l'UNIL lors du Dies academicus 2007. Que représente cette distinction?
Je suis très contente de recevoir ce doctorat, qui est un hommage aux études féministes et de genre, et qui reconnaît qu'elles ont toute leur place dans le champ de la connaissance. Cela rompt avec le soupçon permanent d'illégitimité et de non-scientificité qui pèse sur ces études. Certes, ces études sont politiques, au sens large, comme toutes les disciplines des sciences sociales; on doit cesser de voir cela comme un manque, mais admettre au contraire que la connaissance en général est toujours animée par un souci d'action et donc par les valeurs de la société qui entreprend cette démarche de connaissance. Cela rompt aussi avec le traitement de ces études comme un sujet mineur. Cette reconnaissance récente est due justement à la place que la question des discriminations de sexe a réussi à occuper sur la scène proprement politique ces dernières années, ce qui montre encore l'imbrication entre cité et université.
Vous dirigez la revue Nouvelles Questions Féministes avec notre professeure Patricia Roux. Comment voyez-vous le rôle théorique et politique de cette revue?
La revue Questions féministes (1977-1980) fut la première revue se fixant pour objectif explicite de lier les moyens de la science et les objectifs du féminisme. Les termes «études-femmes» ou "études-genre" ou "études féministes" n'existaient même pas encore en français. Nouvelles Questions féministes lui succéda, fabriquée de 1980 à 2001 à Paris, puis, à partir de 2002, à l'Université de Lausanne (LIEGE). Notre revue a donc joué un rôle précurseur, pionnier, et bien que depuis - et fort heureusement - plusieurs autres revues de qualité existent, j'espère que notre spécificité continuera de marquer ce domaine. Cette spécificité est depuis le début et demeure de ne jamais prendre pour argent comptant le mythe de la science pure, de savoir que la science est toujours politique, et de demander à toutes nos autrices et auteurs de chercher et de trouver la pertinence politique de leur recherche.
Le fait d'être femme n'a pas joué en faveur de Ségolène Royal lors de la récente élection présidentielle. Comment expliquez-vous cette absence de mobilisation féministe?
Il est très difficile de savoir si le fait d'être une femme a joué globalement en faveur ou en défaveur de Ségolène Royal; car il a joué dans les deux sens. Beaucoup de féministes ont appuyé sa candidature avec un esprit moins critique que s'il s'agissait d'un homme, tandis qu'il est probable que beaucoup d'hommes - et de femmes aussi -l'ont récusée par principe, comme les médias et les politiques qui ont fait à la candidate un procès en incompétence tout au long de la campagne. Il est évident que le genre de la personne joue un rôle et va jouer un rôle pendant longtemps encore en politique, et l'appel à traiter les femmes et les hommes de la même façon est naïf: pourquoi seraient-elles et ils traités de façon identique là, alors que partout ailleurs dans la société le genre fait une différence énorme, que partout ailleurs femmes et hommes sont traités de façons différentes?
Y a-t-il une question politique et/ou théorique qui vous semble prioritaire et sur laquelle vous travaillez en ce moment?
Je continue de travailler sur les ressemblances et les dissemblances entre les aspects sexistes et les aspects racistes de la structure sociale en Europe, et sur l'imbrication pratique de ces systèmes de hiérarchisation et discrimination.
Dies academicus 2007: L'Anglo-américain Robin M. Hogarth honoré par la Faculté des HEC
« Le problème reste notre intelligence limitée »
Professeur Hogarth, vous allez recevoir un Doctorat honoris causa de l'UNIL. Avez-vous été surpris par cette offre et que représente-t-elle sur un plan personnel?
Robin M. Hogarth: L'annonce de ce prix a été pour moi totalement inattendue et j'estime qu'il s'agit d'un grand honneur, car la reconnaissance des pairs représente au fond l'ultime consécration. Je suis aussi particulièrement honoré qu'une institution aussi ancienne et remarquable, fondée en 1537, me remette ce prix. En effet, l'Université de Lausanne comptabilise un nombre d'années depuis son existence (470 années) qui dépasse de loin celui des cinq universités réunies où j'ai étudié et enseigné (333)!
Vous êtes l'un des pères fondateurs d'une science relativement nouvelle, l'économie comportementale, qui joint la psychologie à l'économie. Quels sont à vos yeux les problèmes majeurs pour notre société?
L'une de mes principales préoccupations concerne ce que j'appelle «le problème de l'intelligence limitée» (the small mind problem). Que signifie cette expression? Pour moi, ce problème est engendré par le décalage temporel entre les changements qui se produisent dans notre environnement et notre capacité à nous adapter au fil de l'évolution. En résumé, les capacités que l'homme possède aujourd'hui ont été développées pour subvenir aux besoins du passé et non à ceux de notre temps. C'est à dire qu'il y a encore peu (à l'échelle de l'évolution), un nombre limité de personnes vivaient en communautés relativement restreintes et isolées, et leur plus grand souci consistait à s'assurer un logis et à se procurer de la nourriture, ceci avec des moyens techniques limités.
En outre, l'homme avait assez peu d'impact sur son environnement. Aujourd'hui, nous sommes bien plus nombreux. Nous vivons principalement dans des centres urbains et notre espérance de vie a considérablement augmenté. Les développements technologiques ont sensiblement réduit les problèmes liés à la nourriture et au logis. Ces avancées ont également transformé la façon dont nous communiquons, les opportunités et les dangers auxquels nous avons à faire face, de même que l'environnement dans lequel nous vivons. Nous sommes passés d'un environnement naturel, auquel l'évolution nous a laissé le temps de nous adapter, à de nouveaux mondes dont la seule constante est le changement perpétuel. De plus, et cela assez ironiquement, les problèmes complexes qui nous assaillent aujourd'hui ont été créés largement par les effets cumulés, à travers le temps, des produits de notre propre intelligence limitée.
Voilà le diagnostic, quel devrait être le remède?
C'est une chose de dire que nous souffrons de notre intelligence limitée, ou d'une vision du monde étriquée, c'en est une autre de savoir comment y remédier. Une dimension importante du problème dépend des actions que nous entreprenons. En d'autres termes, la prise de décision est cruciale. Le domaine de recherche auquel je suis fier d'appartenir contribue à apporter une solution à ce problème, en posant deux questions relatives à la prise de décision. Ces questions sont (1) "Comment les gens prennent-ils des décisions?" et (2) "Comment les aider à prendre de meilleures décisions?" Aujourd'hui, ces questions peuvent paraître raisonnables. Cependant, il est important de rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, la prise de décision était un domaine réservé à la discipline économique, et ces deux questions étaient alors en contradiction avec la logique conventionnelle de l'économie. La première question souligne le processus ou le procédé, autrement dit la façon de faire qui guide la prise de décision. La seconde question ne tient pas pour acquis le fait que les gens, automatiquement, tendent à maximiser les ressources à disposition, à les utiliser au mieux.
Pour terminer, une question plus personnelle: comment votre travail s'inscrit-il dans ce cadre?
Sur le plan scientifique, il serait illusoire de s'attendre à ce que des problèmes majeurs puissent être résolus par un projet unique ou un seul chercheur. Concrètement, l'essentiel de mon travail consacré à ces deux questionnements se décline ainsi: il s'agit d'essayer de comprendre comment les gens peuvent (1) prendre de bonnes décisions en utilisant des méthodes simples, (2) apprendre de leurs expériences, (3) parvenir à des jugements explicatifs, (4) prendre des décisions dans des situations ambiguës, (5) actualiser des croyances anciennes à l'aide d'informations nouvelles, (6) utiliser leur intuition et (7) prendre des décisions en commun. De cela, ainsi que d'autres travaux parallèles, je tire trois conclusions. Premièrement, les capacités naturelles des gens à prendre des décisions leur sont utiles quand il s'agit de décisions à court terme, pour lesquelles ils reçoivent un excellent retour. Deuxièmement, les gens ont du mal à comprendre que le monde socio-écomonique est hautement imprévisible. Troisièmement, enfin, il est possible d'apprendre aux gens à devenir de meilleurs preneurs de décision. Cela dit, la question reste ouverte de savoir si cette amélioration sera suffisante pour résoudre le problème de notre intelligence limitée.
Dies academicus 2007: le Dr Karel Svoboda honoré par la Faculté de biologie et de médecine
L'écorce cérébrale mise à nu
Spécialiste des neurosciences, le Dr Karel Svoboda a réalisé l'exploit technique de pouvoir observer, au jour le jour pendant un mois ou plus, le fonctionnement d'une synapse spécifique marquée avec un produit fluorescent dans le cerveau d'une souris vivante. A l'aide de microscopes bi-photons extrêmement performants - qu'il a conçus et développés lui-même - il peut voir s'ouvrir et se fermer les canaux au calcium qui, par les signaux chimiques qu'ils génèrent, assurent la reconfiguration des synapses en réponse à une expérience sensorielle. La mise en oeuvre de cette technique a révolutionné la recherche en neurosciences, parce qu'elle a permis de faire un lien direct entre les observations structurelles et fonctionnelles de neurones individuels. Elle a fourni la preuve du concept de plasticité de l'écorce cérébrale.
La collaboration établie entre les chercheurs du DBCM-Département de biologie cellulaire et de morphologie de la Faculté de biologie et de médecine de l'UNIL et le Dr Karel Svoboda a débouché sur plusieurs publications parues dans des revues prestigieuses. Elle a permis à de nombreux doctorants et post-doctorants lausannois de séjourner aux Etats-Unis. Elle a surtout été l'occasion, pour tous les chercheurs de ce domaine, de discuter des développements les plus récents de la microscopie bi-photon et de son utilisation dans l'investigation de la fonction du système nerveux. Rencontre avec Karel Svobada, directeur de recherche au Howard Hughes Medical Insitute, Janelia Farm Research Laboratories, Ashburn, Virginia.
Dr Svoboda, qu'est-ce que la technologie a apporté jusque-là et que va-t-elle encore apporter à une meilleure compréhension du fonctionnement de notre cerveau?
Depuis l'époque de Ramon y Cajal, lauréat du Prix Nobel de physiologie et de médecine en 1906 pour ses recherches sur la structure du système nerveux, les neurosciences ont avancé au rythme du progrès de la technologie. L'invention de la méthode du voltage imposé ("voltage-clamp") a permis d'observer le rôle des potentiels électriques dans la communication entre neurones. La mise au point de la microélectrode à tungstène a favorisé des avancées fondamentales dans la compréhension de l'organisation du néocortex. Plus récemment, le séquençage à haut débit d'ADN a révélé divers aspects génétiques des maladies mentales. Une part essentielle de nos propres travaux a été rendue possible par la mise au point du microscope laser bi-photon, une technique d'imagerie qui nous permet de voir dans la profondeur du cerveau d'une souris vivante avec une précision incroyable. Tout laisse à penser que les innovations technologiques vont continuer à faire progresser les neurosciences. Cela requiert bien sûr des investissements conséquents. Mais si ceux-ci sont réalisés intelligemment, ils permettent des percées scientifiques qui les valorisent pleinement.
Quelles sont les grandes questions ouvertes des neurosciences aujourd'hui et comment voyez-vous l'apport des équipes de recherche de l'UNIL à ces développements?
Les neurosciences ne manquent pas de grandes questions ouvertes. Néanmoins, pour que l'une d'entre elles puisse être résolue à un moment donné, il faut que les compétences et les techniques nécessaires aient atteint le degré de maturité suffisant. De mon point de vue, l'un des plus grands défis de la prochaine décennie sera de déchiffrer un circuit neuronal aussi complexe que le néocortex des mammifères. C'est la région du cerveau qui gère la plupart des fonctions cognitives chez l'être humain. Pour comprendre son fonctionnement, nous devons arriver à savoir quels types de neurones se connectent les uns aux autres et quelles sont les propriétés de ces connections. A terme, il s'agit de comprendre comment ce tissu nous permet de percevoir le monde qui nous entoure. Les équipes de recherche du DBCM à l'UNIL ont une réputation scientifique remarquable dans le domaine de l'anatomie et de la biologie structurelle du cerveau. Je pense que ce domaine scientifique est sur le point de subir une révolution qui lui fera rejouer un rôle essentiel dans les développements à venir des neurosciences. Les équipes lausannoises sont bien placées pour contribuer à cette révolution par leurs compétences de pointe dans ce domaine.
Qu'est-ce que cela représente pour vous de recevoir un Doctorat honoris causa de l'Université de Lausanne?
Recevoir un Doctorat honoris causa d'une université de premier rang comme l'Université de Lausanne est en soi une grande joie. C'est encore mieux lorsque c'est l'occasion de venir retrouver des amis avec lesquels vous entretenez des collaborations passionnantes.
Pour des chercheurs engagés dans la société
Que représente pour vous l'attribution du Prix de l'Université de Lausanne?
Je suis très touché par l'attribution de ce prix. J'imagine que c'est mon engagement dans les activités sciences-société qui me vaut cet honneur et je m'en réjouis car cela démontre que la Direction accorde une certaine importance à ce genre d'activité. J'estime personnellement qu'il est essentiel qu'un dialogue s'établisse entre les citoyens et les scientifiques, afin que les premiers comprennent ce qu'est la recherche et que les seconds appréhendent ce qui préoccupe les citoyens.
Quelles sont, selon vous, les initiatives récentes les plus marquantes développées en Suisse en matière de dialogue sciences-société?
La création de la Fondation Science et Cité, dont l'objectif est de favoriser l'établissement d'un dialogue critique entre scientifiques et citoyens me semble l'initiative la plus importante au niveau national. Les activités qu'elle mène, en particulier par l'organisation des Festivals, ont rencontré un assez grand succès. Je relèverai en particulier, lors du Festival 2001, les journées portes ouvertes des Hautes Ecoles qui ont rassemblé sur le site de Dorigny-Ecublens plusieurs milliers de visiteurs. A l'occasion du Festival 2005, j'ai notamment apprécié le laboratoire installé dans l'Espace Arlaud par les scientifiques de l'UNIL et de l'EPFL, ainsi que la création de représentations théâtrales sur le thème des relations entre sciences et société.
Malheureusement, les moyens dont dispose la Fondation sont toujours insuffisants; par exemple, le soutien que la Fondation apporte au Réseau Romand Science et Cité - qui réunit l'ensemble des institutions et des musées romands à vocation scientifique - par l'attribution d'un subside de CHF 80'000.- ne permet pas de créer un réel événement, tel qu'une exposition ou un spectacle. L'autre initiative remarquable, encore unique en Suisse, est l'ouverture par l'Interface sciences-société du laboratoire public de l'UNIL, L'Eprouvette, où les élèves de nombreuses classes et les adultes de tous niveaux de formation peuvent se familiariser avec les sciences du vivant et débattre de l'impact de ces nouvelles connaissances sur la société. Les activités réunies sous l'appellation Anthropos, qui stimulent les rencontres interdisciplinaires, constituent également, surtout lorsqu'elles débouchent sur des débats publics, une initiative importante.
Quelles sont, selon vous, les initiatives à entreprendre, et les obstacles à surmonter, pour favoriser l'engagement des chercheurs dans la société?
Je remarquerai tout d'abord que s'il fut à l'occasion des Festivals Science et Cité relativement facile d'obtenir la participation de scientifiques des sciences de la nature ou des sciences techniques, il a été beaucoup plus difficile d'entraîner les collègues des sciences humaines. Cette situation paraît paradoxale, on s'attendrait à ce que sociologues, politologues, psychologues, économistes ou juristes, en prise directe avec la société, soient particulièrement sensibles aux problèmes sociaux et deviennent les moteurs des tentatives de dialogue avec les publics. Je pense qu'il faut développer les lieux de rencontre entre scientifiques des sciences naturelles et techniques et ceux des sciences humaines.
De ce point de vue, le projet Nanopublic de l'UNIL, qui rassemble des philosophes, sociologues, politologues, ingénieurs, physiciens, toxicologues pour faire le point sur les questions de l'impact des nanotechnologies émergeantes et qui s'ouvre sur des débats citoyens, me semble un exemple à suivre pour stimuler l'engagement des chercheurs dans les débats avec la société. Enfin, afin que les chercheurs soient encouragés à consacrer une partie de leur temps aux relations avec la société, il faudrait qu'ils y soient préparés au cours de leur formation et que cette activité soit valorisée dans leurs curricula, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.